La bataille parlementaire française qui a abouti à rejeter la taxe Zucman, consistant à prélever 2 % du patrimoine des ultra-riches au-delà de 100 millions d’euros, peut être éclairée par la promesse faite à Elon Musk de percevoir 1000 milliards de dollars de rémunération.
Certes, les actionnaires de Tesla ont soumis celle-ci à beaucoup de conditions faisant franchir douze étapes à l’entreprise : devenir la première valorisation boursière mondiale en passant de 1540 milliards de dollars aujourd’hui à 8500 milliards au terme de la douzième étape de ce plan de rémunération, avoir un bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement (en anglais Ebitda : Earnings Before Interest, Taxes, Depreciation and Amortization) de 50 milliards par an à 400 milliards en fin de période, obtenir une production de véhicules passant de 8,5 millions à 20 millions, et gagner 10 millions de clients au système de conduite automatique, etc.
Comme Tesla ne peut pas rémunérer son PDG en cash, ces 1000 milliards promis si tout va comme souhaité par Musk seront versés en actions de l’entreprise. Musk deviendrait alors propriétaire de 25 % du capital de Tesla au lieu de 13 %, essentiellement par le fait que la valeur des actions serait multipliée par 5.[1]
Les médias nous disent que « Wall Street » a applaudi à ce plan car « Nous sommes pleinement convaincus que le soutien à cette proposition permet d’aligner l’intérêt de la direction et des actionnaires, a déclaré le courtier Charles Schwab »[2]. Mais, « la valorisation actuelle de Tesla n’a de sens que si l’on attribue des pouvoirs magiques à Elon Musk », lit-on dans le magazine Forbes[3].
Que rapport y a-t-il entre ces informations sur le plan Musk et la taxe Zucman[4] ?
Une fois que l’on montré la vacuité des arguments opposés à cette taxe, il faut examiner ce qui est peut-être son point faible qui n’a été soulevé par personne[5]. Comment le patrimoine des ultra-riches est-il évalué ? Dans son livre grand public, Gabriel Zucman n’évoque pas cette question[6].
S’agirait-il d’une évaluation au prix de marché des actions détenues par ces personnes ? Ou s’agirait-il d’une évaluation au coût de remplacement du capital privé ?
Dans le premier cas, l’évaluation serait-elle au jour le jour, ou sur une moyenne d’une période ? Les deux méthodes (au jour le jour ou sur une période) ne tiendraient compte ni de la volatilité du cours ni surtout du caractère largement fictif de la valorisation boursière, puisque la valeur au prix du marché si elle est prise en compte dans le bilan de l’entreprise inclut alors l’écart entre celle-ci et le coût réel du capital (en langage comptable, cet écart est le goodwill).
Dans le second cas où l’on compterait le patrimoine à hauteur du coût de renouvellement du capital, la valeur globale du patrimoine serait considérablement réduite, et donc également l’assiette fiscale d’une taxe.
Pour en savoir davantage, il faut consulter les travaux académiques d’Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, notamment « Progressive Wealth taxation » [7] pour voir la comparaison entre les deux méthodes et recueillir le choix fait pour évaluer le patrimoine des riches. Dans le paragraphe IA de cet article, intitulé « What is Whealth ? », on lit :
La mesure la plus courante et la plus large du patrimoine des ménages comprend tous les actifs financiers et non financiers évalués à leur prix de marché actuel net de dettes.
Les actifs comprennent tous les biens négociables ou, même s'ils ne le sont pas directement, dont les actifs sous-jacents le sont. Les actifs financiers incluent les placements à revenu fixe (comptes courants et d'épargne, obligations, prêts et autres actifs productifs d'intérêts), les actions de sociétés et les participations dans des entreprises non constituées en société (par exemple, les parts d'une société de personnes). Les actifs financiers peuvent être détenus directement ou indirectement par l'intermédiaire de fonds communs de placement, de fonds de pension, de compagnies d'assurance et de fiducies.
Les actifs non financiers incluent l'immobilier, c'est-à-dire les terrains et les bâtiments. Les dettes comprennent principalement les prêts hypothécaires, les crédits à la consommation (tels que les prêts automobiles et les dettes de cartes de crédit) et les dettes étudiantes. Les actifs détenus par les entreprises, tels qu'un siège social ou un brevet, contribuent au patrimoine des ménages par leur impact sur le cours des actions. Le patrimoine net n'inclut pas le « capital humain », comme les salaires futurs et les droits à pension non encore acquis. Le patrimoine exclut également la valeur actuelle des transferts publics encore acquis. Le patrimoine exclut également la valeur actuelle des transferts publics futurs (tels que les prestations de sécurité sociale ou les prestations de santé futures), qui ne sont pas négociables. […] Le patrimoine privé diffère du patrimoine national qui inclut également les actifs appartenant à l'État, tels que les terres et les infrastructures publiques (après déduction de la dette publique).
La richesse résulte de l'accumulation de capital et des effets de prix (variations du prix des actifs en l'absence d'épargne nette). L'accumulation de capital prend de nombreuses formes : terrains aménagés, logements et bâtiments, équipements et machines, capital immatériel comme les logiciels. Elle est rendue possible par l'épargne investie dans l'accroissement du stock de capital. Les comptes nationaux fournissent une mesure du stock de capital – le coût de remplacement du capital, parfois appelé patrimoine à sa valeur comptable – qui ne reflète que l'épargne passée investie dans le stock de capital, nette de l'amortissement du capital et corrigée de l'inflation générale. Cette mesure ne tient pas compte des variations du prix des actifs (comme les hausses des prix de l'immobilier ou des cours boursiers). En revanche, la mesure du patrimoine des ménages à sa valeur de marché, publiée dans les comptes financiers, intègre ces effets de prix.
Le graphique 1 (partie supérieure) compare l'évolution du patrimoine des ménages à sa valeur marchande à celle du coût de remplacement du capital privé, les deux étant exprimées en pourcentage du revenu national. De façon frappante, le ratio patrimoine des ménages/revenu national a presque doublé, passant d'environ 270 % au milieu des années 1970 à plus de 500 % en 2018, dernière année pour laquelle des données sont disponibles. En revanche, le coût de remplacement du stock de capital privé n'a pas augmenté depuis le milieu des années 1970 et s'est maintenu autour de 250 % du revenu national au cours des quarante dernières années. Cela signifie que la hausse du patrimoine agrégé par rapport au revenu est principalement due à des effets de prix. »
Cette précision méthodologique donnée, Saez et Zucman retiennent l’évaluation de la richesse à sa valeur de marché. Une discussion devrait donc s’ouvrir sur la notion même de richesse, pour faire la part entre la réalité et la fiction[8].
Cette discussion n’enlève rien au fait que la propriété du patrimoine financier est un droit capitaliste à prélèvement de la plus-value future. Évidemment, la discussion renvoie à la critique de l’économie politique, notamment à l’idée que la valorisation financière est largement du capital fictif au sens de Marx[9].
La discussion théorique a ensuite des implications pratiques importantes : quand on argumente contre la retraite par capitalisation en disant que sur les marchés financiers ne se crée aucune valeur susceptible macroéconomiquement de compenser le vieillissement démographique, on récuse l’idée que la valeur financière de marché serait une réalité indépendante du rapport de force qui permet l’anticipation du surplus économique futur et corrélativement le droit à se l'approprier.
Bien entendu, la critique de la façon dont les riches se font une idée de leur richesse n’enlève rien à la nécessité de les soumettre fortement à l’impôt. Mais, d’une part, leur richesse est toujours le fruit accumulé des prélèvements sur la valeur produite par la force de travail. D’autre part, s’engager dans une fuite en avant perpétuelle de l’accumulation que laisse miroiter la « production à la chaîne de robots humanoïdes Optimus »[10] est la marque d’un capitalisme sans frein. La COP 30 qui s’ouvre aujourd’hui est pour Musk un non-événement. Il y a vingt-cinq ans ans, j’écrivais La démence sénile du capital[11]. J’aurais dû dire La démence sénile du capital et des capitalistes.
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[1] Ces chiffres sont donnés avec la même ampleur par Arnaud Leparmentier, « Tesla : le tour de magie d’Elon Musk a 1000 milliards de dollars », Le Monde, 8 novembre 2025 ; et par Florian Débes, Julien Boitel et Enrique Moreira, « Plan à 1000 milliards : le défi hors norme qui attend Elon Musk », Les Échos, 10 novembre 2025.
[2] Cité par Arnaud Leparmentier, op. cit.
[3] Ibid., propos rapporté du professeur Gautam Mukunda à la Yale School of Management.
[4] Pour une présentation et l’amorce d’une discussion sur la taxe Zucman, voir sur ce blog « Répartition et redistribution, on en parle enfin », 22 septembre 2025, https://blogs.mediapart.fr/jmharribey/blog/240925/repartition-et-redistribution-en-parle-enfin.
[5] Sauf sur ce blog, op. cit. ?
[6] Gabriel Zucamn, Les milliardaires ne paient pas d’impôt sur le revenu et nous allons y mettre fin, Seuil, 2025.
[7] Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, « Progressive Whealth Taxation », Brokingd Pappers on Economic Activity, p. 437-511, https://gabriel-zucman.eu/files/SaezZucman2019BPEA.pdf https://gabriel-zucman.eu/files/SaezZucman2019BPEA.pdf.
[8] Jean-Marie Harribey, En quête de valeur(s), Éd. du Croquant, 2024. Il faudrait aussi parler de la prétendue richesse qui n'en est pas une mais qui est considérée comme telle malgré ses dégâts sociaux et écologiques.
[9] Je n’aborde pas ici le fait que les marxistes traditionnels sont partagés sur le concept du capital fictif ; voir Jean-Marie Harribey, « Le capital fictif est vraiment fictif, Sur le livre d’Ernest Lohoff et Norbert Trenkle La grande dévalorisation », Contretemps, 13 juin 2025, https://harribey.u-bordeaux.fr/travaux/valeur/capital-fictif-vraiment-fictif.pdf.
[10] Guillaume Guichard, « Le dirigeant promet pour 2026 la production à la chaîne de robots humanoïdes Optimus », Les Échos, 10 novembre 2025.
[11] La démence sénile du capital, Le Passant ordinaire, 2002, https://harribey.u-bordeaux.fr/travaux/ouvrages/livre3.html.