Entre Li Tsuei et moi, il n'y a pas même eu l'espace du monde, car je n'ai rien vu de la facilité avec laquelle ont été franchis, après ces milliers de kilomètres de vol, les quelques 50 kilomètres de distance qui m'ont conduit à elle par les rues de la ville avant de grimper la route vers les monts Yang Ming, à travers une nuit alourdie de six heures de décalages horaires dans les pattes. Entre Li Tsuei et moi, il n’y a eu que la distance que peuvent mettre les hommes dans leur histoire. Deux hommes m’ont conduit à elle avant que je ne la voie enfin, près d’un an après notre première et seule rencontre, au dernier jour du festival d’Avignon. Il faut croire que, de façon voulue ou non, Li Tsuei est de ces personnes plus entourées par les hommes que par les villes. Ni Yann, son ancien élève, un Breton venu me chercher à l’aéroport, ni Grant, son mari, Gallois d’origine, ne sont touchés par la ville ou par le pays. Et, si je reconnaissais une ressemblance entre nous, je me demanderais à quel point je pourrais être aussi de ceux qui traversent les villes et les pays transportés vers une seule femme. N’importe ! Nous y sommes.
Entrée dans les lieuxElle évolue comme je l’imaginais, dans un espace anachronique, hors du temps, où la technologie contemporaine côtoie les pratiques de tradition ancestrale. Deux lampes rouges éclairant la nuit : un autel de prière bouddhiste en guise de vue première. Elle apparaît, je ne sais d’où, je ne connais pas encore bien les lieux, petite et menue, même sourire modeste, même yeux pétillants d’amabilité que l’an passé. Je l’embrasse, heureux, somme toute, de tant d’obstacles enfin dépassés.– Bonjour Jean-Jacques. Je ne vous ai pas présenté mon mari, Grant ?(Plus tôt deux fois qu’une ?)– Non, réponds-je en riant, mais nous nous sommes déjà croisés, Yann nous a présentés l’un l’autre en déposant mon sac de voyage. Alors re-bonjour Grant que je salue à nouveau. Merci de me recevoir chez vous.Triomphe piaculaire sur ces heures d’affliction où j’étais devenu malade à la lecture de quelques phrases dans un imail où Li Tsuei m’avait appris qu’elle vivait avec son mari. Je les envie, ces deux là, d’avoir su allier leurs efforts dans un quotidien de création artistique. De l’amour et de sa cristallisation après StendhalIl y a longtemps que j’ai cessé de croire à l’amitié entre un homme et une femme quand l’un des deux est attiré par l’autre, seulement, dans ce contexte, il me fallait me rendre à l’évidence. Je m’étais résolu à vivre l’épreuve comme une expérience à tenter et je dois admettre que, jusqu’à présent, ça me rendrait presque assez fier de la situation telle qu’elle se présente. C’était Danièle Cuny, de NAJE (Nous n'Abandonnerons Jamais l'Espoir), qui avait eu à ce sujet les mots qu’il fallait pour répondre à mon angoisse devant la situation telle que je l’avais exposée, de l’amour impossible :– Le plus heureux des deux, c’est celui qui aime. Être aimé est secondaire.Nourrir les sentiments en premier, et garder pour soi les élans éprouvés ? Diable !...Un art universel parle aux êtres à travers les formesFort de cette évidence, je (p)réserve la forte impression sensuelle qui se dégage d’elle, et je me concentre essentiellement sur l’aspect professionnel de l’entreprise : permettre à un genre théâtral nouveau, fondé sur le Qi gong, de toucher un public sensible aux arts et à l’évolution du monde. Je ne sais pas si c’est véritablement ce qu’il est habituellement convenu d’appeler un projet politique (le politique seul m’emmerde profondément, surtout celui des partis et des gouvernements, quels qu’ils soient), mais ce n’est pas non plus, et loin s’en faut, un simple projet artistique (l’art pour l’art et les expériences esthétiques, la plastique des formes avant tout, ça alors, oui, ça m’emmerde davantage encore que le politique, par l’inanité, la vanité et l’outrecuidant mépris pour les cultures des gens populaires, nos contemporains).Ce dimanche soir à mon arrivée, je passe donc ma soirée et la journée du lendemain à tenter d’expliquer à mes hôtes la démarche qui est mienne et les raisons de ma présence avec eux : m’imprégner de la substance de leurs spectacles, assister de l’intérieur au processus de création, m’habiter de ce qui les habite et scruter nos fantômes communs, les spectres concrets, matériels, bruts de fabrication qui nous dépassent et passent à travers les générations en direction des vivants pour en retirer la matière d’un écrit. Ou deux. Le sien, d’abord. Et, quoi qu’il en soit, le mien, ensuite, dont une partie sera la transmission de ce séjour près du Shang OrienTheatre sur mon blog.
Le livre de Li Tsuei pourrait être publié en décembre 2011 (avec la traduction de Pascale Wei-Guinot). Pour cela, Li Tsuei doit rendre un texte définitif. – Traduit lui-même par qui ?... Ses élèves francophones pourront-ils saisir des parties des représentations auxquelles ils ont participé ? La suite au prochain article.