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Billet de blog 3 septembre 2024

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MÉDAILLES COULEUR ‘‘OUTRE-MER’’ AUX JO DE PARIS 2024

« Du pain et des jeux ! » Jamais peut-être, en dépit des siècles, la formule antique n’a été aussi vraie que lors des Jeux Olympiques de Paris 2024.

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« Du pain et des jeux ! » C’est au Ier ou IIème siècle, dans une série de ‘‘Satires’’, que le poète romain Juvénal a créé cette formule qui dit de quelle arme use le pouvoir pour neutraliser avec cynisme, les griefs du petit peuple. Jamais peut-être, en dépit des siècles, la formule antique n’a été si vraie qu’à l’occasion des Jeux Olympiques de Paris 2024.

Des jeux dont la tenue imminente, a servi au Président Emmanuel Macron de prétexte pour retarder la nomination d’un nouveau Premier ministre, après des élections législatives désastreuses où le peuple français exprima un désaveu sévère de sa politique et refusa aussi de laisser passer l’Extrême droite du Rassemblement National (ex Front National) qui se voyait déjà au pouvoir. Ce camouflet cinglant instaura un contexte politique devenu chaotique : démission présentée par le Premier ministre Gabriel Attal, refusée par le Président qui allait dissoudre l’Assemblée. Bientôt suivie par la cohorte des protestations dénonçant la confiscation du pouvoir par le chef de l’État… Et puis sonna l’heure des Jeux que rien ne devait venir troubler. L’heure de la ‘‘trêve olympique’’.

Une ‘‘trêve’’ durant laquelle on nous presse de faire comme si dans un monde soudain devenu apolitique, les athlètes, malgré les hymnes entonnés et les drapeaux brandis, n’étaient là que pour la beauté du sport. « Plus vite, plus haut, plus fort » … Y croire plus fort surtout, alors que tout se délite. Les corps sculptés, la beauté maitrisée et spectacularisée de leurs gestes, dans une mise en scène grandiose, conçue pour nous faire croire à cette fable moderne.

Juillet s’achève… Depuis la Guadeloupe, j’allume mon téléviseur. La cérémonie d’ouverture a commencé depuis un moment. Sur les réseaux sociaux, on parle d’Aya Nakamura. Elle vient de performer en dépit des tombereaux de haine raciste qui ont été déversés ces dernières semaines à l’annonce de sa probable participation. Comme prévu, la ‘‘chanteuse française’’ la plus écoutée sur la planète, a chanté pour l’ouverture des JO, toute d’or vêtue, qui plus est avec les militaires de l’orchestre de la Garde Républicaine au grand complet ! De quoi faire tomber en syncope quelques racistes du cru comme ceux qui, en mars, se cachaient derrière une minable banderole à leur image : « Ya pas moyen Aya ici c’est Paris pas le marché de Bamako ».

Sous mes yeux étonnés, la cérémonie déroule un chapelet de surprises et d’étonnants tableaux dans lesquels sont placées au centre, des franges d’humanités habituellement marginalisées ou discriminées. Le long du cours de la Seine, se déploie une volonté affichée ‘‘d’inclusivité’’ (un mot dans l’air du temps). Axelle Saint-Cirel, Guadeloupéenne d’ascendance africaine chante la Marseillaise depuis les toits du Grand Palais. Des sculptures de dix figures féminines dont les sœurs Jeanne et Paulette Nardal de la Martinique, pionnières invisibilisées et méconnues de la Négritude, aux côtés de l’avocate féministe d’origine franco-tunisienne Gisèle Halimi ou bien Simone Veil, la survivante d’Auschwitz qui en 1975, a dépénalisé l’avortement en France.

Et puis, des membres de la communauté LGBT, stars du défilé de mode. Et puis encore, inséré dans la playlist qui accompagnait le chapelet des délégations voguant sur le fleuve parisien, une reprise de ‘‘Lagé Mwen’’ un morceau du célèbre groupe Kassav, emblématique du génie musical des Caraïbes. De ce spectacle remarquable, Céline Dion absente de la scène depuis plusieurs années, atteinte d’une maladie rare, fut l’apothéose. Hissée sur la Tour Eiffel, la diva allait toucher les cœurs en interprétant avec la sensibilité d’une voix recouvrée, ‘‘L’hymne à l’amour’’ d’Edith Piaf, portant ainsi l’émotion à son point paroxysmique. Une vague qui déferla jusqu’en Guadeloupe pour venir me submerger de manière aussi soudaine qu’intense. Le flot d’images fortes de cette longue cérémonie, la beauté formelle de la manifestation, cette voix miraculée et le choix de la chanson évoquant nos amours perdues…

En moi, grondait un orage de sentiments contraires. Si j’étais surpris d’être ainsi ému aux larmes, j’éprouvais aussi une grande colère pétrie du sentiment que ma sensibilité était sciemment manipulée, alors que je voulais me tenir à distance émotionnelle de cet événement, refusant d’être ‘‘en adhésion’’ face à cette machine de propagande politique et idéologique. Mais voilà que j’étais confronté à la puissance qu’elle déployait et dont j’avais sous-estimé les capacités d’emprise sur nos corps mêmes, qui se moquaient bien de la raison.

A haute voix, face à l’écran du téléviseur pour seul interlocuteur, je reprochais à ce pays de plus de 68 millions de Français, d’être capable pour un événement planétaire d’une telle envergure, de coordonner tant de compétences, d’élever sa créativité à pareil niveau, et de maintenir pourtant sur les Guadeloupéens, dont le nombre n’atteint pas 400 000 âmes, une domination qui n’est rien d’autre qu’un colonialisme ‘‘friendly’’. Avalés par le grand ensemble français, départementalisés, nous n’en subissons pas moins ses violences structurellement coloniales. Oublier ce fait est une position de moindre inconfort pour beaucoup d’entre nous…

Violences historiquement normalisées sur les corps, violences symboliques, violences économiques :

- Refus de l’État français d’envisager toute forme de réparations pour les siècles de crime esclavagiste aux Antilles, crime dont les conséquences se font durablement sentir dans toutes les structures de nos sociétés (santé avec des maladies endémiques au déterminisme historique, éducation inadaptée, structure familiale boiteuse, architecture politique bancale, structure économique vérolée, structure agraire biaisée, mal développement enraciné…)

- Scandale du chlordécone. Un écocide majeur. Un crime de plus contre les milieux naturels confinés des îles, impactant la faune, la flore, les humains et dont le plus emblématique est l’empoisonnement de la quasi-totalité des populations de Guadeloupe et de Martinique par le chlordécone, un pesticide ultratoxique qui a contaminé la chaine entière des écosystèmes terrestres et aquatiques, des années 1970 aux années 1990, et pour plusieurs siècles. Alors que les services de l’État connaissaient la dangerosité de ce produit déjà interdit aux États-Unis, plusieurs ministres ont accordé des dérogations aux planteurs de banane descendants des colons esclavagistes (indemnisés pour la perte de leurs esclaves en 1848) afin de protéger leurs bananeraies. Privilèges accordés aux mêmes, par les mêmes, au détriment des mêmes, à presque deux siècles de distance !

- Scandale de l’eau. L’eau dite potable, souvent absente des robinets depuis des années, du fait d’un réseau de canalisations en grave état de vétusté et de stations d’épuration laissées depuis longtemps à l’abandon, le tout sur fond de défaillances de l’État français et de mauvaise gestion locale. En Guadeloupe, quand coule le précieux liquide, encore faut-il se demander s’il est propre à la consommation car les communiqués de l’ARS (Agence Régionale de Santé) arrivent parfois trop tard pour avertir que les analyses y révèlent la présence de matières fécales (!) quand ce n’est de ‘‘résidus de chlordécone’’ dépassant les seuils autorisés !

- Scandale de la vie chère avec des prix anormalement élevés, notamment ceux des produits dits de ‘‘première nécessité’’, et cela, même en tenant compte de l’éloignement de l’Hexagone, lieu de production de la marchandise. La grande grève du LKP de 2009 avait déjà tenté de mettre un terme à la ‘‘pwofitasyon’’ (les profits abusifs).

Selon l’INSEE : « En 2022, les prix à la consommation sont plus élevés dans les départements d’outre-mer (DOM) qu’en France métropolitaine : de 9 % à La Réunion à 16 % en Guadeloupe. Pour tous les DOM, les écarts de prix ont augmenté par rapport à 2015. Les écarts s’expliquent avant tout par la cherté des biens et en particulier des produits alimentaires, pour lesquels les prix payés par les ménages sont de 30 % à 42 % plus élevés. »

- Voilà donc nos sociétés antillaises fondées dans la déportation de masse de millions d’Africains, soumises aux discriminations raciales, puis contraintes après l’abolition définitive de 1848, de ‘‘s’intégrer’’ à l’ensemble français. ‘‘Libres’’, mais sous contrôle de la ‘‘métropole’’. ‘‘Libres’’ à condition que la domination française demeure la règle. En 1948, on effaçait le temps des colonies de plantation devenu trop ouvertement indécent, pour le remplacer par le temps des ‘‘départements d’outre-mer’’, plus propret. La valse des noms assignés (comme aux esclaves, nouveaux libres après l’abolition) … les ‘‘Domiens’’, les ‘‘Ultra-marins’’… absorbés, en passe d’être digérés par une métropole accrochée à ses confettis d’empire. Une métropole plus que jamais consciente que, rendre leur ‘‘entière liberté’’ (il y a comme un pléonasme à s’exprimer ainsi, car la liberté ne peut se concevoir dans la demi-mesure) aux peuples des colonies-départementalisées, lui fait courir le risque de n’être plus qu’une petite France, déclassée au rang des grandes nations. Perte d’une emprise directe sur leurs eaux territoriales qui font de la France la seconde puissance après les États-Unis, sur leurs ressources naturelles uniques et leur biodiversité, sur leurs positions géo stratégiquement avantageuses…

Et il n’est qu’à voir combien nos petits pays, devenus ‘‘départements’’ français, sont riches en métaux précieux : or, argent, bronze, malgré l’absence de mines et de fonderies ! Les athlètes ‘‘ultra-marins’’, on les sait doués pour les ramener en médailles dans l’escarcelle bleu-blanc-rouge. Les peuples marginalisés, discriminés et dominés de Guadeloupe, de Martinique et du reste des ‘‘outre-mer’’ exultent de voir leurs champions couronnés, comme une revanche sur l’histoire. Mais voilà, le métal précieux brille au cou des champions et fait d’eux des demi-dieux, comme Teddy Riner, athlète d’exception au plus haut de l’Olympe, sans que cela ne change quoi que soit à l’affligeante réalité de nos pays. Pendant que la France, rivalisant avec les meilleures nations au nombre de médailles, soigne son prestige, affiche son savoir-faire et passerait même, au regard de la mixité ethnique de ses équipes, pour une nation ayant définitivement réglé sur son sol la question du racisme. Oubliés les cris de singe et les bananes jetées aux joueurs noirs dans les stades de football français et les scores inquiétants de l’Extrême droite qui a bien failli accéder au pouvoir lors des dernières élections !

En dépit de tout, des folles ambitions de nos champions et de leurs capacités inouïes d’accéder aux sommets lorsque les conditions sont réunies, de la joie de voir nos semblables victorieux devant les meilleurs, je refuse d’être en adhésion, à l’image de ces supporters hurlant : ‘‘Allez les bleus !’’ Comment chanter la Marseillaise ou brandir le drapeau d’une nation qui a causé dans le passé et aujourd’hui, tant de malheurs dans nos pays et impose la force des armes pour défendre ses intérêts contre les nôtres ? Je suis Guadeloupéen et des Jeux Olympiques, aussi flamboyant soient-ils, ne sauraient me faire perdre le sens de notre dignité.

Plutôt qu’une ‘‘trêve olympique’’, notre exigence répétée : justice, équité et fin de la profitation !

Jocelyn Valton, août 2024

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