Les ‘‘outre-mer’’ savent d’expérience, à quel point l’histoire coloniale et impériale de la France est outrancièrement lacunaire. Est-ce un moyen de se convaincre de la prétendue légitimité de l’entreprise coloniale dont elle prolonge l’anachronisme au XXIème siècle dans ce qu’elle appelle les ‘‘outre-mer’’.
Lors de la conférence ‘‘Les Outre-mer aux avant postes’’ organisée le 2 février 2023 par le journal Le Point, Gérald Darmanin, ministre de l’intérieur et des ‘‘outre-mer’’, a affirmé : « Je rappelle d’ailleurs que contrairement à ce que l’on raconte, c’est la République française qui a aboli l’esclavage. (…) bien sur l’esclavage a été absolument ignoble, (…) La France a peut-être mis, a sans doute mis, dans des conditions extrêmement difficiles, les populations colonisées dans des états désastreux, mais c’est la République qui a aboli l’esclavage. On leur demande d’aimer la République, pas toute l’histoire de France bien évidemment, mais il y a aux Antilles, en Guyane, un sentiment identitaire, de réaction qui mérite d’être entendu, mais qui à mon avis ne doit pas être entendu comme la Nouvelle Calédonie a mérité d’être entendue parce que ce n’est pas la même histoire. »
A ce niveau de ‘‘responsabilité’’ politique, nul n’ignore qu’à l’abolition de l’esclavage, la république française a bien choisi d’indemniser ses planteurs racistes, plutôt que faire justice en donnant aux esclaves libérés de leurs chaines les moyens de vivre dignement. C’est bien la république qui oppose son refus aux demandes de réparations pour les deux siècles et demi de travail non rémunéré des esclaves de la France, alors que les effets délétères de l’esclavage continuent de peser sur les sociétés qu’il a mauvaisement structurées. C’est la République qui creuse la dépendance des Antilles et des autres ‘‘outre-mer’’. Sachant cela, il faut une bonne dose d’ignorance, d’indécence et de mépris conjugués pour oser dire aux descendants d’Africains esclavagisés pendant plus de deux siècles, qu’ils ‘‘doivent aimer’’ cette République !
Nos exigences de justice, de respect et de dignité sont absolument légitimes. Pour les conforter souvenons-nous que cette République française n’a aboli tardivement l’esclavage (1848) que contrainte et forcée par une situation économique qui allait s’imposer dans toutes les Caraïbes-Amériques : le commerce du sucre cessait d’être rentable. Le système des monopoles des Antilles ne survivait que grâce aux planteurs qui s’accrochaient encore à des privilèges d’un autre temps. Le développement industriel et l’ère des machines, lancés par l’Angleterre, imposaient le nouveau modèle économique du libre-échange. Les profits n’étaient plus dans le sucre des Antilles mais dans le coton des vastes plantations esclavagistes du sud des États-Unis. La France avait perdu Saint-Domingue qui assurait sa suprématie dans l’univers sucrier. Les esclaves, vainqueurs des armées de Napoléon (1791-1804), avaient fondé Haïti la première république noire du monde.
L’Angleterre avait déjà fait le choix d’une abolition progressive de l’esclavage de 1833 à 1840. Sur les conseils de Victor Schœlcher (nullement ‘‘précurseur’’), la République française faisait un choix pragmatique et cynique : abolir pour ne pas risquer un second Saint-Domingue qui lui aurait fait perdre à jamais ses colonies. En Guadeloupe et en Martinique, la révolte grondait aux portes du système déliquescent. L’abolition était l’urgence, de plus elle permettait à la seconde championne esclavagiste du monde de s’acheter une virginité de ‘‘nation généreuse et émancipatrice’’, la propagande schœlchériste se chargerait d’apprendre aux Nègres la reconnaissance éternelle ! Et puis, cesser de commettre le plus grand crime de masse de toute l'histoire, il n'y a pas de quoi pavoiser !
Gérald Darmanin, oubliant que la France ne produit pas tout ce qu’elle mange, ajoute :
« Il faut savoir dire aux ultramarins : (…) vous n’aurez d’autonomie demain que si vous êtes capable de produire ce que vous mangez, ce que vous consommez comme électricité, et c’est par la richesse économique que vous aurez des recettes, pas par les subventions. Parce que si la France s’en va de ces territoires, qui va venir si vous n’êtes pas capables de vous développer personnellement ? La Chine ? »
Or si les Antilles ne produisent pas ce qu’elles mangent c’est essentiellement qu’elles ont été des colonies contraintes sous le fouet esclavagiste, à produire indigo, café, tabac, cacao, canne à sucre, et enfin banane, soit des cultures coloniales destinées à enrichir la France grâce au commerce lucratif de ces produits ‘‘exotiques’’. Les peuples esclavagisés et colonisés des Antilles n’ont pas eu leur mot à dire lorsque la plantocratie se livrait à la monoculture désastreuse de la canne à sucre à l’origine de l’abomination esclavagiste et celle de la banane à l’origine d’un empoisonnement apocalyptique de tous nos écosystèmes par le chlordécone !
Tout ce qui a été cultivé sur les îles des Caraïbes l’a été dans le cadre d’une économie d’extraction prédatrice, qui maintient la dépendance des ‘‘outre-mer’’, désormais marchés captifs et colonies de consommation, sans volonté de créer les conditions de développement et d’épanouissement des peuples à qui l’on refuse toute possibilité de ‘‘richesse économique’’. Nous connaissons leur vieille recette : maintenir un certain niveau de marasme afin que la présence de la France apparaisse comme le seul antidote possible à la misère (alors que les chiffres de l’INSEE pour la grande pauvreté révèlent qu’elle est 5 à 15 fois plus élevée dans les ‘‘outre-mer’’ que dans l’Hexagone), à la faim, au chaos. Pour créer la peur et nous mettre au pas, après avoir longtemps agité la dépouille d’Haïti, c’est au tour de la menace d’une dictature chinoise. Et puisque dans la vaste Plantation-monde la règle est celle de la domination des grandes puissances, l’État français propose à ses ‘‘outre-mer’’ une alternative : celle de ne rien changer pour continuer cette forme inédite de ‘‘viol avec consentement’’.
Février 2023, Jocelyn Valton