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Billet de blog 30 septembre 2025

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Affecter l'épargne a-t-il un sens ?

Chaque jour, la lecture des Échos nourrit l’hilarité ou le désespoir devant les affirmations proférées avec autorité par les plus éminents de nos économistes. Aujourd’hui, 30 septembre 2025, c’est Patrick Artus qui expose le dilemme « Investir notre épargne en Europe ou dans le reste du monde ? ». 

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Chaque jour, la lecture des Échos nourrit l’hilarité ou le désespoir devant les affirmations proférées avec autorité par les plus éminents de nos économistes. Aujourd’hui, 30 septembre 2025, c’est Patrick Artus qui expose le dilemme « Investir notre épargne en Europe ou dans le reste du monde ? »

Il part du fait avéré que le taux d’épargne des ménages européens de 15,2 % en 2025 est trois fois plus élevé que celui des ménages états-uniens (5 %) ; en France ce taux d’épargne est actuellement de 18,6 %. Faible rentabilité des investissements en Europe comparativement aux États-Unis, hausse des salaires réels trop proche de celle de la productivité, trop faible R&D, telles sont les raisons de la faiblesse européenne, selon Patrick Artus. Il en déduit que la stratégie volontariste préconisée par le rapport Draghi d’investir 4,5 % du PIB dans les transitions climatique et numérique est de loin préférable à la résignation.

Comment y arriver ? Patrick Artus écrit : « On peut alors espérer que les épargnants européens décideront de conserver en Europe les sommes qu’ils investissent aujourd’hui à l’étranger : la hausse de l’investissement (public et privé) ferait alors disparaître l’excédent extérieur de la zone euro. Progressivement, l’efficacité de l’économie européenne devrait s’améliorer et la rentabilité des entreprises européennes se redresser. Mais cette stratégie rencontrerait plusieurs difficultés : initialement la rentabilité des entreprises resterait plus faible en Europe qu’aux États-Unis : pour conserver en Europe l’épargne des Européens, il faudrait soit un mouvement de civisme des épargnants, soit une subvention publique à l’épargne investie dans des projets de modernisation de l’économie européenne. »

Dans cette citation, il y a un fait exact et un autre radicalement faux. Il est vrai que la logique d’une économie mondiale devenue totalement monétaire exige que les flux entrants dans une zone économique et sortants s’équilibrent. Ainsi, la somme des trois soldes (solde du financement de l’économie marchande intérieure, c’est-à-dire flux net de monnaie qui va vers les agents non financiers intérieurs + solde budgétaire + solde extérieur) est toujours nulle : excédents et déficits se compensent obligatoirement[1].

Le reste est factuellement faux. Au contraire d’une économie d’autosubsistance dans laquelle une partie du grain récolté non consommée et donc épargnée peut être utilisée comme semence pour investir en vue de la récolte de la saison future, dans une économie monétaire, les épargnants ne décident pas de l’investissement, c’est le fait des entreprises. Dans une économie monétaire comme le capitalisme, il y a donc une rupture entre l’acte de non-consommation (donc d’épargne) et celui d’investissement parce que les entreprises doivent acheter les biens d’équipement à d’autres entreprises, mais pas aux épargnants !

Aussi, dire que « les épargnants doivent orienter leurs investissements vers tel ou telle activité » ou qu’il faut « affecter l’épargne des ménages à ceci ou cela » n’a strictement aucun sens. Il serait plus avisé de dire que les banques et autres institutions financières devraient accorder des crédits selon la nature et la qualité des investissements projetés. Les crédits accordés par les banques aux entreprises qui investissent sont inscrits à l’actif des banques. Et l’épargne déposée dans les banques est un actif pour les épargnants et un passif pour les banques. Mais jamais un élément précis du passif des banques ne finance un élément précis de leur actif. Autrement dit, l’équilibre comptable n’a de sens que globalement : actif et passif s’équilibrent en totalité, pas point par point.

On pourrait se dire : qu’est-ce que cela change pratiquement ? Cela change la compréhension de l’économie et donc de l’orientation à lui donner, et notamment au sujet du financement des projets d’avenir. Draghi, Artus et la plupart des commentateurs ont beau répéter à l’envi qu’il faut « mobiliser l’épargne », l’« orienter », c’est une rengaine qui, depuis près de trois siècles, croit qu’il existe des fonds prêtables qui déterminent les choix d’investissements. Cela ne peut que détourner l’attention du point le plus décisif : l’utilisation de la monnaie et de la création de monnaie pour financer l’économie[2]. Dans les trois formes que peut revêtir le financement de l’économie, à savoir le crédit bancaire, la vente/achat de titres et les subventions publiques, l’initiative ne vient pas des épargnants, ni d’une décision de flécher telle ou telle fraction de l’épargne[3].

Tout l’enjeu est donc de maîtriser collectivement l’usage de la monnaie : « un enjeu politique », comme disent nos amis atterrés…

On ne dira rien dans ce petit texte sur l’appel de Patrick Artus au civisme des épargnants, ni sur l’appel à une subvention publique en faveur des épargnants au moment où la taxe Zucman soulève une bronca de la part des représentants de ceux qui pourraient bénéficier d’une telle subvention…

[1] Voir J.-M. Harribey, « L’équilibre comptable macroéconomique d’une économie monétaire, Petite note technique », 23 mars 2015. C’est la règle du circuit économique monétaire.

[2] La semaine prochaine sortira en librairie la seconde édition du livre des Économistes atterrés (E. Jeffers, J. Marie, D. Plihon, J.-F. Ponsot et J.-M. Harribey), La monnaie, un enjeu politique, Paris, Seuil, 2025.

[3] Pour aller dans le même sens que les deux références ci-dessus (notes 1 et 2), on pourra lire les chroniques de Julien Lefournier, « Changer de banque pour sortir des énergies fossiles ? », Bonpote, 20 mai 2025 ; et celle de Jézabel Couppey-Soubeyran, « Mieux mobiliser l’épargne ne change pas grand-chose », Le Monde, 8 et 9 juin 2025.

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