On peut se réjouir que Gabriel Zucman – et on peut l’en féliciter – ait réussi à imposer dans le débat public l’idée d’imposer les grandes fortunes et les patrimoines. À voir et en entendre le Medef et les grands patrons pousser des cris d’orfraie à l’encontre de la taxe Zucman[1], on peut se douter qu’elle tape symboliquement là où ça fait mal. Patrick Martin, président du Medef, prévenant d’une grande « mobilisation patronale » ressuscite la lutte des classes tant honnie. Et Bernard Arnault éclate de fureur contre un « pseudo-compétent universitaire ».
Là où ça fait mal symboliquement, en effet, car la taxe Zucman propose de prélever 2 % des fortunes au-delà de 100 millions d’euros quand les prélèvements qu’ils subissent déjà n’atteignent pas ce seuil.
Imaginons un riche qui a une fortune de 101 millions d’euros. La taxe de 2 % serait donc de 2,020 millions €. Il resterait à notre pauvre riche 98,980 millions (davantage s’il a déjà un peu payé des impôts sur le revenu).
Prenons un riche qui possède 1 milliard. La taxe serait de 20 millions. Il resterait à notre très pauvre riche 980 millions.
Enfin Bernard Arnault a, paraît-il (Challenges, 2025, cité par Les Échos, 22 septembre 2025), une fortune de 116,7 milliards. La taxe serait de 2,334 milliards. Il resterait à ce quasi-miséreux 114,366 milliards.
Ce seraient des prélèvements qui ressembleraient à des gouttes d’eau dans l’abondant ruissellement des fortunes. Et Zucman a répondu à l’objection concernant l’inscription de « l’outil de travail » dans l’assiette de la taxe que les revenus du capital étaient largement exilés vers des holdings financiers pour échapper à l’impôt.
La principale critique qui pourrait être faite à la taxe Zucman est qu’elle oublie que les fortunes qu’elle vise, sont en réalité largement fictives puisqu’elles sont constituées d’actifs financiers dont la valeur n’est que celle attribuée par les Bourses en l’absence de leur liquidation. Mais pour énoncer cette critique, il faut disposer d’une théorie de la valeur. Ce qui n’est pas le cas des économistes dominants, ni de la plupart des économistes se réclamant de la social-démocratie.
C’est pour cela qu’il faut regarder attentivement ce qu’en dit Thomas Piketty qui, à au moins deux reprises, est intervenu récemment sur ce problème délicat. D’abord il dit que la taxe Zucman qu’il soutient complètement n’est cependant pas à la hauteur des enjeux de réduction des inégalités et il préfèrerait une taxation progressive avec des taux marginaux croissants. Mais, surtout, il avance désormais l’idée d’une démarchandisation progressive de l’économie. Avec un argument logiquement imparable. À la question posée par les deux journalistes du Monde, Nabil Wakim et Cécile Cazenave : « Mais ce qui permet de financer le modèle social dont vous parlez, c’est bien la croissance de la production. Si tout le monde travaille dans l’éducation ou la santé, qui va financer ces secteurs ? », Thomas Piketty, répond : « C’est une question étonnante ! Dans ce cas-là, qui finance les autres secteurs ? Pourquoi ce serait l’éducation et la santé qui devraient être financées par la production matérielle de béton et non pas le contraire ? »
La réponse de Thomas Piketty est admirable. Elle est en tout point conforme avec la thèse du travail productif dans les secteurs monétaires non marchands que sont notamment l’éducation et la santé. Thèse que je défends et qui est antagonique avec la vision libérale et même avec la vision du marxisme traditionnel.[2]
Thomas Piketty reprend la problématique dans le livre qui rapporte la discussion qu’il a eue avec le philosophe états-unien Michael Sandel[3]. Il dit :
« Supposons ainsi que 99 % de l’économie soit sortie de la sphère marchande. Cela signifie que 99 % des biens et services, comme l’éducation et la santé, sont accessibles gratuitement. La sphère marchande ne représente alors plus que 1 %, et le revenu monétaire correspondant à 1 % du revenu national, car bien entendu, le revenu national devrait inclure – ce qui est dans une certaine mesure déjà le cas dans notre comptabilité – les services publics qui sont disponibles gratuitement. Ainsi, si la composante monétaire du revenu représente que 1 % du revenu national, que vous ayez des écarts de revenus de un à cinq, de un à dix ou de un à vingt dans ce 1 %, cela n’a pas beaucoup d’importance. »[4]
Plus loin, il continue : « La valeur des services de santé et d’éducation qui sont fournis gratuitement est déterminée, dans les faits, par leur coût de production, et cette valorisation revêt un caractère éminemment politique. Techniquement, cela signifie que les salaires et les ressources que nous estimons nécessaires pour l’éducation et la santé déterminent la valeur de ces domaines dans la comptabilité nationale. […] Cette dimension politique de la valorisation existe donc déjà. Aujourd’hui, cette composante représente peut-être 25 ou 30 % de la production de valeur qui est enregistrée dans le revenu national, comptabilisée de cette manière. Mais, à mon avis, à l’avenir, elle pourrait représenter 50, 60, 70, 80 %. »[5]
J’approuve totalement cette vision. J’ajouterai seulement deux choses pour compléter, de sorte que les lecteurs ne soient pas trop perturbés par le côté iconoclaste de cette thèse.
D’abord, il faut distinguer le monétaire du marchand et, par voie de conséquence, le non-monétaire du non-marchand. Ainsi, le 1 % de Piketty dans la première citation ci-dessus est monétaire, de même que les 99 % restants du revenu national, mais ceux-là sont non marchands. En bref, le marchand est obligatoirement monétaire, mais tout le monétaire n’est pas marchand. Ensuite, et c’est le point qui laisse ahuris les deux journalistes du Monde, de même que la quasi-totalité des économistes, il est temps de revenir sur la définition du travail productif. C’est la « validation sociale » du travail qui confère le caractère productif du travail. C’est à Marx que l’on doit ce concept de validation sociale. Dans le modèle pur du capitalisme, c’est le marché qui valide le travail effectué pour produire les marchandises. Dans le capitalisme modulé au cours des décennies par les luttes sociales, c’est également, en plus du marché, la décision politique (la « dimension politique de la valorisation » dit Piketty) de faire produire de l’éducation et du soin qui valide la valeur créée par les éducateurs et les soignants. Valeur qui s’ajoute à celle du produit marchand et qui n’est donc pas soustraite à celle-ci. Piketty dit dans Le Monde qu’il s’agit « en soi d’une création de richesse ». C’est exact, même s’il faudrait dire plus précisément que « c’est une création de valeur en soi » puisque le concept de richesse déborde celui de valeur.
Cela étant précisé, la réduction des inégalités est devenue un impératif. Comme Thomas Piketty, je plaide pour la fixation d’un revenu maximal, par exemple dans une fourchette de 1 à 5.
Aussi, afin de subvertir l’idéologie du caractère prétendument naturel des inégalités et ainsi l’imaginaire bourgeois intériorisé et enraciné culturellement dans les populations, examinons ce que permettrait la fixation démocratique d’un revenu maximum.
Partons du schéma simple donné par l’Insee chaque année sur la distribution des revenus par déciles de la population, allant des 10 % des ménages percevant les revenus les plus faibles aux 10 % percevant les revenus les plus élevés. En ne considérant que les revenus moyens (ce qui réduit beaucoup les écarts) par déciles, l’écart entre le premier et le dernier décile est de 1 à 13, ramené de 1 à 7,3 pour les niveaux de vie par unité de consommation (dans un ménage, le premier adulte compte pour une unité, le second et toute autre personne de plus de 14 ans pour 0,5 unité, et un enfant de moins de 14 ans pour 0,3 unité).
Répartition des revenus disponibles des ménages en 2018
Voir le graphiquehttps://harribey.u-bordeaux.fr/travaux/valeur/repartition.pdf
Insee Références, Revenus disponibles des ménages, 27 mai 2021
Mais le plus remarquable dans la distribution des revenus est que, depuis des décennies que l’Insee la mesure, la progression des inégalités entre les revenus moyens par déciles est invariablement linéaire jusqu’au septième décile et explose ensuite, surtout dans le dernier.
J’ai proposé d’approximer ce que serait un revenu maximum en linéarisant la progression des inégalités d’un bout de la répartition à l’autre. Cela signifie que toutes les inégalités ne seraient pas supprimées d’un coup, mais qu’elles resteraient alignées sur une pente droite et non plus exponentielle dans les derniers déciles. L’écart de revenus moyens entre le premier et le dernier décile serait réduit de 1 à 5,4 et celui des niveaux de vie de 1 à 3. Pour fixer les idées, le Smic net mensuel étant de 1 400 euros, 5,4 fois serait 7 560 euros, et 3 fois serait 4 200 euros[6].
Dans l’idéal, deux canaux pourraient être explorés pour parvenir à une telle réduction des inégalités : d’abord celui de la répartition primaire dans les entreprises au sein desquelles la part du travail a diminué depuis 50 ans[7], ensuite celui de la redistribution par le biais de la fiscalité. C’est celui-ci qui est plus aisément chiffrable. Par exemple, une réduction de 1 à 5,4 imposée aux deux derniers déciles dégagerait la première année 240 milliards de recettes fiscales.
L’imaginaire bourgeois de la « naturalité » des inégalités a son corollaire la « méritocratie ». Le philosophe Michael Sandel dit : « Avec une méritocratie parfaite, aurions-nous une société juste ? » Je ne le crois pas. En effet, la méritocratie, même parfaitement réalisée, a une face sombre : elle corrompt le bien commun. Et la raison en est qu’elle encourage les personnes qui réussissent à considérer leur succès comme étant de leur propre fait, à trop penser qu’il est entièrement le fruit de leur travail, à oublier la chance et la bonne fortune qui les ont aidées en chemin, à oublier leur dette, comme vous l’avez décrit – leur dette envers ceux qui rendent leur réussite possible. »[8]
[1] Voir entre autres, l’entretien accordé à Alternatives économiques, 12 avril 2025, et plus récemment au Monde, 12 septembre 2025. Voir aussi l’article de C. Chavagneux, « Pourquoi il faut davantage taxer les riches, en 5 graphiques », 19 septembre 2025.
[2] Voir mes nombreux textes sur cette question, notamment « Dans les services monétaires non marchands, le travail est productif de valeur », La Nouvelle Revue du Travail, 2019, n° 15, https://journals.openedition.org/nrt/6176 ; ainsi que mon dernier livre En quête de valeur(s), Éd. du Croquant, 2024.
[3] Thomas Piketty et Michael Sandel, Ce que l’égalité veut dire, Paris, Seuil, 2025.
[4] Ibid., p. 25-26.
[5] Ibid., p. 39-40.
[6] Pour le détail technique, voir J.-M. Harribey, « Comment pourrait-on fixer un revenu maximum acceptable ? », Bifurcations, n° 2, 2025, p. 133-146, https://harribey.u-bordeaux.fr/travaux/travail/revenu-maximum.pdf.
[7] T. Dallery, J.-M. Harribey, E. Jeffers, D. Lang et S. Treillet, « La répartition de la valeur ajoutée », juin 2023, https://harribey.u-bordeaux.fr/travaux/valeur/repartition-valeur-ajoutee-abregee.pdf.
[8] Thomas Piketty et Michael Sandel, op. cit., p. 65-66.