Le spectacle de Sun Li Tsuei est une performance d’actrice seule accompagnée de figures chorégraphiées sur un motif qui pourrait s’apparenter à celui du dépouillement.
Il s’agit d’une série de saynètes colorées et intenses sur les thèmes chamaniques de la renaissance après la mort, et que l’artiste associe judicieusement à celui, plus occidental, de la vanité. Le passage sur terre est exploré à travers plusieurs figures intemporelles avec un talent particulièrement varié où chaque lieu commun de l’existence est littéralement (re)visité, à tous les sens du terme.
La naissance, la mort, les événements de la vie s’y trouvent métaphorisés en vêtements qui pourraient aussi bien représenter autant de peaux dont on se dépouille et dont les défroques vont pouvoir être reprises par ceux qui s’en accommodent ensuite. C’est un spectacle de découvertes sensibles et d’ouvertures vers d’autres ailleurs possibles, à chaque fois plus lumineux.
D’ailleurs, si transcendance il fallait y voir, elle irait jusqu’au gigantisme de l’impressionnante divinité aux multiples facettes qui trône au fond, et dont, en dépit de son opulente magnificence, on pourrait, en s’identifiant au personnage sur scène, continuer d’enlever son apparat d’ors et de lapis-lazuli : un acte humain, pas moins curieux que révolté dans ce déroulé narratif sans psychologisme ni politique, et qui en révèle ici comme le vide, abrupt et cru, déroutant, constitué d’une armature en creux dans laquelle on se débat pour ne pas en rester prisonnier ou dont on ne peut sortir qu’en basculant, renversé et retourné, nu, meurtri, tout en lambeaux et vulnérable.
Les scènes de mime reprennent avec finesse les classiques de Marcel Marceau, notamment celui de la maternité, où une vision universelle de l’accompagnement des enfants s’impose d’évidence. Les scènes de marionnettes ne sont pas d’une moins grande tenue symbolique puisque, entre autres moments, on pourrait homériquement qualifier l’Enfant de la jambe au pied celui dont les orteils s’animent et qu’on recouvrira en le berçant, ou les Fiancés aux grands voiles ceux qui s’envolent dans le même élan que les bras de leur manipulatrice...
Ce sont de délicats fragments de vie qui entrecroisent les genres et les histoires sans lieux ni lois. Ni liens. Les articulations s’effectuent par des passages de personnages chtoniens, ou démons du monde des morts, qui peuvent dérouter le spectateur, ou lui laisser le temps de rêver à l’épisode passé, sinon, de se préparer à ce qui va suivre. La lenteur mesurée des figures évoquées est un constant recommencement, depuis la nudité des lymphes aux peaux fibreuses et jusqu’au ravissant lustré de vêtures précieuses aux lueurs chatoyantes ; et cette lenteur (r)appelle la fixité des tombeaux de nos gisants ; elle conduit pas à pas chacun, chacune, ici et autre part, sur le chemin de la méditation et des souvenirs.
Intermèdes sautillants de lampions lumineux et de masques chevelus colorés, regards fixes envoyés au public, planches promenées à la dérive, il y a de ces images nouvelles qui passent vous bouleverser en une fraction de seconde, sans jamais heurter, selon des rituels qu’ont progressivement appris à s’inventer, au fur et à mesure qu’ils se sont aprivoisés ici, les acteurs et leurs publics. Simultanément amusantes et émouvantes, ces figures n'en sont pas moins venues de nos terres, de nos jardins, de nos routes, elles sont fabriquées de bric et de broc avec un art consommé de la métamorphose : la souplesse de brins de roseaux, l’élégance de fibres de tissus flottants, le lissé de feuilles de soie, tous ces petits riens de notre quotidien communiquent une forme complexe et élémentaire à la fois où peut s’installer la paix de soi, une réconciliation avec les autres dont on partage, si différents qu’ils soient de nous, le même destin, cependant.
On devine qu’une pareille chorégraphie existe surtout grâce au croisement de plusieurs expériences, parfois douloureuses, mais sans doute patiemment intégrées et vaillamment dépassées, un mode de vie proche des éléments naturels, des sensations mûrement identifiées, sagement intégrées ; et c’est, au final, une simple et belle histoire d’amour, également, où les instruments rares vibrent à l’unisson de ces cœurs battants de vie, avec l’accompagnement du directeur musical Grant Bailey.
C’est de l’ordre de la tendresse, une sérénité d’artistes qui ont su dépasser certaines épreuves pour parvenir aujourd’hui à la maîtrise de leurs techniques au service d’une pensée à la fois élémentaire et vitale.
Taipei, ce jeudi 6 mai 2011, Jean-Jacques M’µ