La sortie d'un numéro de plus de la revue lancée en septembre 2011 par Paul Ariès sous le nom « Z’Indigné.e.s » est l'occasion de rappeler à travers son historique quelques évidences trop ignorées autour de ce terme si banalisé dans les conversations qu'il empêche toute prise réelle des actes par l'expression de nos pensées, ou, dit autrement, tout réel recul intellectuel. Nous sommes en effet quelques-uns tout de même à vouloir rappeler depuis l'utilisation de ce vocable que le succès de ce mot à la sonorité de clochette est moins un effet de mode qu'un vulgaire raccourci linguistique de plus, dans la panoplie du prêt-à-penser, aussi bêtement réducteur (et pour cause !) que tous les autres qualificatifs utilisés en langue quand ils ont la prétention de vouloir dire les concepts et les événements politiques.
Des « Indignés »
Ariès n'est heureusement et bien évidemment pas le pire qui pouvait récupérer le nom, mais (ne désespérons pas de l'habileté de nos adversaires politiques) cela peut aussi attirer d'autres mouches autour de ce miel lexical qui rapporte beaucoup beaucoup beaucoup d'argent en même temps qu'il abuse les esprits qui y mettent, eux, comme toujours, d'ailleurs, à l'instar de l'auberge espagnole, tout ce qu'ils veulent, sauf, le plus souvent, ce qui est la réalité du terrain, car s'il est un adage bien répandu en politique, c'est que les idées n'engagent que ceux qui y croient.
La presse française lance la connotation politique du mot
D'abord timidement lancé avec les manifestations place Syntagma d'Athènes, le mot « Indigné » s'est plus fermement imposé à propos des événements de Tunis en décembre 2010 après l'immolation de Mohamed Bouazizi. Il s'agissait alors, pour le NouvelObs, pour Libé, pour le Monde, vite suivis par Le Figaro (sauf erreur pas trouvé d'occurrence « Indigné » dans L'Humanité de cette période), de plaquer sur cette situation de colère insurrectionnelle inédite une formule rapide, qui fasse sens et image à la fois, et à la portée de leurs lectorats, qui en France et dans le monde francophone, avaient alors tous en tête le fameux succès en librairie de l'opuscule homonyme de Stéphane Hessel.
La concurrence du printemps arabe (sic !)
Cette présentation des faits (cette qualification, pourrait-on dire, par le terme "Indigné" comme action politique) s'est aussitôt accélérée avec les événements de janvier 2011 en Égypte, et de février 2011 au Maroc, sans compter mars 2011 avec la Libye, la Syrie et la Jordanie... mais l'expression « printemps arabe » venait alors supplanter la première formulation en rivalisant dans les unes des journaux... Reste qu'en coulisses, le mot "indigné" continuait de servir dans les discussions et qu'il n'aura pas manqué d'être très vite repris par les grands communicateurs du propre parti de Hessel, le PS, en se transformant en argument de pression pré-électoraliste, notamment chez les ségolinistes qui ont vu là le moyen de s'appuyer sur la spontanéité des colères populaires légitimes comme d'une image à portée symbolique forte (cf, il leur fallait, à l'époque, donner une dimension plus acceptable de la fameuse "saine colère" de Ségolène Royal lors de son débat télévisé pour les présidentielles, en avril 2007, le terme était décidément bienvenu, et, pour tout dire, inespéré !...)
15 mai 2011 !... le manifeste espagnol !
Un élan formidable au discours irrécusable !... Le monde entier apprend, du moins en Occident, cette forme de protestation qui prépare de nouvelles formes de vie en société à partir des envies, des colères et des intérêts des personnes qui se retrouvent pour répondre à leurs propres interrogations. Le phénomène est perçu comme nouveau par la petite bourgeoisie française, même si depuis plus d'un demi-siècle les Sans-Terre du Brésil (MST), et depuis vingt ans les zapatistes du Chiapas (EZLN) opèrent de la sorte. Il n'est pas de petit déni, il n'y a que de grandes omissions à vocation idéologique. Et donc, la presse espagnole (El País, en tête) reprend le flambeau de la terminologie française qui commençait à s'assoupir. Los Indignados deviennent une référence proprement journalistique, car, sur place, les manifestants se disent essentiellement, du nom de l'appel, « quincemayistas ». Ensuite, les marches sans frontières, vers Bruxelles ou vers Athènes, ne cesseront de vulgariser progressivement le mot comme une sorte de bannière, pour entrer en relation avec les gens sur la place et dans la rue, c'est, dans l'esprit du public, l'étendard des luttes pacifiques modernes contre les systèmes institués de l'idéologie dominante. Le film de Tony Gatliff, largement soutenu par la presse de bonne gôche n'a pas non plus été pour rien dans cette débauche de la pensée.
« Ils ne nous représentent pas ! »
Que des mouvements de ras-le-bol populaires qui ont spontanément réussi à renverser des dictatures en dépit de toutes les prévisions passent sous la coupe de l'impératif « Indignez-vous ! », c'est une pirouette elliptique parmi les plus sournoises et perversement odieuses qui puissent s'imaginer, car il y avait alors pour l'équipe ségoliniste la perspective des primaires de l'automne 2011 insufflée par la prodgieuse ascension d'Arnaud Montebourg soutenu par les analyses des conseillers du think tank Terra nova, et ce qui a fait dès lors de ce mot "Indigné" dans la bouche du PS l'une des cache-sexe vertueux les plus efficaces de la propagande politique par son imprégnation dans les esprits, mais dont les effets n'ont pas fini de se faire sentir, y compris par la négative, en retournant comme un boomerang contre leurs propres auteurs, mais c'est anticiper ici sur les enjeux franco-français de basse politique politicienne. Pour dénoncer cette forme insidieuse de récupération électoraliste, les Indignés français, qui ont très douloureusement vécu les expulsions injustes et injustifiées de la Bastille en mai 2011, vont plus que jamais reprendre le slogan né en Espagne « Ils ne nous représentent pas ! » et se démarquer de tout clientélisme.
Le caractère apartidaire du mouvement en fRance à l'approche des élections présidentielles
Un débat mine les acteurs du terrain : va-t-on participer d'une abstention active revendiquée ?... ou bien va-t-on créer un parti indigné ?... Une troisième hypothèse, voulant rejoindre le candidat le plus proche de ce que chacun pourrait concevoir du mouvement "Indigné" se déchire entre FdG et NPA, c'est de toute façon une piste inacceptable. Les geeks, les hackeurs, les blogueurs et tous ceux qui maîtrisent l'outil informatique se sentent suffisamment proches du Parti Pirate pour s'en rapprocher, mais le mouvement des Indignés se reconnaît mal dans les attendus de discours maîtrisés par une direction, si collégiale soit-elle. Sans s'organiser pour autant en mots d'ordre, c'est donc la première voie qui sera adoptée, et la suite montrera que chacun restant isolé devant l'inévitable vague de mécontentement que représentent les très forts taux d'abstentions, ce sera donc une formidable force d'inertie qui n'aura pas su s'imposer au printemps 2012 face aux forces centripètes des partis en lice. Les militants réclament le respect du terme initial du manifeste 15M : la réelle démocratie maintenant, faite par tout groupe petit ou grand, se donnant les règles de fonctionnement pour décider les positions à prendre pour l'intérêt général.
Sans frontières
Juillet 2011, les « Indignés » de Tel Aviv réclamaient des droits sociaux, mais leurs revendications ignoraient la situation de leurs voisins palestiniens, ce deux-poids deux-mesures permet de comprendre alors, mais à retardement, qu'on ne peut plus se réclamer d'un mouvement de fond aussi large que celui du 15M espagnol sans penser les peuples frères. Il ne s'agit pas de lutter par nationalités ou par catégories, mais de lutter ensemble, gens du peuple, contre les oligarchies gouvernantes. Les Espagnols de Madrid soulignent en décembre 2011 cette position nécessaire de la fraternité solidaire inconditionnelle des révoltes populaires, notamment en Syrie. Mais même un an après, le 14-15 juillet 2012, la coordination des « Indignés » (sic) de France n'aura toujours pas pris la mesure de cette nécessité de transfrontalité en dépit de l'idée même de nation (et, par conséquent d'internationalité ou de transnationalité, car après tout, ce sont bel et bien les Nations Unies elles-mêmes qui, depuis l'après-guerre, décident unilatéralement du sort et des droits accordés ou non aux peuples du monde chassés de leurs terres, comme les Palestiniens, les Sahraouis, et, des siècles encore longtemps avant eux, les peuples autochtones, d'Inde, d'Australie, de Taïwan, d'Amérique du sud...).
Attaquer le monde de la grande finance d'affaires
À l'automne 2011, l'occupation surprise de la bourse new-yorkaise par Occupy (W)all street visait davantage le cotage économique que les comptes bancaires, et de ce point de vue, les objectifs premiers sont non atteints, mais l'idée s'installe trè vite dans les cercles militants et de réflexion d'un autre rapport à l'argent : l'emploi et la richesse n'ont pas à être liés. Les idées sur le revenu universel de base prennent un nouvel essor grâce au mouvement Occupy, bien sûr, les solutions divergent, certes, et le débat reste entier, mais les monnaies complémentaires se répandent progressivement dans les villes, notamment le Sol-Violette, à Toulouse, devient un réel mode de rapport à l'économie, grâce à la circulation des richesses par cercles géographiques. L'autonomie (étymologiquement : « la loi de soi ») se réfléchit de plus en plus comme la libération de toute loi externe, religieuse, politique, scientifique, technologique, financière ou morale ; l'indépendance comme une loi qui part de soi, et non plus qui tombe sur soi : le manger local et la souveraineté agro-alimentaire entrent dans les habitudes de consommation.
L'appel de Stéphane Hessel sur Mediapart
La parution le 6 avril 2012 sur Mediapart d'un appel de Stephane Hessel à voter utilement dès le premier tour pour François Hollande, candidat de son propre parti, fait prendre conscience à ceux qui l'ignoraient encore que la propagande est un jeu de masques, un jeu de dupes, où tous les dés sont pipés, tous les coups permis. Les Invités de Médiapart ont beau jeu alors de présenter Hessel comme « le Père des Indignés » (sic !) ; avec tout ce jeu de majuscules, ce paternalisme en trompera pourtant encore quelques autres, et pas des moins avertis, qui iront jusqu'à confondre les intérêts objectifs de la population à leurs propres sympathies pour la personne du vieux résistant !... Les Indignés se retrouvent consensuellement autour d'une transformation de la Constitution, mais les positions vont diverger entre les diverses formes d'assemblées constituantes et de modes de scrutin... Le tirage au sort est évoqué en prenant l'exemple de l'Islande, qui, pourtant, ne procède pas selon le principe d'une personne une voix, ce qui est ignoré de presque tous, et laisse dans l'illusion d'un modèle encore jamais appliqué de manière véritablement démocratique.
Le temps des confusions
La confusion ne s'arrête pas là. Les gauches, toujours aussi divisées qu'en 1930, se rallient à des haines autour de leurs crispations communes contre l'argent et les richesses. Confondant le besoin de justice sociale avec la lutte contre l'ennemi capitaliste que ne représenterait à leurs yeux que le seul épouvantail américain, les partis politiques acceptent d'ignorer les rebelles syriens parce qu'Hugo Chavez, le président du Vénézuela à l'époque, est l'ami du chef de l'Iran Ahmadinnejad, pourtant indirectement impliqué dans le conflit, non tant par son alliance avec le parti baassiste au pouvoir en Syrie depuis 40 ans sous la férule du clan mafieu qu'est la famille Hassad, mais par réflexe anti-sémite, ce qui est autrement plus grave et que ceux qui se déclarent « Indignés » (sic) n'ont pas davantage compris que le reste de la population française. L'intellectuel d'extrême droite Alain Soral, son équipe Égalité & Réconciliation, Alain Dieudonné vont soutenir les politiques anti-américaines trop soumises à leurs yeux à ce qu'ils appellent "le lobby juif" (sic) terme pourtant manifestement antisémite, mais que chacun utilise complaisamment, y compris chez les Indignés, eux-mêmes malgré la prudence des comptes rendus de réunion. La participation au forum de la réelle démocratie mais maintenant du Teil sera mise en cause par la présence d'Étienne Chouard, qui dénonce le système monétaire sans solution de rechange, et qui parle de garantie constituante à travers le tirage au sort. Autant d'aberrations qui sont peu et mal questionnées dans le mouvement.
L'objection de croissance...
Que dès la première année, Paul Ariès ait pensé à changer le nom de sa revue Le Sarkophage en prévoyant la fin du règle de Nicolas Ier, c'est plutôt une bonne chose que ce soit en pensant au nom des Indignés. Ce serait presque la pudibonde insertion du « .e. » et le Z d'autodérision qui seraient à discuter à propos des mentalités qu'elles contiennent, mais l'occasion viendra d'y revenir en substance, car le débat serait trop long ici.
... mise à mal par un néo-fascisme pas toujours évident à déceler
Le parcours historique doit surtout mentionner le renforcement de forces d'extrême-droite qui ne sont pas tant, pour le moment, du moins, en France, dans l'extrême violence de groupuscules para-militaires comme on aura pu voir avec l'Aube dorée, en Grèce, que dans l'insidieuse ingestion des propos repris autour de nous. Il y a un néo-fascisme xénophobe et raciste derrière les discours protectionnistes et sécuritaires du prétendu “bon sens économique” véhiculé par les notions d'obéissance aux autorités, y compris quand leurs polices ne servent ni la loi, comme à la ZAD de NDDL, ni les droits humains, comme avec les Rroms, les porteurs du voile islamique et les sans-papiers.
La mort violente, au mois de mai 2013, d'un militant antifasciste aura permis de déceler les divisions entre ceux qui stigmatisent toute expression d'idéologies néo-fascisantes, et ceux qui refusent toute expression de quelque parti qui soit et qui se déclarent Indignés contre n'importe quelle manifestation de pouvoir.
Enfin, les manifestations du printemps dernier des familles contre le mariage pour tous se sont prétendues « Indignées », et les protestations de militants de la réelle démocratie maintenant n'ont servi de rien quand ils se sont vus renvoyer au mouvement espagnol lui-même. La propagande fait hélas son chemin, et les réactions ne sont pas toujours à la hauteur des menaces qui pèsent sur nous.
Les indécis ?...
La mort de Stéphane Hessel n'aura pas clarifié les données de la question. Se référer à la résistance et à la déclaration universelle des droits humains, c'est un incontournable. Mais le culte de la personnalité perturbe le travail de réflexion.
Jean-Jacques M’µ