Parti à la recherche de son Moi
Il revint les mains vides et la tête
Enflée tel un melon trop mûr
Marchant à petits pas sous un soleil d’automne
Son ombre le devançait de quelques centimètres
Ben Ali Larbi : Le Porteur d’eau, L’Athanor, 1976
C'est un homonyme de l'actuel dictateur en fuite. Je l'avais connu du temps de Bourguiba dont il fuyait alors le régime. Il lisait avec avidité le Nietsche d’Ainsi parlait Zaratoustra, et il en marquait toutes les pages d’une écriture serrée et obsessionnelle qui me faisait rire à l'époque. À cette époque où je faisais sa connaissance, et qui n'était pas tout à fait l’année 1970, je n'avais pas encore 20ans, j'étais apprenti mécanicien, ouvrier à la SNCF, et nous vivions dans un foyer de jeunes travailleurs. Mes parents étaient contents pour moi, j'avais un métier. Je sentais la vie m'étouffer de tous côtés.Un jour, des amis m’avaient donné rendez-vous pour partir en week-end en Lozère avec eux, (cette même terre dont j'ai appris plus tard qu'Armand Gatti avait imaginé les voix qui passent d’une montagne à l'autre pour échapper aux incursions nazies), et, alors, comme j'avais plutôt bien sympathisé avec Ben Ali à propos de poésie, je lui ai donc spontanément proposé de nous accompagner. Ce matin-là, je me suis avancé avec lui vers la deux-cheveaux Citroen où les trois copains m'attendaient. Me voyant avec lui, ils m'ont fermement demandé de choisir : c'était eux ou lui. Je pouvais monter, mais « Pas cet Arabe, là !... ». J'ai choisi. Je suis resté avec Ben Ali... Une amitié s'est nouée. Il aurait voulu que je l'accompagne à Tunis où il allait se marier tout en blanc avec, je crois, une lointaine cousine qui portait le même prénom, féminisé, que lui : Larbia. Je n'ai pas réussi à réunir l'argent nécessaire au voyage. Il est revenu marié. Mais seul.Il a quitté notre province pour "monter", comme Radiguet, sur la capitale. Publier à compte d'auteur aux éditions Saint-Germain, en 1973, son Prophéries insoumises, qu'il m'avait dédiées. Je suis à mon tour parti vers Paris. Son épouse l'y avait rejoint. Ils avaient une petite fille : Leïla. Ils habitaient Convention. Chez eux, c'était le premier bébé que je voyais. La maman lui changeait les couches. Le bébé avait les fesses violettes. Je me demandais ce que c'était. Ben Ali me dit :Les Arabes sont comme ça, ils ont les fesses violettes, c'est comme ça qu'on nous reconnaît.
Même sceptique, je n'ai compris que de nombreuses années plus tard, avec mon propre premier enfant, qu'il nous fallait badigeonner d'héosine, la triste plaisanterie de mon ami.Il travaillait dans une maison d'édition sur Montparnasse. Magasinier, je crois ?... Puis sa petite famille s'est installée Place de la Nation. En 1976, il publiait Le Porteur d'eau, chez l'Athanor. La petite Leïla avalait les piments verts comme nos enfants les bonbons à l'anis. Et là, je comprenais davantage les différences de cultures. Là, je sentais que nos rythmes n'étaient pas les mêmes. Nous ne chantions pas sur les mêmes cadences les berceuses et les comptines d'enfants. On ne leur racontait pas les mêmes histoires. Dans mon travail, un sordide dépôt diésel à la Plaine Saint-denis, la hiérarchie et les collègues croyaient me briser en me reléguant dans les bas-fonds non chauffés de l'atelier où ils cantonnaient les manoeuvres arabes. J'y ai appris d'autres chants, d'autres mélodies, d'autres histoires qu'un jour je publierai, sur le courage de ces hommes seuls auxquels Yamina Benguigui a su rendre hommage à sa façon, côté algérien.Impossible de dire comment et pourquoi nous nous sommes éloignés, Ben Ali et moi. Nos différences ont eu raison de notre abnégation... Mais, aujourd'hui, si je savais tendre la main, si je savais où conduire mes pas, c'est vers lui, vers Larbia et vers Leïla que j'aimerais pouvoir me rendre. En pure amitié. De celles qu'on dit reconquises.Jean-Jacques M'µ