La Tanzanie vit depuis le 29 octobre 2025 le plus grand soulèvement populaire de son histoire indépendante. La présidente Samia Suluhu Hassan a remporté les élections avec 98% des voix après avoir écarté ou emprisonné ses rivaux. La Gen Z a déclenché trois jours de protestations. Le régime a déployé l'armée et coupé internet. L'opposition parle de 700 morts. Le Chama cha Mapinduzi gouverne depuis 1961. Derrière ces émeutes se joue, aussi, un affrontement entre puissances régionales et globales pour le contrôle des corridors logistiques qui acheminent les minerais critiques d'Afrique centrale vers les océans Indien et Atlantique.
Dessin de presse - Mohamed Jumanne – alias Meddy dessinateur Tanzanien.
Pendant que les États-Unis et l'Union européenne construisent le corridor de Lobito reliant la Copperbelt zambienne au port angolais sur l'Atlantique, la Chine avance sur son projet de rénovation du chemin de fer TAZARA vers Dar es Salaam pour un milliard de dollars. Le contrat original entre la Banque d'import-export de Chine et le gouvernement kényan pour le SGR avait autorisé un prêt de 3,8 milliards de dollars, mais le Kenya peine à rembourser depuis que le prêt est arrivé à maturité en 2020, avec un solde impayé de 617 milliards de shillings kényans en 2023. L'endettement kényan qui atteint 68% du PIB a provoqué les émeutes Gen Z de 2024. Ce précédent hante maintenant la Tanzanie où les mêmes mécanismes sont à l'œuvre.
La rivalité sino-américaine pour les minerais critiques structure toute la géopolitique régionale. La République démocratique du Congo détient plus de 60% des réserves mondiales de cobalt, minéral critique pour les batteries lithium-ion, et la Chine a sécurisé sa domination pendant des décennies par ses investissements dans le secteur minier congolais. Le corridor de Lobito a le potentiel de sécuriser les lignes d'approvisionnement en cuivre de la RDC et de la Zambie, reliant pour la première fois la Copperbelt zambienne à un port atlantique alors que les exportations métalliques zambiennes transitaient jusqu'ici vers l'est par le port de Dar es Salaam en Tanzanie. Les États-Unis veulent casser le monopole chinois. La Chine réplique en modernisant son corridor historique vers l'océan Indien. La Tanzanie se trouve exactement au centre de cet affrontement.
Le Rwanda et l'Ouganda jouent un rôle déterminant dans cette configuration. Le ministre congolais des Affaires étrangères Christophe Lutundula a déclaré que la RDC a rejoint la Communauté d'Afrique de l'Est pour des raisons d'intégration régionale et économique, mais aussi pour mieux plaider la cause sécuritaire du Congo, où le Rwanda fait entendre sa voix, en référence au Mouvement du 23 mars, milice sécessionniste opérant dans l'Est congolais que plusieurs rapports de l'ONU ont identifié comme militairement soutenue par le Rwanda et l'Ouganda. La RDC a rappelé son ambassadeur du Kenya en décembre 2023 après que le président kényan William Ruto ait nié l'implication rwandaise dans l'offensive M23. Paul Kagame contrôle de facto l'accès aux minerais de l'Est congolais via le M23. En 2023, les exportations rwandaises vers la RDC représentaient 75% de ses exportations intra-africaines, suivies par la Tanzanie avec 12,4%, l'Ouganda 3,2% et le Kenya 3,1%. Ces chiffres révèlent que le Rwanda dépend économiquement du transit congolais et tanzanien.
Le président burundais Everest Ndayishimiye semble avoir des tensions avec Kagame, le Burundi ayant fermé sa frontière avec le Rwanda, faisant de deux pays de la Communauté d'Afrique de l'Est ayant des différends avec le Rwanda. L'Ouganda a dépassé la Tanzanie en 2025 pour devenir le deuxième pays le plus riche d'Afrique de l'Est par PIB par habitant avec 1300 dollars contre 1270 pour la Tanzanie, tandis que le Kenya mène avec 2190 dollars. Cette rivalité économique ougando-tanzanienne s'inscrit dans la compétition pour les corridors logistiques. L'Ouganda développe son secteur pétrolier avec le pipeline EACOP vers la Tanzanie. La Tanzanie veut capter les flux zambiens et congolais vers son port de Dar es Salaam. Le Rwanda cherche à maintenir son statut d'intermédiaire incontournable pour l'Est congolais.
Selon des documents déclassifiés de la CIA de septembre 1968, le président zambien Kenneth Kaunda soutenait discrètement la proposition de construire un lien ferroviaire de la Copperbelt zambienne vers le port de Lobito même après que la Chine ait initié les négociations pour le TAZARA avec la Tanzanie et la Zambie, car Kaunda voulait autant de routes alternatives vers la mer que possible. Les analystes de la CIA soulignaient que Kaunda voyait le rail angolais comme un ajout au TAZARA, pas une alternative. Cette vision d'un corridor transcontinental reliant Atlantique et Indien n'a jamais disparu. Elle resurgit aujourd'hui dans le contexte de la rivalité sino-américaine. En août 2024, Helaina Matza, coordinatrice spéciale pour le PGI au Département d'État américain, a révélé que des discussions avaient été tenues sur l'expansion du corridor de Lobito vers la Tanzanie. Les États-Unis envisagent de relier leurs deux corridors atlantique et indien en passant par la Tanzanie, créant une artère transcontinentale sous contrôle occidental.
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La gare ultramoderne de Dar es Salaam inaugurée en 2023 avec des capitaux chinois symbolise cette bataille des infrastructures. Le nouveau port de Mwanza sur le lac Victoria, également financé par la Chine, complète ce corridor logistique. Les trains qui partent de Dar es Salaam vers le lac Victoria transportent le cuivre et le cobalt zambiens et congolais dont la Chine a besoin pour sa transition énergétique et sa domination technologique. Mais si le corridor de Lobito se connecte effectivement à la Tanzanie, ces mêmes minerais pourraient bifurquer vers l'Atlantique et les marchés occidentaux. La Tanzanie devient le verrou qui détermine qui contrôle les flux de minerais critiques pour les cinquante prochaines années.
Le projet de rénovation du TAZARA pour 1,4 milliard de dollars par la China Civil Engineering Construction Corporation dépasse la simple modernisation ferroviaire. Cet investissement intervient dans un contexte de concurrence croissante avec le corridor de Lobito soutenu par les États-Unis, même si l'avenir du corridor de Lobito sous une seconde présidence Trump reste incertain. En septembre 2024, Hassan rencontrait Xi Jinping lors du Forum de coopération Chine-Afrique. Xi promettait dix milliards de dollars pour l'Afrique. La Tanzanie s'engageait à obtenir trois milliards via une plateforme d'investissement dans la province du Hunan. La Chine investit massivement en Tanzanie non par générosité mais pour verrouiller physiquement les routes qui comptent avant que les États-Unis ne les captent.
Le Rwanda de Kagame observe cette bataille avec un intérêt stratégique majeur. Si les États-Unis parviennent à connecter Lobito à Dar es Salaam via la Tanzanie, le rôle d'intermédiaire rwandais pour les minerais congolais se trouve menacé. Actuellement, une partie significative des minerais de l'Est congolais transite par le Rwanda avant d'atteindre les ports de l'océan Indien. Si un corridor direct Copperbelt-Dar es Salaam s'établit sous contrôle sino-américain, le Rwanda perd son levier économique et politique sur la RDC. Kagame a donc intérêt à ce que la Tanzanie reste dans l'orbite chinoise et que le CCM maintienne son contrôle autoritaire, car un nouveau régime tanzanien pourrait renégocier les accords logistiques régionaux.
L'Ouganda de Museveni joue également sa partition. Son projet de pipeline pétrolier EACOP vers le port tanzanien de Tanga crée une interdépendance ougando-tanzanienne qui complique les calculs géopolitiques. Si la Tanzanie bascule dans le chaos ou si un nouveau régime remet en cause les accords chinois, l'Ouganda se retrouve prisonnier d'infrastructures dont il ne contrôle pas les terminaux. Museveni a donc besoin de la stabilité tanzanienne et du maintien du CCM au pouvoir, même si cela signifie tolérer une répression sanglante contre la Gen Z. Les intérêts ougandais et rwandais convergent ici : préserver le statu quo tanzanien malgré les émeutes.
La Gen Z tanzanienne qui scande siri ni numbers et refuse les élections truquées ne comprend peut-être pas pleinement qu'elle menace simultanément plusieurs équilibres géopolitiques imbriqués. En contestant le CCM, elle remet en cause le partenaire chinois fiable qui garantit l'accès aux minerais critiques. En déstabilisant Hassan, elle crée une fenêtre d'opportunité pour les États-Unis d'accélérer leur projet de connexion Lobito-Dar es Salaam. En fragilisant la Tanzanie, elle perturbe les calculs rwandais et ougandais qui dépendent de la stabilité tanzanienne pour leurs propres projets. La répression brutale qui s'abat sur ces jeunes n'émane pas seulement du CCM défendant son pouvoir domestique. Elle résulte d'une convergence d'intérêts chinois, rwandais, ougandais qui ne peuvent tolérer que la Tanzanie échappe au contrôle autoritaire en ce moment précis de la bataille pour les corridors logistiques.
En juin 2025, des représentants de la RDC et du Rwanda ont signé à Washington l'accord sur les minerais critiques pour la sécurité et la paix, négocié par les États-Unis. Cet accord américain cherche à réguler les flux de minerais entre RDC et Rwanda dans un cadre favorable aux intérêts occidentaux. Il contourne délibérément la Tanzanie et les corridors chinois. Il tente de créer une gouvernance alternative des minerais critiques qui marginaliserait les routes historiques chinoises. La Chine ne peut laisser ce précédent s'établir sans répliquer. D'où l'urgence de verrouiller le TAZARA et de maintenir Hassan au pouvoir coûte que coûte.
Le silence chinois face à la répression tanzanienne s'explique par cette réalité géostratégique. Pékin ne condamne jamais publiquement ses partenaires autoritaires car cela créerait un précédent dangereux. Mais au-delà de la doctrine de non-ingérence, le silence chinois révèle une priorité absolue : préserver le corridor TAZARA et empêcher que la Tanzanie ne bascule dans l'orbite américaine. Chaque jeune Tanzanien tué dans les rues de Dar es Salaam protège indirectement les investissements chinois et maintient le verrou logistique qui garantit à Pékin son accès privilégié aux minerais critiques congolais et zambiens. La Chine calcule froidement que quelques centaines ou milliers de morts tanzaniens constituent un prix acceptable pour conserver le contrôle géopolitique de l'Afrique orientale.
Les États-Unis observent également en silence. Washington condamne mollement la répression mais n'exerce aucune pression réelle sur Hassan. La raison est simple : l'instabilité tanzanienne pourrait certes ouvrir une fenêtre pour connecter Lobito à Dar es Salaam, mais elle risque aussi de créer un chaos qui rendrait tout projet impossible. Les États-Unis préfèrent probablement négocier avec Hassan affaiblie par les émeutes qu'affronter l'incertitude d'un nouveau régime tanzanien aux orientations imprévisibles. De plus, si la Gen Z réussissait à renverser Hassan et le CCM, le précédent serait dangereux pour tous les régimes autoritaires africains avec lesquels Washington doit composer. Les États-Unis ont besoin de stabilité autoritaire autant que la Chine pour faire fonctionner leurs corridors logistiques.
La mort en février 2024 d'Ali Hassan Mwinyi prend ici une dimension symbolique supplémentaire. Cet ancien président originaire de Zanzibar avait libéralisé l'économie tanzanienne dans les années 1980-90, ouvrant la porte aux investissements chinois. Son fils Hussein Ali Mwinyi gouverne maintenant Zanzibar dans un climat répressif. Zanzibar, île semi-autonome, possède des ports stratégiques sur l'océan Indien. Elle pourrait théoriquement servir de point d'entrée alternatif pour un corridor occidental concurrent de Dar es Salaam. La dynastie Mwinyi père-fils garantit que Zanzibar reste alignée sur le continent tanzanien et donc dans l'orbite chinoise. Si Zanzibar devenait indépendante ou nouait des liens directs avec les puissances occidentales, elle fragmenterait le contrôle chinois sur la côte tanzanienne. La continuité dynastique des Mwinyi protège l'intégrité géographique du corridor TAZARA.
La Gen Z tanzanienne se bat donc sans le savoir contre une coalition d'intérêts superposés. Le CCM défend sa rente politique domestique. La Chine protège ses investissements et son corridor logistique. Le Rwanda préserve son rôle d'intermédiaire congolais. L'Ouganda sécurise ses débouchés pétroliers. Les États-Unis calculent leurs options sans vouloir déstabiliser complètement le système. Cette convergence d'intérêts explique pourquoi la répression peut atteindre 700 morts sans que personne n'intervienne réellement. Chaque acteur a plus à perdre d'une déstabilisation tanzanienne qu'à gagner d'une victoire de la Gen Z. Les trains qui roulent de Dar es Salaam vers le lac Victoria et vers la Zambie transportent non seulement des minerais mais aussi tout le poids géopolitique d'un système où jeunesse africaine, démocratie et souveraineté populaire comptent moins que le contrôle des corridors qui alimentent la transition énergétique mondiale et la domination technologique des grandes puissances.
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