Vous avez atteint votre seuil de non-rentabilité. Vous êtes inactif depuis 2 jours, 1 heure, 36 minutes et 36 secondes. Vous allez être mis en relation avec La Borne.
(Jingle)
Au début, dos à dos, présentant leurs profils, le père et le fils, mine farouche...
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Ils sont assis sur un pivot qui tourne en permanence, avec un rythme régulier, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre…
En même temps que le père se trouve face à l’écran :
– LA VOIX DE LA BORNE : Bonjour, merci de vous identifier…Authentification en cours ;Bonjour JJ M’U,Vous avez 69 ans depuis le 9 9 1999…– LE PÈRE : Ah non, y’a erreur ! en 1999, je faisais seulement 47 ans et d’ailleurs, j’en fais 20 de moins, tout le monde vous le dira.– LA VOIX : À moi, personne ne dit rien. Merci de corriger vos données. (jingle)Poursuite de la rotation. Le fils est progressivement arrivé face à l’écran à son tour :
–LA VOIX : Bonjour. Merci de vous identifier… Authentification en cours…Bonjour Denis Masot, 19 ans le 17 juillet dernier. Veuillez valider. Merci.Jeudi 4 novembre 2010. Vous avez été interpellé pour pose de machine infernale sur voie publique. « Daucus carota ».– LE FILS : Ah !... les carottes !?... – LA VOIX : « Pendant les grèves sur les retraites, devant la banderole d’occupation du lycée, a placé un lot de carottes reliées à un dispositif avec réveil… »– LE FILS : Fallait réveiller la rue.– LA VOIX : « … réveil réglé sur alarme. Les forces de l’ordre… »– LE FILS : Le désordre c’était les réformes. Le rappel à l’ordre, je l’ai provoqué à ma façon, voilà tout. Mon truc n’était pas branché et les carottes, même pas cuites. – LA VOIX : « … Les forces de l’ordre ont statué non-lieu. »– LE FILS : ... et bœuf-carotte !Poursuite de la rotation. Retour du père en place de face (2)
– LA VOIX : Les mains des poches !– LE PÈRE : C’est ce que me disait toujours mon père.– LA VOIX : Là, c’est moi qui vous le dis : ôtez vos mains des poches.– LE PÈRE : Surtout quand c’est pas les vôtres, hé hé hé !... euh, bon !...– LA VOIX : Humour décalé. Noté. Un point retraite de plus.– LE PÈRE : Et ce point, il est pour moi ou pour vous ?...– LA VOIX : Question décalée. Deux points retraite supplémentaires.Poursuite de la rotation. Retour du fils en place de face.(2)
– LA VOIX : Denis, vous cherchez un travail…– LE FILS : En trois dimensions. – LA VOIX : Attention, il faut les lunettes rouges et bleues.– LE FILS : J’ai.– LA VOIX : Fabrication maison !?.. Félicitations, Denis.– LE FILS : Je propose ce que je sais, je sais ce que je propose.– LA VOIX : Et vous préférez quoi ?– LE FILS : C’est ce que j’aime que je préfère. Pas vous ?– LA VOIX : J’aime, je préfère. Réponse acceptée. Passage en zone d’attente.Accélération du processus de rotation du pivot d’assise jusqu’à affolement de la machine.Retour du père en place de face. (3)
– LA VOIX : Pourquoi l’apostrophe entre les lettres M et U des initiales de votre nom ?– LE PÈRE : L’apostrophe, c’est la particule des gueux.– LA VOIX : Vous êtes gueux ?– LE PÈRE : En tout cas, de père en fils on n’est ni aristo ni bourgeois, ça, non !...– LA VOIX : On naît ?... Veuillez valider s’il vous plaît. Vous avez un accent.– LE PÈRE : Ben vous voyez ! vous le dites vous-même : entre les lettres du nom de mon père et de celui de ma mère, y’a toujours eu l’accent.– LA VOIX : Du nez. Vous avez un accent du nez.Arrêt de la machinerie. Le fils se trouve de profil, à gauche, et le père, également de profil, à droite.
– LA VOIX : Vous avez un problème de travail.– LES DEUX ENSEMBLE : Ben, y’en a pas ! Je veux faire du service au public.– LA VOIX : Pas les deux à la fois, s’il vous plaît.– LE FILS : Je veux travailler, mais on me propose des petits boulots peu payés, sans garantie et précarisés.– LE PÈRE : Je veux arrêter de travailler, mais on me propose ou bien une retraite au rabais, ou bien de travailler en donnant mon argent à des caisses jusqu’à 67 ans. Dans les deux cas, je suis précarisé. Mon fils aussi. Personne ne peut aider l’autre.– LA VOIX : Patientez, nous allons vous trouver une solution.(jingle)La machine se règle et se dérègle, d’abord en tournant dans les deux sens, ensuite en montant et en descendant de façon imprévisible, avec chaque fois, tantôt le visage du père, tantôt celui du fils face à l’écran.Retour à la situation avec le fils face à l’écran. (quatrième retour du fils de face)
– LA VOIX : Denis, nous avons trouvé un emploi pour vous. Vous serez Paveur de bonnes intentions.– LE FILS : Ah ?... et ça consiste en quoi ?– LA VOIX : À chaque bonne intention qu’expriment les autres, vous mettez un pavé sur la voie publique.– LE FILS : Comment ?– LA VOIX : Comme ça. (Il reçoit un pavé sur les pieds)– LE FILS : Aïe !... Vous m’avez écrasé le pied !... – LA VOIX : Ce n’est rien, ça passera. Préparez-vous pour la suite, les bonnes intentions, il en vient de partout.(Un voile – type rideau de photomaton – tombe brusquement. Le fils cherche à en soulever un pan : mystère !...) – LE FILS : Bin mince alors !... Quelle intention derrière tout ça ?Rotation de la machine. Retour de face du père. (4)
– LA VOIX : JJ M’U, vous pouvez changer de poste en vous adaptant.– LE PÈRE : Ah ? Ben oui, je veux bien. Dites-moi.– LA VOIX : Paveur de bonnes intentions. Vous ne connaissez pas ?– LE PÈRE : Oh, si. Toute ma vie, je n’ai connu que ça, les bonnes intentions. L’enfer. Pas très envie d’y retourner…– LA VOIX : Cette fois, avec les techniques modernes, ça s’est perfectionné. Vous allez voir. Attention, c’est parti !– LE PÈRE : (évite un pavé sur sa droite, et un autre sur sa gauche) Le système s’est déréglé ! Arrêtez-tout !– LA VOIX : Tout est normal. Détendez-vous, nous avons de nouvelles bonnes intentions à vous proposer.Rotation de la machine.Retour de face, cette fois du père et du fils ensemble. (5)
– LA VOIX : La règle est simple. Vous connaissez le train de Paris ?– LE PÈRE ET LE FILS : Le train de Paris ?– LE PÈRE : Le train qui vient de Paris ?...– LE FILS : … Ou le train qui va vers Paris ?– LA VOIX : Exactement ! Vous avez compris. Même question avec les bonnes intentions : toujours savoir la direction.– LE PÈRE : D’où viennent les bonnes intentions ? Où elles vont ?– LE FILS : Où ça va, tout ça ?– LA VOIX : Si on les reçoit ou si on les doit, là est la question. Vous serez donc respectivement chargés, l’un et l’autre, vous, de jeter un pavé quand l’intention c’est la vôtre, et vous, de bien recevoir le pavé quand l’intention vous est adressée. – LE PÈRE : Tout l’art du boxeur : recevoir les coups !...– LA VOIX : Vous serez évalués à votre capacité à paver le chemin de bonnes intentions. D’accord, ces messieurs ? On fait un test pour voir ? Prêt ?.. C’est parti.Rotation de la machine. Retour de profil des deux, dos à dos, qui s’échauffent pour s’entraîner.
– LA VOIX : Essai numéro 1 : « L’égalité pour tous ! »(Le père et le fils attendent… En vain. Rien ne vient.).– LE PÈRE ET LE FILS : Eh bien ?... Elle se fait attendre, l’égalité !... Elle arrive quand ?– LA VOIX : Erreur : l’égalité n’est pas donnée, elle se prend.– LE PÈRE ET LE FILS : Ah ?... (Ils se grimpent dessus, se battent, cherchent à attraper l’égalité).– LE PÈRE ET LE FILS : À moi d’abord !... priorité !... C’est ta faute si je la perds.– LA VOIX : Essai concluant. – LE PÈRE ET LE FILS : On était bon ?– LA VOIX : Parfait !... Attention !... Test numéro 2 : « On veut revoir la politique salariale du pays »(le fils envoie le pavé, et, à l’autre bout, le père le reçoit en pleine figure)– LE PÈRE : Ça va pas ! Les salaires en pleine gueule comme ça, ça fait mal !– LA VOIX : Bien, c’est noté : baisse des salaires accordée, à la demande spontanée des salariés eux-mêmes. Le pays vous est reconnaissant. (vague protestation du père)Attention, ces Messieurs, essai numéro 3 : « Les jeunes sont chargés de dé-radioactiver le pays »(le père envoie le pavé, et, à l’autre bout, le fils le reçoit en pleine figure)– LE FILS : Ça va pas, non ?... La radioactivité, c’est la mort !– LA VOIX : C’est ç’ui qui dit qui fait ! Merci de prendre soin de l’héritage.– LE FILS : Attendez, je veux pas, moi, je veux vivre ! vivre !– LA VOIX : Ne soyez pas si égoïste, jeune homme, le pays compte sur les forces de sa jeunesse. Tous reconnaissent le courage... – LE FILS : Papa, enfin, quoi ! dis quelque chose. Agis, pour une fois. Défends-moi, protège-moi, je suis ton fils à toi.– LE PÈRE : Dites, la Borne, y’aurait pas plutôt des places de pavistes ?– LA VOIX : Pavistes ?... L’alarme signale un parti politique. Nous ne reconnaissons que les professions. – LE PÈRE : Paviste ! c’est facile, vous pouvez créer, très vite, sur le champ, regardez... Vous venez là, au milieu, entre nous deux. Vous y êtes ?... Oui ?... Prêt, la Borne ?... Attention, on fait un essai.« Nous envoyons tous nos vœux de bonheur au pays, reconnaissant. »(et le père et le fils jettent leurs pavés en direction du siège mobile où est sensée se trouver assise la Borne.) FINJean-Jacques M’µ
à Drancy,
le 17 avril 2011