Il ne se passe pas un jour sans qu’un éditorialiste, un commentateur économique, une autorité académique ou un responsable politique ne fassent pas ouvertement une propagande en faveur de la retraite par capitalisation ou de sa sœur jumelle l’épargne retraite. Avec des arguments qui témoignent d’un degré d’illettrisme économique ahurissant, sinon d’un biais idéologique dépourvu de tout scrupule intellectuel. Les exemples abondent. Prenons-en un pour décortiquer à la fois le fatras argumentaire et le caractère retors de l’affaire.
Dans une tribune parue dans Les Échos du 15 décembre 2025, intitulée « Retraites : pour une troisième voie », l’ancien ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, livre sa solution qui est un copié-collé du célèbre texte de la Banque mondiale datant de 1994 qui était destiné à dresser les principes néolibéraux des systèmes de retraite à travers le monde[1]. Celle-ci préconisait l’installation de systèmes de retraites fondés sur trois piliers : le premier, collectif, garantissant une couverture minimale ; le second, complémentaire et obligatoire géré par des groupes financiers ; et le troisième, facultatif et individuel, géré par aussi par des financiers.
Jean-Michel Blanquer croit peut-être faire preuve d’invention géniale avec ses « trois étages complémentaires, qui ne s’opposent pas mais se renforcent ». Que dit-il ? « Premier étage : le socle inébranlable de la solidarité ». Solidarité obtenue par un « régime réellement universel par points […] garantissant que chaque euro cotisé ouvre un droit clair, lisible, équitable tout en laissant les citoyens livres de décider de leur âge de départ ». Exactement la réforme Macron-Delevoye avortée de 2019, dont on avait démontré le caractère pernicieux pour ceux et surtout les femmes qui avaient un parcours professionnel haché ou des salaires faibles[2]. Une solidarité que Blanquer chiffre à deux points de pourcentage de moins dans le PIB en quinze ans : au lieu de 14 % du PIB consacrés aux retraites collectives, ce serait 12 %. En valeur actuelle, 2 % du PIB représentent 60 milliards d’euros, soit environ 17 % de moins sur la totalité des pensions. Blanquer s’empresse d’ajouter que les retraites les plus basses seraient garanties, mais avec quoi ? On ne le saura pas.
Avec un tel coup de sabre dans « le premier étage » de la solidarité amputée, place au deuxième « l’instrument de la souveraineté » : un « fonds souverain "France souveraineté" », avec une dotation initiale de 150 milliards[3], alimenté ensuite par « 2 points de TVA supplémentaires (hors produits essentiels) qui permettrait de constituer un actif national de 600 milliards à quinze ans et 1000 milliards à vingt ans ». Pour payer des pensions ? Non : « de quoi financer une politique d’investissement pour nos entreprises, accélérer la transformation écologique, soutenir les secteurs stratégiques et partager la valeur créée avec les citoyens ». Ah, mais, il ajoute : « au moment de la retraite, cet investissement pourrait être utilisé par chaque Français pour compléter son premier étage de retraite ». Passons sur le fait qu’un investissement ne peut pas servir à payer des prestations et que c’est seulement le résultat de cet investissement qui pourrait éventuellement le faire. Mais n’anticipons pas, voyons d’abord le troisième étage : « l’épargne mobilisée au service du pays ».
Il faudrait étendre à tous les Français le plan d’épargne retraite (PER). Et ainsi « drainer intelligemment 3 000 milliards d’euros d’épargne vers l’investissement productif ». C’est là qu’on touche le fond (sans s) des croyances libérales illogiques et donc non scientifiques (eh oui, il y a un peu de science dans l’économie au milieu de beaucoup d’idéologie). Trois erreurs.
Premièrement, tous les organismes statistiques des pays riches déplorent un trop-plein d’épargne. En France, on a battu des records pour le taux d’épargne en 2025 : 18,5% du PIB. Dans la zone euro, le taux est de 15,4 %. Pourquoi faudrait-il en ajouter ? Ah, ça, mais, pour investir, cher monsieur. Ainsi, l’éminent économiste Jean-Marc Daniel affirme : « La priorité absolue doit être de renforcer notre épargne, celle-ci étant à l’heure actuelle globalement insuffisante puisque notre balance des paiements courant est en déficit. »[4]
Deuxième erreur : ce n’est pas l’épargne qui détermine la décision d’investir. Le flux d’investissement n’est pas engendré par le flux d’épargne, c’est exactement l’inverse. Dans une économie monétaire comme le capitalisme, il y a une rupture entre l’acte de non-consommation (donc d’épargne) et celui d’investissement parce que, investir est l’acte par lequel les entreprises doivent acheter les biens d’équipement à d’autres entreprises, mais pas aux épargnants ! Dès lors, le refrain selon lequel il faudrait orienter l’épargne vers tel ou tel objectif n’a aucun sens. L’investissement (privé ou public) est une décision stratégique qui n’a rien à voir avec un stock d’épargne existant. Je renvoie à un texte précédent sur ce blog[5].
Blanquer et la plupart des commentateurs répètent à l’envi un lieu commun véhiculé depuis les centres fondateurs des politiques néolibérales comme la Banque mondiale. Et aussi comme le Fonds monétaire international qui, à la même époque que la Banque mondiale, avouait sans ambages : « Un système de retraite par répartition peut déprimer l’épargne nationale parce qu’il crée de la sécurité sociale. »[6] Il convient donc de créer de l’insécurité dans la société.
Mais, cher monsieur, l’insécurité vient de l’évolution démographique : trop de vieux à prendre en charge par des actifs de moins en moins nombreux. Il faut donc « compléter » le système par répartition. Troisième erreur, la plus grossière peut-être. Quel que soit le système, ce sont toujours les travailleurs actifs du moment qui prennent en charge les personnes inactives du moment. Il n’existe pas de congélateur de revenus pour les verser à l’avenir : les revenus sont un flux courant engendré par l’activité courante. C’est le b-a-ba de l’économie politique. Rien ne tombe du ciel. Tous les revenus sont engendrés par le travail productif. Quand un fonds de pension ou une compagnie d’assurances doivent verser des pensions, ils vendent des actifs financiers à d’autres souscripteurs, qui sont actifs par définition. Le capital est stérile, autre leçon de l’économie politique.
Une leçon qu’ignorent les éditorialistes des Échos, mais aussi ceux du Monde : « Le pays ne pourra pas faire l’économie d’un ajustement de notre système de retraite par répartition qui, justement, repose entièrement sur la démographie »[7]. Comme si la règle ne prévalait pas aussi pour la capitalisation. L’ignorance la dispute ici à l’aveuglement idéologique. S’il y a un défi à relever, ce n’est pas pour le système de retraite par répartition. C’est pour l’ensemble de la société qui ne pourra pas évacuer éternellement la répartition de la valeur ajoutée (par le travail !), en repoussant, comme pour la taxe Zucman, aux calendes grecques une autre répartition des revenus et en faisant de la hausse progressive des cotisations sociales un tabou infranchissable.
Si la théorie ne suffit pas pour convaincre de l’inanité des projets de capitalisation, on peut se tourner vers les initiatives de certains pays, voulant imiter les États-Unis qui sont passés progressivement d’un système par capitalisation à prestations définies à l’avance à un système à cotisations définies. Ainsi, on apprend dans Les Échos (décidément, ce journal est une mine inépuisable) qu’une réforme des fonds de pension néerlandais est en cours pour justement transformer le système à prestations définies en un système à cotisations définies[8]. Dans le système actuel, les fonds de pension se couvrent par des achats de bons du Trésor à long terme, considérés comme sûrs. Dorénavant, ils s’évertueront à chercher des placements très rémunérateurs et immédiats. Autrement dit, ce qui est prévu, c’est l’accélération de la financiarisation du capitalisme. Et le chancelier allemand Friedrich Merz ne pense pas autrement puisqu’il prépare un « plan révolutionnaire d’épargne retraite » en octroyant à chaque enfant, de 6 ans jusqu’à 18 ans, 10 euros par mois capitalisés[9].
Conclusion : la retraite par capitalisation est une escroquerie intellectuelle et une escroquerie tout court, puisqu’il s’agit de faire financer les retraites des pays riches par les travailleurs du monde entier payés au lance-pierre pour assurer des placements rémunérateurs. Le capitalisme financier est le masque d’un impérialisme qui ne dit pas son nom[10]. Les penseurs qui penchent en sa faveur sont des religionnaires du fétichisme de l’argent :
« Dès lors, c’est dans le capital productif d’intérêt que ce fétiche automatique trouve son expression parfaite, la valeur qui s’engendre elle-même, l’argent qui enfante l’argent : sous cette forme, nulle cicatrice de trahit plus sa naissance. Le rapport social se trouve achevé dans la relation d’une chose, l’argent, avec elle-même. […] En soi, l’argent est déjà virtuellement de la valeur qui fructifie, et c’est comme tel qu’il est prêté (le prêt étant la forme de vente pour cette marchandise spéciale). L’argent acquiert ainsi la possibilité d’engendrer de la valeur, de rapporter de l’intérêt, de la même manière qu’il est dans la nature du poirier de donner des poires. »[11]
Avec la Banque mondiale, Blanquer et les autres, les véritables poires risquent d'être les travailleurs et les retraités, hommes et femmes encore plus.
[1] World Bank, « Averting the Old Age Crisis : Policies to Protect the Old and Promote Growth »,Policy Research Bulletin, 5° volume, n° 4, août-octobre 1994, https://documents1.worldbank.org/curated/en/973571468174557899/pdf/multi-page.pdf.
[2] Voir par exemple, Christiane Marty, « La retraite par points défavorise plus encore les femmes », Les Possibles, n° 17, Été 2018, https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-17-ete-2018/debats/article/la-retraite-par-points-defavorise-plus-encore-les-femmes ; L’enjeu féministe des retraites, La Dispute, 2023.
[3] Issue de la fusion de l’Agence des participations de l’État, du Fonds de réserve pour les retraites et du régime additionnel de la Fonction publique).
[4] J.-M. Daniel, « Construire la croissance de demain », Les Échos, 17 décembre 2025. Dans ce texte, il ya un point technique que j’ai abordé autrefois dans « L’équilibre comptable macroéconomique d’une économie monétaire, petite note technique », 23 mars 2015, https://harribey.u-bordeaux.fr/travaux/monnaie/equilibre-comptable.pdf.
. S’il y a un déficit du commerce extérieur, l’équilibre est établi par le financement bancaire et le solde budgétaire.
[5] J.-M. Harribey, « Affecter l’épargne a-t-il un sens ? », 30 septembre 2025, https://blogs.mediapart.fr/jmharribey/blog/300925/affecter-lepargne-t-il-un-sens.
.
[6] G.A. Mackenzie, P. Gerson et A. Cuevas, « Can Public Pension Reform Increase Saving ? », International Monetary Fund, Occasional Paper n° 153, 1997.
[7] Éditorial anonyme, « La France doit se préparer au défi démographique », Le Monde, 5 décembre 2025.
[8] G. Benoît, « Une réforme des fonds de pension risque de faire flamber les taux de la dette d’État », Les Échos, 17 décembre 2025.
[9] T. Madelin, « L’Allemagne lance sont plan révolutionnaire d’épargne retraite », Les Échos, 18 décembre 2025.
[10] Pour un complément, voir des anciens textes comme : J.-M. Harribey, « Dupont et Dupond : Vive la capitalisation ! Je dirais même mieux : vive la capitalisation ! », Note pour les Économistes atterrés, 23 février 2023, https://harribey.u-bordeaux.fr/travaux/retraites/vive-capitalisation.pdf ; « L’éternel retour des erreurs passées », Note pour les Économistes atterrés, 7 février 2025, https://harribey.u-bordeaux.fr/travaux/retraites/note-retraites-2025.pdf ; « La capitalisation: une captation de la rente mondiale pendant que les travailleurs… travaillent », Note pour les Économistes atterrés, 21 février 2025, https://harribey.u-bordeaux.fr/travaux/retraites/fiche-capitalisation.pdf ; « Retraites : tout est factuellement faux dans l’argumentaire en faveur de la capitalisation » (avec P. Khalfa et C. Marty), Le Monde, 13 juin 2025, https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/06/13/retraites-tout-est-factuellement-faux-dans-l-argumentaire-en-faveur-de-la-capitalisation_6612666_3232.html
[11] K. Marx, Le Capital, Livre III, dans Œuvres, Gallimard, La Pléiade, tome II, 1968, p. 1152.