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Billet de blog 14 octobre 2025

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Le bien-être à vil prix

Le 13 octobre au matin, la radio laissait entendre que le prix Nobel d’économie 2025 serait attribué au titre de travaux sur l’économie du bien-être. Quelques heures après, la nouvelle fut rectifiée. Entre temps, mon clavier mû par une minuscule intelligence non artificielle était entré en branle.

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Le 13 octobre au matin, la radio laissait entendre que le prix Nobel d’économie 2025 serait attribué au titre de travaux sur l’économie du bien-être. Quelques heures après, la nouvelle fut rectifiée. Entre temps, mon clavier mû par une minuscule intelligence non artificielle était entré en branle [1].

Le prix de la Banque de Suède, que tous les commentateurs s’obstinent à appeler « prix Nobel d’économie » serait décerné à … pour récompenser ses travaux sur « l’économie du bien-être ». L’invention de cette branche de la « science économique » est un paradoxe. Simultanément, elle s’inscrit dans le paradigme dominant et elle signe l’aveu de la vacuité de celui-ci.

Les partisans de cette économie comme boussole théorique et politique soutiennent la promotion de l’éducation, de la santé, de l’égalité et même de la protection environnementale pour en faire les indicateurs clés du bien-être humain, à la place de celui qui mesure la croissance économique, le produit intérieur brut (PIB). Ce dernier mesure la somme des activités économiques mesurées monétairement dans une année, sans donner d’indication sur la qualité de la production, ni sur ses impacts sociaux et écologiques. Par son caractère uniquement quantitatif, le PIB est incapable d’apprécier une éventuelle progression de la qualité de vie, encore moins l’égalité d’accès aux services améliorant celle-ci.

Tout cela est vrai. Cependant, « l’économie du bien-être » ne relie jamais l’incomplétude des indicateurs monétaires de production et de revenu à la nature du système qui domine nos sociétés, à savoir le capitalisme dont la logique d’accumulation infinie vise à produire toujours plus de valeur pour ceux qui possèdent le capital. La qualité des marchandises produites et leur adéquation aux besoins, c’est-à-dire leur valeur d’usage, n’entrent pas en ligne de compte. Pire, même, la part non négligeable des activités, comptées dans le PIB, mais soustraites au profit (comme l’éducation et la santé publiques) sont constamment menacées de privatisation. En un mot, promouvoir « l’économie du bien-être » en laissant sciemment dans l’ombre la marchandisation toujours plus grande de l’économie est une impasse théorique et une imposture politique.

Et c’est là que réside le paradoxe : la théorie économique dominante qu’on appelle néoclassique a développé depuis plus un siècle les dits « théorèmes du bien-être », censés démontrer que, sous la concurrence parfaite, le jeu du marché conduisait à l’optimum général, et qu’il ne fallait surtout pas modifier la répartition des revenus résultant des arbitrages spontanés du marché. Il est donc postulé que les individus, parfaitement informés et rationnels, prennent des décisions conformes à l’intérêt général. Dans ce cas, « l’économie du bien-être », fondée au contraire sur une nécessaire régulation collective, irait à l’encontre des prétendus théorèmes du bien-être. Désigner les choses par leur inverse, ou comme le disait George Orwell dans 1984 : « La guerre, c’est la paix. La liberté c’est l’esclavage. L’ignorance, c’est la force ». Et Albert Camus concluait dans Sur une philosophie de l’expression : « mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde ».

Ces controverses ne surviennent pas dans un ciel serein. Le capitalisme mondial est entré dans une crise globale qui impose de remettre en question sa logique profonde. Gloser sur le changement climatique sans brider le pouvoir des multinationales de l’extraction des fossiles, ou sur des indicateurs de bien-être sans socialiser les sources productives de ce bien-être ne serait que de la poudre aux yeux.

Un qui a bien compris le problème du bien-être, c’est Bernard Arnault, parti en fureur contre la taxe Zucman parce que celle-ci vise à égratigner le pouvoir de ses semblables. Un qui feint de ne rien comprendre à la crise du capitalisme derrière la crise politique et fait la sourde oreille aux plaintes populaires, c’est Emmanuel Macron qui bégaie depuis huit ans avec huit premiers ministres clonés les uns sur les autres.

[1] Sur un autre blog, un vieil article sur un sujet voisin : « L’expert, comptable du bonheur », 16 décembre 2010, https://blogs.alternatives-economiques.fr/harribey/2010/12/16/l-expert-comptable-du-bonheur.

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