La volonté de puissance
- Ici le motif essentiel du conflit ne serait plus la survie, ni même la croyance en une idéologie. La cause ultime du conflit résiderait dans le besoin d’être reconnu et de dominer, considérés comme des finalités. Il existerait des groupes ou des individus qu’on ne peut pas raisonner car ils veulent imposer leur domination, et que c’est cet exercice de la force pure qui constitue leur jouissance. Cette vision des choses est poussée à l’extrême par quelques-uns, qui affirment que les individus seraient habités par cette soif inextinguible de s’affirmer, au mépris même de leur propre vie. Je songe à « l’instinct de mort » de Freud, ou à la volonté de puissance de certains nietzschéens. « Le véritable sujet de l’Iliade, c’est l’emprise de la guerre sur les guerriers, et, par leur intermédiaire, sur tous les humains ; nul ne sait pourquoi chacun se sacrifie, et sacrifie les siens, à une guerre meurtrière et sans objet (…) Les moralistes vulgaires se plaignent que l’homme soit mené par son intérêt égoïste ; plût au ciel qu’il en fut ainsi ! » (In Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, Folio Gallimard).
On sort évidemment à ce stade du terrain de la raison, et même de l’instinct de survie. Dans cette vision des choses, il existerait au sein de l’homme lui-même une force irrationnelle le poussant à s’affirmer contre autrui, à chercher le pouvoir pour le pouvoir. Les facteurs idéologiques ne seraient que des prétextes à défouler cette pulsion de mort, en général refrénée par la société.
Les puissances ne sont pas des pouvoirs
Une version de cette idée, sous forme de l’emprise irrationnelle du pouvoir pour le pouvoir, se retrouve dans les « théories du complot ». Pour ses partisans, il existe bien des groupes malveillants et puissants, qui tentent d’asservir l’humanité. Selon les époques, les comploteurs ont été identifiés avec les juifs, les Jésuites, les « américano-sionistes », les Illuminati, etc. Toutes ces théories ont en commun le présupposé qu’il existe des individus qui se vouent au Mal. Cette idée semble plus simpliste que la version précédente, qui au moins « démocratisait » à tous les humains la tendance prédatrice. Affirmer l’existence de sociétés du Mal, c’est supposer une sorte de partition à l’intérieur du genre humain, non plus seulement sociale mais quasi-mystique, entre des gens « normaux » et une petite minorité d’êtres maléfiques, à l’âme damnée (qu’ils résident dans les sous-sols du Vatican ou à la Maison-Blanche ne change rien au mécanisme de pensée en jeu ici). Taguieff a pointé les racines souvent ésotériques des théories du complot (voir P.A. Taguieff, La foire aux Illuminés, Mille et une Nuits).
Réponse-clé : intérêt bien compris et « sympathie »
Les puissances sont des survivances
Il est problématique de poser comme une force primaire de l’humain un tel « instinct de mort » ou un désir délirant de pouvoir, ou tout autre nom dont on pourrait désigner une force purement irrationnelle. Comment l’évolution de type darwinien aurait-elle permis l’émergence de cette pulsion ? Sans entrer dans ce débat, on peut affirmer que si cette pulsion de mort ou de domination existe, elle est contrecarrée par l’intérêt bien compris, qui montre l’impasse à laquelle conduit la volonté délirante de puissance. On peut donc poser, en face du désir de domination, à la fois le besoin pour l’organisme d’assurer sa survie (et donc d’éviter un comportement in fine suicidaire) et, au point de vue moral, un désir de s’unir, de communier, de s’identifier à l’Autre. C’est la sympathie au sens fort, mise en avant par Rousseau.
Au théories du complot, Socrate répondait : « Nul n’est méchant volontairement ». Les puissants, même si le résultat objectif de leur comportement est l’oppression, sont dans les dispositions morales de tout un chacun, partagés entre égoïsme, envie de jouissance et altruisme. Je me refuse à les « démoniser ». Néanmoins, cette attitude n’empêche pas de rester ouvert et de prôner un débat contradictoire, où seraient discutées rationnellement les théories du complot.
CONCLUSION
On assiste à une lutte, à l’intérieur des individus et à l’intérieur des groupes eux-mêmes, entre les forces irrationnelles et les forces de la raison. Cette remarque apparemment banale va à l’encontre de la plupart des conceptions en vogue, qui, on l’a vu, présupposent une sorte d’impossibilité à trouver un terrain d’entente entre adversaires.
Contrairement à ce que les tenants du conflit irrémédiable soutiennent, nous pensons qu’il existe partout des forces qui poussent les gens au dialogue et à l’établissement de rapports harmonieux. Néanmoins, contre la naïveté utopique d’un dialogue sans obstacles, nous devons bien reconnaître aussi l’existence de forces importantes, qui tentent de scinder le genre humain et parfois tuent le dialogue. Essentiellement dans deux cas :
– l’exercice unilatéral de la force ;
– la rareté des ressources.
Ces configurations rendent inopérantes la tolérance active. Face à des esclavagistes racistes, ou à des exterminateurs irrationnels, la discussion n’est pas une solution ! Évidemment, il faut distinguer ici entre les actes et les idées. Pour la tolérance active, on doit tout faire pour intégrer au débat rationnel quiconque, y compris quelqu’un qui serait partisan d’une théorie fasciste ou racialiste. C’est seulement lors du passage à l’acte que la discussion n’est plus de mise. Comme le disait Pierre Vidal-Naquet :
On combat un Eichmann de papier avec du papier, on combat un Eichmann en arme avec des armes.
On a esquissé dans cet article une voie non-violente, et on peut soutenir que les conflits de classes, de nations, de civilisations, peuvent se réduire, hors cas-limites, par une discussion rationnelle. Des forces agissent dans le sens de la rationalité, auquel concourt à la fois l’esprit égoïste de l’intérêt bien compris et l’exigence morale de bonté.