Chaque mot prononcé par la Banque de Suède pour motiver l’attribution de son prix dit « Nobel d’économie » à Joël Mokyr, Philippe Aghion et Peter Howitt est un condensé de l’impasse de la dite science économique. Le premier des trois est couronné « pour avoir identifié les conditions préalables à une croissance durable grâce au progrès technologique » et parce qu’il « a utilisé des sources historiques pour découvrir les causes de la croissance soutenue qui est devenue la nouvelle normalité ». Les deux autres « pour leur théorie de la croissance durable à travers la destruction créatrice ».
Depuis plus de deux siècles l’impact des techniques et de l’éducation sur le développement économique est connu (Smith, Marx). Que des économistes le découvrent aujourd’hui et qu’un jury salue cette découverte en disent long sur le mépris affiché vis-à-vis des vrais historiens. Mais le pire est que, au plus fort de la quatrième révolution industrielle impulsée par les nouvelles techniques, la croissance de la productivité du travail n’a jamais été aussi faible. Même Solow, théoricien de la croissance par le progrès technique dans les années 1950, s’en était ému en 1987. La croissance endogène mue par l’éducation n’est plus là.
La destruction créatrice, considérée comme le chef-d’œuvre intellectuel de l’économiste Schumpeter dans l’entre-deux guerres, est un éloge des innovations techniques tout en passant sous silence leurs dégâts sociaux et environnementaux et la transformation en marchandise de toute application d’une découverte scientifique. Ainsi, la durabilité engendrée par les innovations est celle de la pérennité de la marchandisation vitale pour l’accumulation infinie du capital. C’est donc au mieux la croyance en la neutralité de la technique que le jury suédois a récompensée, au pire c’est la fuite en avant vers l’homme post-moderne, voire post-humain, promis potentiellement lui-même à l’éternité. La durabilité pour un humain armé de prothèses pendant que la géo-ingénierie nous abritera des rayons du soleil.
La propagande en faveur de « la croissance soutenue, nouvelle normalité » au siècle de la crise climatique, de l’érosion de la biodiversité, de l’épuisement des ressources et des multiples pollutions est une insulte à l’intelligence humaine. Et, alors qu’on s’interroge sur les risques de l’intelligence artificielle (IA), parce que sa mise en œuvre est monopolisée par quelques multinationales qui protègent leurs rentes et concentrent droits de propriété, moyens financiers et pouvoirs, celles-ci dictent leurs conditions aux États pour échapper aux impôts et à toute régulation. Aussi parce que cette IA est dévoreuse de ressources, d’énergie et d’eau, sans parler de son probable effet rebond sur la production et la consommation.
Il s’ensuit que la « normalité » dont se prévaut le jury suédois n’est pas celle du bien-être humain, de la viabilité des conditions sociales et économiques pour rester dans des normes de justice sociale et dans les limites de la planète Terre. La seule viabilité qui compte, c’est celle du capitalisme, dont les contradictions sont devenues telles que les classes dominantes dans le monde font le pari et ouvertement le choix de limiter la démocratie, voire d’en finir avec elle. Magnifier la technique sans réfléchir à son contenu, à sa maîtrise, à sa subordination aux choix de société et aux rapports sociaux qu’elle induit revient à en faire un fétiche, au sens de Marx.
13 octobre 2025