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Billet de blog 22 octobre 2025

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Les innovations techniques et la croissance endogène

Le « prix Nobel d’économie » 2025 a été attribué à Joël Mokyr, Philippe Aghion et Peter Howitt pour leurs travaux sur la croissance économique entraînée par les innovations techniques et les connaissances elles-mêmes liées à l’éducation.

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Le « prix Nobel d’économie » 2025 a été attribué à Joël Mokyr, Philippe Aghion et Peter Howitt pour leurs travaux sur la croissance économique entraînée par les innovations techniques et les connaissances, elles-mêmes liées à l’éducation. C’est l’occasion de revenir sur la notion de croissance endogène qui, au cours des dernières décennies, a tenté de renouveler la théorie néoclassique de la croissance. En introduction à cette note, je mets le texte de ma chronique pour Politis du 30 octobre 2025 et que j'ai publiée dans le texte précédent sur ce blog : « La Banque de Suède comprend-elle la technique ? », à laquelle on peut se reporter avant d'entrer dans le "dur" du sujet.

            1. La théorie de la croissance économique dans la version néoclassique standard

La théorie de la croissance économique fut modélisée par Robert Solow[1] dans les années 1950 par une fonction de production de type Cob-Douglas[2] dans laquelle deux « facteurs de production », le travail et le capital, étaient censés expliquer le taux de croissance économique. Appliquée pour vérification aux économies de l’époque, elle laissait voir un « résidu » inexpliqué que l’on attribua au progrès technique, mais un progrès technique exogène à l’économie, c’est-à-dire comme, en quelque sorte, tombé du ciel au fur et à mesure que le temps s’écoule inexorablement. À cet inconvénient allait essayer de répondre la théorie de la croissance endogène.

Mais la modélisation originelle comportait des contradictions qu’il faut rappeler car il faudra examiner ensuite si la croissance endogène y remédie.

La relation entre la production et les facteurs de production est-elle exprimée en quantités physiques ou en monnaie ? Si c’est en monnaie, parce qu’il y a une multitude de produits, on raisonne à l’échelle de l’ensemble de l’économie, et elle intègre l’effet des prix sur les combinaisons productives, en particulier la modification des prix relatifs des biens intermédiaires et des biens capitaux par rapport à ceux du travail.

Les facteurs de production sont-ils homogènes ? Dans le cas contraire, il faut là aussi les mesurer en monnaie. Par exemple, la valeur du capital dépend du taux d’intérêt actualisant les productions futures qu’il permettra de réaliser et actualisant aussi la valeur d’équipements mis en œuvre à des dates différentes. Or, dans la théorie néoclassique, le taux d’intérêt est la rémunération du capital égale à la productivité marginale de celui-ci. Calculer la productivité marginale du capital suppose de connaître la valeur du capital. C’est un raisonnement circulaire qu’avait mis en évidence Joan Robinson (voir plus loin).

L’hypothèse de substituabilité parfaite des facteurs est indispensable pour raisonner mathématiquement à la marge et appliquer le calcul différentiel. Mais elle correspond peu à la réalité économique car celle-ci ne peut être représentée par une fonction mathématique continue. Par exemple, on ne peut pas passer d’une machine mobilisant le travail de x personnes à une machine mobilisant n’importe quel nombre de personnes. C’est dire que le capital et le travail ne peuvent pas prendre n’importe quelle valeur positive.

Les fonctions de production macroéconomiques standards adoptent l’hypothèse des rendements constants pour pouvoir rémunérer les facteurs de production à leur productivité marginale, alors que les fonctions de production microéconomiques reposent sur la croissance du coût marginal, c’est-à-dire correspondent à la partie croissante de la courbe de coût marginal où les rendements sont décroissants.

Dans le modèle de base néoclassique, le taux de croissance économique devrait être égal à la somme des taux de croissance du capital et du travail pondérés respectivement par la part des profits et des salaires dans le revenu national. Or, le taux de croissance économique constaté dépassait de beaucoup la somme de ces deux éléments pendant les Trente Glorieuses, à l’époque où furent élaborés les modèles de croissance. Une part importante de la croissance, appelée résidu, restait inexpliquée sinon par un ensemble d’éléments baptisés progrès technique et éléments d’ordre institutionnel.

Il a donc fallu introduire dans l’analyse un facteur expliquant la croissance en l’absence de variation des quantités de facteurs traditionnels utilisés ou en plus de celle-ci. Afin de ne pas perturber le bon fonctionnement de leurs modèles, les néoclassiques ont supposé que le progrès technique ne modifiait pas la répartition des revenus. Or, le théorème d’Euler stipule qu’avec une fonction de production à rendements constants (fonction homogène de degré 1), le revenu national tiré de la production est affecté en totalité aux salaires et aux profits. Donc il ne peut y avoir de rémunération pour un troisième facteur appelé progrès technique.

La solution fut apportée par les mathématiciens qui fournirent une fonction de production qui donne une décomposition du taux de croissance intégrant la part de croissance expliquée par le progrès technique et inexpliquée par la variation des quantités de capital et de travail utilisées, et où le progrès technique est alors conçu comme un trend constant dans le temps à partir d’un certain niveau de départ. C’est-à-dire telle que le taux de croissance de la production soit :

dQ/Q = λ dt + a dK/K + b dL/L

où λ représente la constante ad hoc.

On a donc une décomposition du taux de croissance économique faisant apparaître les contributions respectives à la croissance de chaque facteur, dont le progrès technique, sans qu’il soit nécessaire d’envisager la rémunération de ce dernier, question qui est ainsi évitée. Dès lors, le « résidu » reçut le nom de productivité totale (ou globale[3]) des facteurs.

Les modèles de croissance prenant en compte le progrès technique considèrent celui-ci comme autonome, c’est-à-dire se manifestant même si les facteurs traditionnels du capital et du travail ne varient pas. Mais reste une dernière question : le progrès technique même autonome affecte-t-il les relations entre les autres facteurs ?[4]

           2. La critique cambridgienne ou post-keynésienne

Joan Robinson[5] avait souligné la difficulté d’additionner les différents types de capital technique dans une fonction de production agrégée, difficulté qu’avait déjà repérée Knut Wicksell. Le capital étant hétérogène, d’autant plus qu’il est mis en service à des périodes différentes, il ne peut être évalué physiquement et son introduction dans la fonction de production ne peut se faire que par l’intermédiaire des prix. Mais pour le mesurer monétairement, il faudrait pouvoir appliquer un taux d’actualisation aux différents éléments du stock de capital, donc connaître le taux de profit que l’on se proposait justement d’expliquer. Autrement dit, la valeur du capital est fonction des profits qu’il permet d’obtenir, or ceux-ci ne peuvent être déduits de la productivité marginale du capital qui suppose de connaître la valeur du capital introduit dans la fonction de production. On ne sort de ce cercle vicieux, selon Gérard Duménil, que par « la mise à l’écart de la notion de productivité marginale du capital » [6]. La conséquence la plus rédhibitoire de cette contradiction pour la théorie dite de la valeur-utilité est l’impossibilité d’expliquer simultanément la valeur du stock de capital et le taux d’intérêt. Pierre Salama résume ainsi le problème : « Aussi bien au niveau micro que macro, nous sommes devant une contradiction. Soit nous connaissons le taux de profit, auquel cas nous pouvons mesurer le capital et calculer la productivité marginale de ce facteur, mais nous ne pouvons plus calculer le taux de profit, puisque nous nous le sommes donné. Soit nous ne connaissons pas le taux de profit et nous ne pouvons pas calculer la productivité marginale du capital et donc déterminer le taux de profit ! […] La productivité marginale ne peut déterminer la rémunération d’un facteur, ce qui, en termes clairs, signifie tout simplement que la loi de la valeur néo-classique est totalement incohérente, même quand on accepte ses hypothèses de départ ! » [7] La théorie de la valeur-utilité peut donc être interprétée comme une tentative de donner un soubassement au « fantasme » de la productivité du capital que déjà Aristote dénonçait et que Marx a démystifié[8].

La théorie néoclassique n’a pas de théorie de la valeur, ni a fortiori de théorie du profit. Elle enseigne que l’optimum du consommateur est tel que les rapports des prix sont égaux aux rapports des utilités marginales ou encore aux taux marginaux de substitution entre les biens. Quand bien même cette égalité serait correcte, elle ne pourrait être tenue comme fondement de l’échange puisqu’elle en est un résultat. C’est ce qui fait dire à Jacques Sapir : « La vision traditionnelle de l’équilibre, telle qu’elle est propagée par la TEG [théorie de l’équilibre général], est en effet un discours circulaire (l’équilibre se caractérise par des échanges aux bons prix, mais ces prix doivent être connus avant l’échange tout en en résultant), et une vision de l’économie qui tend à abolir les institutions. »[9]

Détachant la fixation des prix des conditions matérielles et sociales de production, la théorie néoclassique ne peut concevoir de fondement aux prix avant l’échange. Or, et c’est une contradiction qu’avait relevée Kaldor, les prix doivent être connus avant celui-ci pour que le marché puisse jouer le rôle d’équilibre que lui assigne la théorie. Conscients de cette contradiction, les néoclassiques oscillent entre ce raisonnement et un autre : ils supposent les prix donnés pour expliquer les choix des consommateurs, mais, alors, la construction de l’équilibre général s’effondre puisque, les prix étant donnés, le modèle ne peut plus les expliquer : « De fait, le commissaire-priseur walrasien n’est que la personnification symbolique d’une hypothèse cruciale pour la cohérence du modèle : l’extériorité des prix », écrit Hubert Brochier[10].

Joan Robinson concluait que « la fonction de production a été un instrument d’abêtissement très efficace »[11]. De toute façon, la fonction de production utilisée par les néoclassiques est inopérante puisqu’elle ne pourrait être définie que dans une économie où il n’y aurait qu’une seule marchandise à la fois intrant et extrant. La tentative de P.A. Samuelson en 1962 d’introduire des biens multiples s’est soldée par un échec. Et la controverse sur le retour des techniques s’est achevée à son désavantage : la baisse du salaire relativement à la rémunération du capital ne conduit pas nécessairement à une diminution de l’intensité capitalistique et sa hausse ne conduit pas nécessairement à une augmentation de l’intensité capitalistique[12].

La fonction de production néoclassique n’a plus de validité scientifique ; en revanche, elle fonctionne en tant que croyance, ainsi que le reconnaît C.E. Ferguson : « La validité de la critique cambridgienne est incontestable, mais son importance est une affaire empirique ou économétrique qui dépend du degré de substitution toléré dans le système. Jusqu’à ce que les économétriciens nous donnent la réponse, faire confiance à la théorie économique néoclassique est une affaire de foi. Personnellement, j’ai la foi. »[13]

          3. La croissance endogène chez Aghion et quelques autres

L’article qui a lancé la recherche de Philippe Aghion, écrit en collaboration avec Peter Howit, les deux lauréats du prix de la Banque de Suède en 2025, est intitulé « Un modèle de croissance par la destruction créatrice »[14], et fut publié en 1992. Les auteurs expliquent leur objectif : « Cet article présente un modèle de croissance économique basé sur le processus de destruction créatrice de Schumpeter. La croissance résulte exclusivement du progrès technique, lui-même issu de la concurrence entre les entreprises de recherche génératrices d'innovations. Chaque innovation consiste en un nouveau bien intermédiaire permettant de produire le produit final plus efficacement. Les entreprises de recherche sont motivées par la perspective de rentes de monopole qu'elles peuvent capter lorsqu'une innovation réussie est brevetée. Or, ces rentes seront à leur tour détruites par l'innovation suivante, qui rendra obsolète le bien intermédiaire existant. »[15]

Le premier problème que pose la source de la croissance économique attribuée « exclusivement » au progrès technique est la dissociation de celui-ci du travail et des rapports sociaux dans lesquels le travail est mis en œuvre. Cela nous permet de revenir sur la fonction de production et le choix de considérer les facteurs de production traditionnels (capital et travail) uniquement d’un point de vue quantitatif, comme si les instruments de production restaient, dans cette fonction, immuables, comme si le travail, tant manuel qu’intellectuel, ne variait pas qualitativement dans le temps. Ainsi, la dénommée productivité totale des facteurs est maximale quand les facteurs sont calculés en ne tenant compte que du nombre de machines et du nombre d’emplois (ou de la quantité d’heures de travail). Elle est réduite à zéro si les caractères qualitatifs sont intégrés aux facteurs. Comment trancher ce dilemme ?

C’est là que réside le paradoxe, sinon la contradiction, de la thèse d’Aghion et des auteurs de la croissance endogène. Puisque l’éducation et les connaissances de manière générale sont à l’origine de la mise au point et de la mise en œuvre des innovations techniques, cela signifie qu’on ne peut pas séparer celles-ci des travailleurs qui les portent et qui les intègrent à leur savoir-faire. Il s’ensuit un deuxième problème : le progrès technique résulterait aussi de la concurrence entre les entreprises de recherche. Quel chercheur peut croire que les découvertes scientifiques et techniques ne sont pas avant tout le fruit de la collaboration et de la coopération ? Si les lauréats du prix de la Banque de Suède soulignent le rôle des institutions au sein desquelles ces connaissances sont enseignées et divulguées, ils devraient en conclure que l’imputation « exclusive » de la dynamique économique au progrès technique pensé individuellement est une impasse théorique.

Aghion et Howitt exposent leurs hypothèses ainsi : « Il existe trois classes d'objets échangeables : le travail, les biens de consommation et les biens intermédiaires. Il existe un continuum d'individus à durée de vie infinie, avec des préférences additives inter-temporelles identiques définies sur la consommation tout au long de la vie, et un taux de préférence temporelle constant r > 0. L'utilité marginale de la consommation est supposée constante ; r est donc également le taux d'intérêt. L’offre de travail ne présente aucune désutilité. Il existe trois catégories de travail : le travail non qualifié, qui ne peut être utilisé que pour produire le bien de consommation ; le travail qualifié, qui peut être utilisé soit pour la recherche, soit pour le secteur intermédiaire ; et le travail spécialisé, qui ne peut être utilisé que pour la recherche. »[16]

Reprenons : les préférences sont celles d’un « individu représentatif »[17] (nous sommes donc dans une robinsonnade !) ; l’utilité marginale de la consommation est constante (ce qui veut dire non-satiété et donc croissance infinie !) ; le taux de préférence temporelle est constant (le choix d’aujourd’hui sera celui de demain !) ; le travail qu’offre le travailleur n’a aucune désutilité (on peut donc lui proposer de travailler toujours plus, il n’y verra aucun inconvénient !) ; il existe plusieurs sortes de travail en fonction de la qualification (le marché du travail est segmenté, sur lequel est possible une certaine substitution entre le travail qualifié et non qualifié !). Il faut se rendre à l’évidence : le modèle Aghion-Howitt reste confiné à l’intérieur du modèle néoclassique que la théorie de la croissance endogène n’a pas quitté.

La théorie de la croissance endogène modélise les rendements croissants, au contraire du modèle de base de Solow, mais, ce faisant, elle rompt l’équivalence entre équilibre concurrentiel et optimum collectif à la Pareto. Aghion et Howitt louent l’influence des entreprises monopolistiques qui réussissent à engendrer des rentes sans lesquelles les innovations se raréfieraient. La tendance contemporaine est au renforcement des monopoles parallèlement à l’avènement des nouvelles technologies et aujourd’hui de l’intelligence artificielle. On commence juste à mesurer l’énormité des investissements réalisés par les Big tech, de façon à être seuls à capter les rentes[18]. Si la théorie de nos auteurs « schumpétériens » était vérifiée, on devrait constater un regain de croissance dans le capitalisme de ce début du XXIe siècle. C’est tout le contraire. On peut sans doute même établir un lien entre d’un côté le renforcement d’une économie de captation de rentes et l’accroissement important des patrimoines financiers et immobiliers, et de l’autre l’affaiblissement de la croissance économique. L’économiste Patrick Artus constate que, tant aux États-Unis qu’en Europe, « la richesse accumulée croît plus vite que la production réelle, bouleversant les équilibres économiques » et qu’« un tel degré de concentration peut peser sur la croissance », car « dans une économie où une minorité contrôle l’essentiel des capitaux, les décisions d’investissement émanent d’un nombre restreint d’acteurs. Ce monopole décisionnel réduit la diversité entrepreneuriale et freine l’innovation »[19]. Dans une veine encore plus critique, Cédric Durand note à propos de la principale innovation technique actuelle que « Le mode de production capitaliste repose intrinsèquement sur la domination du capital sur le travail. Là aussi, l’investissement dans le capital fixe et l’intelligence artificielle est un atout majeur, dans la mesure où ces technologies permettent de mieux contrôler le travail et de prendre une avance sur lui. […] Dès lors, l’investissement dans l’intelligence artificielle s’inscrit dans la continuité fonctionnelle de l’investissement en capital fixe dans le fonctionnement du capitalisme générique »[20]. Et Durand d’ajouter en faisant référence aux travaux d’Aghion : « Du point de vue de la croissance, aucun renouveau de la dynamique capitaliste n’est observé. Ce constat remet sérieusement en cause les prédictions des économistes néo-schumpétériens. »[21]

En intégrant l’hypothèse de rendements croissants, le progrès technique résulte-t-il des choix individuels des grandes entreprises faisant de la recherche ? On a vu plus haut que les modèles de croissance endogène ont été élaborés pour remédier aux défauts des analyses néoclassiques traditionnelles, mais ils opèrent un retournement, aux antipodes des conclusions normatives habituelles : l’État doit intervenir pour que le maximum d’externalités positives soient engendrées. De plus, les externalités ne peuvent exister qu’en présence de centres multiples dont les décisions ne sont pas par définition coordonnées, ou que le marché coordonne mal. Or, les modèles néoclassiques raisonnent tous à partir d’un agent unique considéré comme représentatif.

En dépit du retournement précédent, ces modèles ont une portée idéologique immense car le travail a disparu pour laisser la place à du capital humain[22] dont la constitution résulterait d’un calcul rationnel des individus comparant le coût d’une période d’éducation supplémentaire et la somme des revenus actualisés supplémentaires qu’ils espèrent en retirer ensuite. Si l’endogénéisation du progrès technique pourrait apparaître a priori comme une avancée par rapport au modèle de base néoclassique, en réalité elle est réduite à dépendre des décisions individuelles. Ce n’est même pas à la hauteur de la coordination pensée par Walras.

On pourrait s’étonner de la débauche d’énergie consacrée à énoncer une évidence : l’éducation est utile à la productivité. Dans La richesse des nations, Smith avait réduit la future théorie du capital humain à une simple banalité : « Quand on a établi une machine coûteuse, on espère que la quantité extraordinaire de travail qu’elle accomplira avant d’être tout à fait hors de service remplacera le capital employé à l’établir, avec les profits ordinaires tout au moins. Un homme qui a dépensé beaucoup de temps et de travail pour se rendre propre à une profession qui demande une habileté et une expérience extraordinaires, peut être comparé à une de ces machines dispendieuses. On doit espérer que la fonction à laquelle il se prépare lui rendra, outre les salaires du simple travail, de quoi l’indemniser de tous les frais de son éducation, avec au moins les profits ordinaires d’un capital de la même valeur. »[23] Smith avait déjà repéré l’essentiel ainsi que les possibles contresens : l’utilisation du terme « travail » pour désigner la rotation des machines, l’éducation réduite à un choix individuel, et le salaire vu comme un retour sur investissement.Rémy Herrera a pointé la fascination exercée par ces modèles sur beaucoup de courants parmi lesquels figurent, dit-il, « keynésiens, institutionnalistes, régulationnistes, même certains "marxistes du capitalisme cognitif" »[24] à cause des recommandations faites à l’État pour intervenir. Bien entendu, ils ne pensent pas le capital comme un rapport social, tous le réduisent à une chose ou un ensemble de choses dont on peut grossir à l’envi l’inventaire : « Le "capital" en question peut correspondre à n’importe quel facteur sujet à accumulation (capital-connaissance, infrastructurel, humain…), à la condition mathématique de relier positivement cette chose à la productivité. »[25] On pourrait ajouter à cette liste le « capital naturel » cher aux néoclassiques et à certains écologistes.

En conclusion, Aghion, Howitt et quelques autres ne savent pas penser le capitalisme. Et ils effleurent le rôle des institutions et de l’État, en ne voyant pas que ce rôle est incompatible avec un raisonnement en termes d’agent individuel représentatif. On comprend alors que les réformes proposées par le professeur au Collège de France soient toutes allées dans le sens des politiques de l’offre et de la marchandisation des activités. La marchandisation de la culture, de la connaissance, de la recherche et de l’éducation est devenue une finalité du capitalisme néolibéral, et plus encore du libertarisme qui gagne un peu plus chaque jour du terrain. Et le comble est atteint par l’Académie royale de Suède qui salue « la croissance soutenue » [pas soutenable ; en anglais, elle dit : « sustained growth becoming the new normal » [26], et pas sustainable] comme « une nouvelle normalité »…

Admettons un instant que les innovations techniques au cours de la quatrième révolution industrielle que nous vivons « grâce » à l’intelligence artificielle procureraient un surcroît de productivité du travail et donc de croissance économique, il est probable que la concentration et le gigantisme des firmes qui la propulsent provoqueraient un accroissement de la part du capital dans le revenu produit et corrélativement une baisse de celle du travail, en lien avec le rapport des forces que ces firmes imposent. De quoi rappeler aux tenants de la « nouvelle normalité » que le capitalisme est une société de classes.

[1] R. Solow, « A Contribution to the Theory of Economic Growth », Quaterly Journal of Economics, vol. 70, 1956, p. 65-94, https://home.ufam.edu.br/salomao/Macro%20II/3%C2%AA%20Prova/Artigos/A%20contribution%20to%20the%20theory%20of%20Economic%20Growth%20SOLOW.pdf.

[2] Sur la critique de la fonction de production, voir B. Guerrien, « Fonction de production agrégée et idéologie », 2017, http://bernardguerrien.com/wp-content/uploads/2017/07/FoncProduction_et_Ideologie.pdf ; B. Guerrien et O. Gun, « En finir pour toujours avec la fonction de production agrégée ? », Revue de la régulation, n° 15, printemps 2015, http://regulation.revues.org/10802. Pour une présentation technique de la fonction de production, voir J.-M. Harribey, « La fonction de production, 2003, https://harribey.u-bordeaux.fr/cours/fonction-production.pdf.

[3] Les deux expressions « totale » et « globale » rendent la même signification économique, mais la productivité totale des facteurs est obtenue à partir de la moyenne géométrique pondérée de l’évolution du volume de chaque facteur, tandis que la productivité globale s’obtient à partir de leur moyenne arithmétique. Voir J.M. Harribey, « La productivité totale des facteurs », 2003, https://harribey.u-bordeaux.fr/cours/ptf.pdf.

[4] Les modèles de croissance prenant en compte le progrès technique considèrent celui-ci comme autonome, c’est-à-dire se manifestant même si les facteurs traditionnels du capital et du travail ne varient pas. Autrement dit, le progrès technique, autonome, est-il neutre ? Trois façons de répondre (Hicks, Harrod, Solow) qu’on n’aborde pas ici (voir J.-M. Harribey, « La fonction de production », https://harribey.u-bordeaux.fr/cours/fonction-production.pdf).

[5] J. Robinson « The Production Function and the Theory of Capital », Review of Economic Studies, vol. XXI, 1953-57, p. 81-106.

[6] G. Duménil, De la valeur aux prix de production, Une réinterprétation de la transformation, Paris, Economica, 1980, p. 9.

[7] P. Salama, Sur la valeur, Paris, F. Maspero, 1975, p. 82-83.

[8] K. Marx [Le Capital, Livre I, 1867, dans Œuvres, Paris, Gallimard, La Pléiade, tome 1, 1965, p. 1113-1114] avait ironisé à plusieurs reprises sur les vertus prolifiques du capital : « C’est la propriété naturelle du travail qu’en créant de nouvelles valeurs, il conserve les anciennes. A mesure donc que ses moyens de production augmentent d’efficacité, de masse et de valeur, c’est-à-dire à mesure que le mouvement ascendant de sa puissance productive accélère l’accumulation, le travail conserve et éternise, sous des formes toujours nouvelles, une ancienne valeur-capital toujours grossissante. Mais, dans le système du salariat, cette faculté naturelle du travail prend la fausse apparence d’une propriété qui est inhérente au capital et l’éternise ; de même les forces collectives du travail combiné se déguisent en autant de qualités occultes du capital, et l’appropriation continue de surtravail par le capital tourne au miracle, toujours renaissant, de ses vertus prolifiques. » Voir aussi K. Marx Le Capital, Livre II et Livre III, 1885 et 1894, dans Œuvres, Paris, Gallimard, La Pléiade, tome 2., 1968, p. 383]. De la même façon, J.M. Keynes [Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, 1936, Paris, Payot, 1969, p. 223] refusait d’utiliser la notion de capital productif. S. Latouche [Epistémologie et économie, Essai sur une anthropologie sociale freudo-marxiste, Paris, Ed. Anthropos, 1973, p. 319] résume ainsi : « La fécondité du capital est un cas particulier du fétichisme de la marchandise. » Pour une synthèse récente, J.-M. Harribey, En quête de valeur(s), Vulaines-sur-Seine, Éd. du Croquant, 2024.

[9] J. Sapir, Les trous noirs de la science économique, Essai sur l’impossibilité de penser le temps et l’argent, Paris, Albin Michel, 2000, p. 73.

[10] H. Brochier, « A propos de l’individualisme méthodologique : l’ouverture d’un débat », Revue d’économie politique, n° 104 (1), janvier-février 1994, p. 44.

[11] J. Robinson, 1953-54, p. 81. Elle proposa ultérieurement dans de nombreuses publications de résoudre la question de la valeur du capital : pour une présentation complète, voir G. Jorland, Les paradoxes du capital, Paris, Odile Jacob, 1995. Après la publication de Production de marchandises par des marchandises par P. Sraffa en 1960 (Paris, Dunod, 1970), la controverse resurgit avec la tentative avortée de P.A. Samuelson [« Parable and Realism in Capital Theory : The Surrogate Production Function », Review of Economic Studies, vol. XXIX, 1962, p. 193-206, https://scispace.com/pdf/parable-and-realism-in-the-theory-of-capital-a-4ksx22nk85.pdf] au sujet du retour des techniques.

[12] Pour la démonstration, voir P. Salama, 1975, p. 104-107 ; B. Guerrien, La théorie néo-classique, Bilan et perspectives du modèle d’équilibre général, Paris, Economica, 3e éd., 1989, p. 303-307 ; G. Jorland, 1995, p. 409-464.

[13] Cité par G. Jorland, 1995, p. 448.

[14] P. Aghion et P. Howit, « A Model of Growth Through Créative Destruction », Econometrica, Vol. 60, No. 2, March, 1992, p. 323-351, https://dash.harvard.edu/server/api/core/bitstreams/7312037d-2b2d-6bd4-e053-0100007fdf3b/content.

[15] Ibid., p. 349. Traduction non brevetée.

[16] Ibid., p. 327.

[17] Ibid., p. 323.

[18] Voir D. Plihon, Les capitalismes contemporains, Paris, La Découverte, Repères, 2025 ; Fondation Copernic, Que faire de l’IA ? Entre risque et opportunité pour la transformation sociale et écologique, Vulaines-sur-Seine, Éd. du Croquant, 2025. Recension dans J.-M. Harribey, « Le(s) capitalisme(s) sur fond de révolution technique à base d’IA », Les Possibles, n° 43, Automne 2025, https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-43-automne-2025/dossier-basculement-economique-monetaire-et-financier/article/le-s-capitalisme-s-sur-fond-de-revolution-technique-a-base-d-ia.

[19] P. Artus, « Patrimoines en hausse, croissance en berne », Le Monde, 19 et 20 octobre 2025 ; je souligne.

[20] C. Durand, Faut-il se passer du numérique pour sauver la planète ?, Paris, Éd. Amsterdam, 2025, p. 55-56.

[21] Ibid., p. 29.

[22] Sur la critique du capital humain, voir É. Poulain, « Le capital humain, d’une conception substantielle à un modèle représentationnel », Revue économique, vol. 52, n° 1, janvier 2001, p. 91-116.

[23] A. Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, Paris, GF-Flammarion, 1992, tome 1, p. 175.

[24] R. Herrera, « L’État contre le service public ? La face cachée de la croissance endogène », Actuel Marx, « Violence de la marchandisation », n° 34, second semestre 2003, p. 147-160, ici p. 153. Sur la critique du capitalisme cognitif, voir M. Husson, « Sommes-nous entrés dans le "capitalisme cognitif" ? », Critique communiste, n° 169-170, été-automne 2003, http://hussonet/free.fr/cogniti.pdf, et J.-M. Harribey, « Le cognitivisme, nouvelle société ou impasse théorique et politique ? », Actuel Marx, n° 36, septembre 2004, p. 151-180, https://harribey.u-bordeaux.fr/travaux/valeur/cognitivisme.pdf.

[25] Ibid., p. 155.

[26] The Royan Swedish Academy, « They show how new technology can drive sustained growth », Communiqué de presse, 13 octobre 2025, https://www.nobelprize.org/prizes/economic-sciences/2025/press-release.

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