« Jouez et surfez tranquillement pendant que votre argent travaille ». Il s’agit d’une publicité d’une banque en ligne, « la banque en ligne avec son temps ». Mais où donc travaille cet argent pendant que le jeune homme trentenaire vu sur la pub joue sur une console vidéo ?
Eh bien, son argent travaille en Amérique du Sud où des Indiens Guaranis sont employés à raison de 12 000 coups de machette par jour pour produire de la canne à sucre, payés à moins de 1 euro par jour. Ces dernières années, plus de 10 000 Guaranis se sont suicidés, désespérés et abrutis de fatigue.
Bénéficiaires de cet esclavage moderne, les gros propriétaires brésiliens et les spéculateurs en bourse, dont notre joueur et surfeur.
Mais l’argent travaille partout, en Inde, en Afrique ou ailleurs, partout où les matières premières sont exploitées, partout où les sociétés minières, le tourisme, l’exploitation forestière, les barrages, l’agro-industrie mangent les terres confisquées à ceux qui les habitent parfois depuis des millénaires, petits agriculteurs, tribaux analphabètes, dépouillés par les multinationales privées avec l’accord et la sourde collaboration des hommes politiques de tous bords, le FMI ou la Banque mondiale.
Une anthropophagie technocratique à l’échelle planétaire
Mais cela, tout le monde maintenant le sait. Nous sommes en ces jours réunis, non pour le dénoncer, ça crève les yeux, mais pour poser une question essentielle. A cette question, on donne généralement la réponse facile : c’est la nature humaine qui est ainsi faite.
On a donc l’impression malsaine que la nature humaine étant ce qu’elle est, tout est donc justifiable. L’humanité dont nous sommes tous serait-elle donc et pour toujours son propre bourreau?
A-t-elle un accomplissement en perspective, un bien commun au service de tous, un esthétisme, une justice bienveillante avec une attention à l’Autre ou son seul but est-il la réussite de quelques malins capables d’accaparer à leur seule jouissance le plus de biens possibles...?
La liesse populaire que les médias nous ont montrée lors de l’assassinat de Ben Laden est là pour nous montrer à quel point, partout sur notre planète, nous avons été mentalement colonisés, décervelés, et habitués à donner la mort en réponse à la spirale de la violence. Déjà Etienne de la Boétie s’indignait du fait que les peuples acceptaient volontiers l’esclavage du tyran. Le lavage de cerveaux en est un.
Nous sommes étrangement soumis à la fois à la violence structurelle et à son expression la plus élaborée, une guerre économique généralisée et le terrorisme qui en découle, considéré par ses adeptes comme la seule réponse à l’ordre établi et imposé.
Une réaction humaine à la hauteur des enjeux décisifs pour le monde
Nous vivons un drame humain généralisé. La violence où qu’elle soit nous est livrée médiatiquement, scolairement, socialement, politiquement et même religieusement comme la normalité la plus élémentaire.
Stéphane Hessel nous a invité à nous indigner devant toutes formes de violations des droits fondamentaux, et il a eu raison. Mais cette indignation doit aller à la source même, et je nomme ici la source même de la violence, le Moi.
Satish Kumar, un disciple de Vinoba, bras droit de Gandhi, vient de publier un livre intitulé « Tu es donc je suis !», et voici une déclaration qui tombe à pic sur un monde assoiffé de réussite et de richesse. La traduction philosophique et théologique de ce titre éclaire donc notre journée d’ouverture de cette rencontre. Elle dit que pour relier l’un et l’autre, c’est à dire moi aux autres, il est de mon intérêt que l’autre soit heureux pour que je puisse l’être, parce que mon être dépend des autres.
Voici donc une occasion de réfléchir à une économie, des échanges humains, mais aussi des échanges commerciaux, laborieux, parfois difficiles enracinés dans la recherche de l’intérêt de l’autre. Vous allez me dire que c’est le monde à l’envers. Jamais dans une école de commerce un professeur d’économie ne soutiendra que pour faire des affaires, il faut d’abord penser à l’intérêt de l’autre.
C’est dire à quel point notre civilisation aux racines chrétiennes a été fourvoyée, trompée et colonisée mentalement pour accepter d’appliquer des méthodes qui sont à l’opposé de celui qui en est le fondateur.
Suffire, à soi et aux autres
Lorsque Gandhi enseignait à l’ashram ceux qui devaient partir dans les villages pour pratiquer une économie de partage, d’autonomie relative, faite de solidarité, économie rurale et artisanale, il disait ceci :
« Je vous envoie dans vos villages où nos compagnons de lutte contre l’occupant vous attendent. Que chacun se suffise, que chacun pense d’abord à soi et aux siens et ne pèse sur personne : voilà charité bien ordonnée. Là où l’homme ne peut suffire, que la famille se suffise, là où elle ne peut, que ce soit le village, là où le village ne peut, que ce soit la région.
Tendez toujours à produire sur place et évitez toute circulation inutile des produits, car c’est là gaspillage et ce sont les courtiers, les spéculateurs, les politiciens nationaux ou étrangers qui ont prise sur les produits dont la vie du peuple dépend.
Vous soutiendrez ou rétablirez les anciennes industries villageoises, vous en créerez de nouvelles. Développez partout la filature du coton qui réduira notre chômage, l’outillage coûte peu et le coton est abondant : nous ne devrions plus acheter nos étoffes aux Anglais qui emportent au loin, chez eux, dans leurs filatures, le coton de nos campagnes.
Préparez l’indépendance nationale par l’indépendance économique : et je vous rappelle à tous que l’unique intérêt de l’économie, ce n’est pas le développement économique, mais le développement de la personne humaine, sa paix intérieure, l’élévation de son âme, son affranchissement.
Mes enfants, que l’homme reste toujours plus grand que ce qu’il fait, plus précieux que ce qu’il a. Allez ! Supprimez la misère, cultivez la sobriété ! »
En voilà un beau programme.
À l’inverse, voici la déclaration du nouveau directeur général de la Banque Centrale Européenne, Mario Draghi :
"Les politiques ont le devoir (...) de réaliser des réformes structurelles, pour permettre une croissance efficace des économies nationales. Ces réformes nécessaires ne peuvent pas être retardées avec une politique budgétaire et monétaire expansive".
OK ! Ce qui signifie, qu’après avoir inondé certains pays de prêts qu’ils ne peuvent rembourser et le sachant, l’oligarchie financière planétaire impose à des pays comme le Portugal, l’Irlande ou la Grèce et bien d’autres à travers le monde, des réformes drastiques décidées en haut des pyramides et dont les peuples devront faire les frais.
Il y a donc bien deux visions économiques :
– l’une dont la responsabilité et le pouvoir sont au niveau de l’individu et du village ou du petit groupe qui décide pour lui-même et ceux qui l’entourent, avec l’objectif de répondre au mieux aux besoins du groupe. C’est ce que j’appelle une économie non-violente!
– et l’autre, dominatrice, impersonnelle, conquérante à la logique implacable qui vise les intérêt d’une oligarchie planétaire qui joue avec de l’argent fictif, mais dont les dettes pour les peuples sont bien réelles. C’est ce que j’appelle une économie de prédateurs!
Osera-t-on appeler cette oligarchie, une mafia légale et protégée par le droit ?
Oui, on peut, et je le dis.
Voici une citation de Jacques Julliard dans Marianne du 21 mai 2011:
“Il existe en France une élite de l’élite, une super-élite coiffant les élites particulières, qui fait régner une connivence de tous les instants entre la banque, les affaires, l’administration, la politique, le barreau, les arts et les lettres, parfois le journalisme. Tous ces gens-là échangent des points de vue et des informations, des adresses et des services, des femmes -ou des hommes -, des appartements l’hiver et l’été, des villas au bord de la mer. Beaucoup de dirigeants politiques en font partie. Faut-il en parler ? Je pense que oui, tant dans ce domaine la France vit dans l’hypocrisie et le mensonge ; tant la double vie de nos responsables explique leur duplicité politique.”
Cela est vrai partout, aux USA, en Italie, en Lybie, au Burkina Faso, en Inde...
On peut dire qu’il s’agit de malfaiteurs ou de voyous qui pillent le pain des populations et leur sucent le sang comme des parasites nuisibles. Ils sont un danger et une menace pour notre survie. Nous nous acheminons vers une société de quelques milliers de milliardaires et de sept milliards d’assistés, bas salaires ou inféodés volontaires.
Interroger les instances internationales, l’ONU et autres ONG ? Bien sûr! Mais la plupart proposent des emplâtres sur des jambes de bois et sont entre les mains de personnes acquises bien souvent à cet ultralibéralisme dégradant. D’ailleurs se sont les champions des régulations inutiles.
Les récents soulèvements de populations en Grèce, en Espagne, au Maghreb en disent long sur l’exaspération des petits et la volonté de changement , mais en fait quel changement devrions-nous faire, sinon commencer par soi-même?
Des slogans circulent et des idées aussi. On parle de décroissance, de sobriété heureuse, de retour à la terre, d’éco-villages, de relocalisation, de ville en transition et autres expériences libératrices... y compris d’indignation.
On parle aussi beaucoup de développement durable, d’éco-tourisme, d’économie alternative, d’écologie forestière, etc., mais toujours dans le sens d’un « développement »,sorte de dogme occidental, pathologie de l’Homo Economicus.
Interrogeant un chef guarani sur le sens du développement, Adolfo Perez Esquivel a reçu une réponse très étonnante.
« Il n’existe pas chez nous de traduction de ce mot, cependant il existe le mot « équilibre », équilibre avec la Terre-Mère, avec le cosmos, avec soi-même, avec les autres, avec Dieu, et lorsque cet équilibre est rompu, alors commence la Violence !!! »
L’équilibre n’est pas l’inaction mais une intelligence du mouvement qui dure.
Depuis plus de soixante ans les communautés de l’Arche ont accepté le message de Gandhi cité précédemment et ont modestement contribué à cet équilibre et à la conscientisation à travers des réseaux de résistance anti-nucléaire, anti OGM, contre l’armement, les injustices et les guerres, pour l’éveil des minorités et des peuples méprisés et bafoués, la défense des paysans du Larzac. D’autres, comme Aryaratné, au Sri Lanka, ont définit des règles juridiques et des méthodes et actions en vue de promouvoir la prise de puissance et l’éveil à la fois spirituel, social, politique des populations locales par le Swadeshi, c’est-à-dire, la volonté d’autonomie et de responsabilité de sa propre vie. Un film vous sera proposé durant la rencontre. D’autres encore, comme Rajagopal, ont proposé aux intouchables ou tribaux de se lever et de marcher et, se levant et marchant, ils ont découvert leur identité et affronté les autorités sans haine ni mépris mais avec détermination et assurance.
Ce sont des actions libératrices parce que non-violentes, et qui visent à transformer l’individu et le groupe avant de vouloir faire face à l’autorité devenue l’élite, l’oligarchie dévastatrice et dangereuse.
C’est par soi que tout commence
Ponctuellement quelle est donc la libération me concernant parce que c’est par là que ça commence?
La capacité à une autonomie quotidienne alimentaire ? Un peu de terre pour le maraîchage, des fruitiers dans mon jardin, un peu d’élevage, tout en gardant mon métier de médecin, d’avocat, de cordonnier, d’infirmière ou d’informaticien?
Une volonté de réduire mes besoins (saine occupation)? Une plus petite cylindrée? Une maison qui ne gaspille pas?
La volonté de m’arrêter chaque jour deux fois cinq minutes pour m’interroger sur moi, ma vie, ce que je veux ou ne veux pas?
La qualité de ma relation avec le plus proche du moment, oui, non?
L’attention à ne pas me laisser coloniser et décerveler par les médias, rester serein et ouvert?
Ce sont les premiers pas vers une économie non-violente.
Je sais, le boulot ne manque pas, mais entre besoin et avidité, il me faut choisir ce qui me rend libre et le bonheur est plus dans le manque qui appelle le besoin de l’Autre (avec un A majuscule) que dans la satiété et l’avidité qui rendent aveugles et sourds.
Être repu bouche le cœur et mène à la mort spirituelle.
Louis Campana : allocution d’ouverture de la Rencontre de Saint-Antoine (Isère), le 11 juin 2011Association Gandhi International
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