Les prémices :
Le Mans ville ouvrière porte du Grand Ouest de la France comptait en ce mois d’ocbre 1967entre 110 et 120000 habitants. La plus grande entreprise était l’usine de pièces automobiles de RENAULT à laquelle s’ajoutait celle de RENAULT agriculture soit environ 12000 salariés.
Nombre d’industries sous traitantes profitaient de cette mane d’activités. Cette ville géographiquement étendue puisque composée principalement d’habitations basses individuelles dénommées « Mancelles » équivaut en surface la ville de Lyon.
La municipalité de l’époque pensait freiner l’extension de la ville en faisant édifier des cités HLM.
Mais cette frénésie d’habitat horizontal a eu raison des dizaines de maraîchers qui alimentaient les commerces et marchés du Mans en légumes.
Nous étions, en ce début du mois d’octobre et depuis près de deux ans, une équipe de copains et copines membres du club cinéma réalisation de la MJC du Mans Centre, qui était installée depuis dans un immeuble cossu de la rue Pasteur. Certains d’entre nous étions déjà très politisés.
En ce qui me concerne j’avais peaufiné mon initiation et ma formation politique pendant mon année de sanatorium entre le mois de juillet 1964 et le mois de juin 1965.
Donc dans le cadre de notre activité cinématographique certains d’entre nous sortaient pour filmer les manifestations ouvrières ou paysannes.
Il faut dire que le mois d’octobre 1967 ne nous a pas déçus, la situation économique du pays était catastrophique avec une inflation galopante, et les conditions de travail étaient de plus en plus difficiles, ce qui a généré de nombreuses manifestations paysannes, tous syndicats agricoles confondus.
Mais ainsi qu’on les appelait au Mans « Les Renault » sont descendus dans la rue et marchaient au nombre de plusieurs milliers depuis l’usine qui se situait à 3 km du centre ville vers la Préfecture.
Nous en retenons déjà des affrontements « durs » entre CRS et manifestants dont l’arme favorite étaient des lance-pierres tirant des billes en acier de roulements à billes défectueux.
Je me souviens que souvent qu’après avoir été contraints de reculer sur le boulevard … les CRS se retrouvaient coincés et cernés sur la place de la République du Mans afin de bloquer autant qu’ils le pouvaient l’accès à la préfecture dont les grilles étaient souvent mises à rude épreuve. Quant l’assaut était donné par les syndicats, les malheureux CRS harcelés pendant plusieurs heures reculaient enfin, laissant libre l’accès à la préfecture que par ailleurs les manifestants avaient contourner par les rues adjacentes.
L’équipe ciné de la MJC du Mans :
Au mois de mai 1964, avant de passer l’examen d’entrée à Ecole Normale, je passais une visite médicale, suivie d’un examen chez un phtisiologue qui m’annonça tout de go que j’étais atteins de tuberculose pulmonaire (2 cavernes au sommet du poumon doit et une au sommet du poumon gauche). Après un séjour de deux mois à l’hôpital du Mans, je bénéficiais d’un congé sabbatique d’un an au sanatorium « Les lycéens » de Neufmoutiers en Brie.
Je sortais de l’univers parental pour pénétrer dans le monde collectif fermé de l’établissement « Sana-lycée » mais ouvert sur la culture, qui déclenché en moi, une boulimie de lecture et de séances de cinéma, avec deux projections par semaine, dont une dite « art et essai » et trois lorsqu’il y avait ciné-club, avec débats bien sûr.
De plus une équipe de tournage c’était formée qui tourna en 16mm un court métrage intitulé « SANA 21 x 27.
Pourquoi je vous dis cela, eh bien en retournant dans la vraie vie en juillet 1965, dès le mois de septembre, j’ai fréquenté les ateliers photo et cinéma de la MJC du Mans-Centre (la seule à l’époque, installée dans un vieux hangar bas, artisanal.
Bien évidemment pour assouvir ma soif de découverte cinématographique je me suis inscrit au ciné club de la ville qui à l’époque comptait environ 2000 adhérents, obligeant à projeter le film en décalé dans deux salles différentes. Puis j’ai fréquenté avec la bande de la MJC les ciné club périphériques (dont celui de l’école normale de filles).
Nous sommes alors passés en phase offensive et contestataire dès 1966 en réduisant le champ d’action du ciné-club de la ville, et en augmentant celui des petits ciné-clubs.
Pendant ce temps l’atelier cinéma-réalisation de la MJC nous permettait de tourner avec les moyens limités de la maison des jeunes, des courts ou moyens métrages collectifs ou individuels.
Je me souviens de ces jours de tournage à Pâques 1967 d’un court métrage sur la résistance intitulé « Les militants » dans le cadre somptueux de Saint Céneri le Gérei.
Certains d’entre nous déjà politisés ou en réflexion sur la situation politique marquaient leurs films de leur pensée d’alors.
Nous avions créé une petite revue en 1967 intitulée « Cinéma Militant » diffusée sous le manteau dans les milieux appropriés qui nous a permis d’être connus et repéré par les cinéastes de la nouvelle vague. (Vous verrez pourquoi dans le chapitre « Et après »)
Dès le mois de mars-avril nous avions quasiment arrêté les tournages.
La colère étudiante grondait, s’organisait, depuis son émergence à la faculté de Nanterre, et nous découvrions les Cohn Bendit, Sauvageot, Geismar… et les tendances politiques étudiantes.
Nous étions à l’époque outre les cahiers du cinéma, positif, lecteurs du Monde et du Nouvel Obs, nous étions dans la période du Régis Debray était otage en Bolivie, que le Ché combattait dans le maquis bolivien.
Le mouvement du 22 mars et la fronde étudiante nous avait quelque peu, voir beaucoup interpellés.
Le mois de mai :
Dès le mois d’avril l’agitation battait son plein dans la faculté mancelle pourtant peu développée à l’époque, mais cela grondait dans les entreprises, les grèves et manifestations d’octobre n’étant pas retombées.
Début mai les premières manifestations ont démarré, dans un premier temps en réaction aux violences policières lors des manifestations parisiennes au quartier Latin.
Puis le mouvement a pris très vite de l’ampleur, la fac bien sûr puis l’usine Renault, bientôt suivie par les entreprises de sous traitance, les cheminots, puis les petites « boites ».
Les manifestations se sont multipliées et ont commencé à grossir sous le mot d’ordre « étudiants-ouvriers-paysans, même combat » ensuite l’imagination populaire a fait le reste, et les slogans nombreux et variés ont fait l’objet de nombreux ouvrages.
A la suite de violents échanges au quartier latin et dans divers lieux, la grève générale avec occupation a été déclenchée au niveau national, par les syndicats et les partis politiques, poussés par une population qu’ils ne contrôlaient absolument pas.
Pas plus d’ailleurs que les syndicats étudiants ou les petites structures politiques.
Le 13 mai ce fut la première grande manifestation organisée au Mans, les chiffres officiels varient entre 35000 et 40000 personnes, énorme pour une commune qui ne comptait à l’époque qu’un peu plus de 100000 habitants.
Je me souviens que la tête de la Manif partait de la place Chanzy pour remonter vers le centre ville et finir comme d’habitude place des jacobins. Plusieurs heures après l’arrivée aux Jacobins la queue de manif n’était toujours pas en mouvement, c’est pour dire l’ampleur de cette journée de révolte populaire. Nous avions eu du mal à nous imposer pour la tête du cortège, le PC et la CGT voulant absolument contrôler les opérations. Mais ce jour là nous avons réussi notre mobilisation en tête.
Tous les jours il y avait des réunions des syndicats à la maison sociale qui a laissé place au Palais des Congrès et à la maison des associations, plus un bâtiment réservé aux syndicats.
A l’époque la maison des jeunes avait migré rue Pasteur, dans une grosse maison bourgeoise que nous aménagions petit à petit avec les moyens du bord, en raison des maigres subsides que nous octroyait la municipalité de droite mancelle.
Juste à côté se trouvait la maison des étudiants installée aussi dans un immeuble cossu, dotée d’une grande salle en annexe avec toit terrasse, face au dépôt des bus de la ville.
Bien entendu la maison des étudiants a été occupée par la jeunesse en colère de la ville étudiante et salariée.
Nous y avons organisé moult débats jusqu’à tôt le matin, sur des tas de sujets, en invitant à chaque fois des responsables professionnels, des syndicalistes, des politiques, des anciens résistants, des vieux militants politiques, tels certains exclus du PC (je pense et respect à Robert Desprez, dont certains lecteurs locaux se souviendront). Les débats furent parfois vifs et enflammés, mais la violence de la part du PC et de la CGT viendra plus tard, bien qu’au cours de ces séances il furent souvent remis en question tant sur la forme que sur le fond.
Sur cette question l’achoppement était fort, car nous étions je dirais pour certains d’entre nous plutôt disons « anarcho-guévaristes ». Plus tard seulement nous étions devenus « anarcho-maoîstes ».
Nous participions aussi souvent que possible aux grands messes organisées par les syndicats à la maison sociale. Déjà nous préférions débattre et agir aux côtés des cédétistes, alors deux pas en avant par rapport à la CGT (malheureusement cela n’a pas duré). Ils étaient dans leur période d’évolution et en recherche sur l’autogestion (chère au PSU de Rocard à l’époque).
Je dois dire que ce mois est resté dans ma mémoire, dans nos mémoires, car jamais nous n’avions eu l’occasion d’échanges, de débats, aussi profonds avec beaucoup de gens, analysant la doctrine, le passé depuis le front populaire, sans oublier parfois de remonter jusqu’à la commune de Paris, la résistance, nous connaissions quasiment par coeur le programme du CNR (Conseil national de la Résistance), du rôle des syndicats et des partis, leur avancées, leur déviance.
Il ne faut pas oublier que nous vivions dans une cité ouvrière, mais l’usine Renault occupait de nombreux petits paysans dont l’épouse restait sur l’exploitation souvent d’un petit bordage de quelques hectares (10 à 20) avec quelques bêtes
Mais nous évitions de laisser la maison des étudiants vide, car des groupes fascistes courageux commençaient à attaquer la nuit les piquets de grèves des petites boîtes, c’était plus facile, sûr qu’il n’allaient pas narguer ceux de Renault !
Un samedi en début d’après midi nous n’étions que quelques uns dans la maison des étudiants occupée, lorsque plusieurs personnages BCBG pantalon gris et blazer bleu marine (eh oui déjà) entrèrent et commencèrent à bousculer et interpeller les personnes présentes dans la grande salle. Quelques camarades ont eu le temps de monter à l’étage passer dans le local de la MJC au moyen d’un passage que nous avions ré-ouvert afin d’appeler la maison sociale où se tenait une réunion des syndicats (Celle-ci n’était distante que de trois cents mètres de notre lieu d’occupation).
Les fachos forts d’une cinquantaine de participants, virent arriver les camarades ouvriers (environ 250 à 300) lesquels ont raccompagné promptement les envahisseurs vers la sortie.
Oh il y a bien eu quelques empoignades et quelques baffes, mais rien de méchant.
Cela dit, un débat s’est immédiatement organisé, pour organiser des brigades de surveillance des petits piquets de grèves, afin d’éviter des incidents plus violents.
Toutes les nuits nous nous retrouvions ainsi à une quinzaine voir une vingtaine de voitures. Nous nous répartissions les secteurs et nous faisions le point toutes les heures. Si un véhicule « ennemi » était repéré, nous fondions de dessus sans qu’il ait eu le temps d’appréhender ce qui allait se passer.
Il faut dire que les nuits de ce mois de mai furent courtes pour certains d’entre nous. Pour ma part j’arrivais à dormir 3 à 4 heures afin de reprendre mon travail, de jeune clerc de notaire à l’époque.
Aucune étude ne fut en grève dans le pays pendant ce mois de mai. Je ne me doutais pas à ce moment que j’allais y réaliser toute ma carrière professionnelle).
Je dois ajouter que les retours à nos domiciles lorsque nous n’étions pas de garde à la maison des étudiants, pouvait prendre un certain temps, afin d’éviter des mauvaises rencontres, ou lorsque nous étions suivis. Chacun alors avait sa méthode pour distancer les opportuns. La mienne consistait à revenir en trombe vers le vieux Mans. Certains angles de rue étaient ornées d’une pierre monumentale, moi je passais au volant de ma 4 L, mais les grosses voitures des « fafs » frottaient systématiquement les pierres. Il suffisait d’ouvrir la vitre, d’écouter le doux bruit de la tôle froissée et de repartir tranquillement.
En effet j’habitais un quartier populaire « la cité du Ronceray » distant d’environ 3 km du centre ville. Je disposai en face mon immeuble d’un garage constamment ouvert jusqu’à mon retour, dans lequel je rentrai la nuit toutes lumières éteintes depuis un moment. Pour l’anecdote, je portais atteinte à la tranquillité de ma pauvre mère qui ne se recouchait que lorsqu’elle me voyait entrer dans le bloc des garages.
Pendant ce mois de mai, deux outils étaient nécessaires dans les véhicules :
- un tuyau pour siphonner les réservoirs des grosses bagnoles dans les quartiers riches, l’essence se faisant de plus en plus rare dans les stations services
- et une matraque (souvent confectionnée avec un tuyau de vidange de machine à laver du sable à l’intérieur et un bouchon de liège à chaque bout.
Je n’ai pas oublié pour autant le nécessaire de collage, car l’imagination aussi était de mise en province, aidés par les copains de l’école des beaux arts du Mans, combien d’affiches n’avons nous pas réalisées de bout en bout, en sérigraphie. Nous laissions sécher puis nous partions pour des séances de collage, sous la surveillance de copains ouvriers afin de ne pas tomber sous les manches de pioche des fachos souvent d’ailleurs agrémentés de clous à leur extrémité.
Ils avaient aussi la « fasciste » attitude de mettre du verre pilé dans leurs seaux de colle, sympa.
Mais malins nous avions pris l’habitude de coller sur leurs affiches, afin de constater la véracité du phénomène de l’arroseur arrosé !
De temps en temps des camarades parisiens débarquaient au Mans, soit à la maison des étudiants, soit à la brasserie du Théâtre notre quartier général depuis un moment, et plus particulièrement à la fin de chaque manif, avec des épisodes plus drôles les uns que les autres mais qui ne réjouissaient pas forcément le propriétaire des lieux, souvent affolé devant cet afflux de jeunes révoltés. Mais rien jamais n’a été cassé dans cet estaminet.
Lesdits parisiens nous narraient quelque peu la vie sur les barricades parisiennes et dans les facultés occupées. Nous leur parlions de la réalité provinciale où la jonction s’était faite entre étudiants et ouvriers, et peu de temps après avec les paysans « travailleurs » à l’époque. Les autres étaient quelque peu dépassés par les évènements.
Beaucoup de bruits couraient ici et là, comme quoi certains bloquaient les entrées de la ville, rançonnaient les automobilistes (enfin ceux qui disposaient de carburant) pour abonder les caisses des grévistes. Billevesées que tout cela surtout sachant que ces critiques émanaient le plus souvent du PC ou de la CGT.
La presse était peu disponible, le papier manquait, j’ai eu pendant longtemps les rares exemplaires du Nouvel Observateur du moi de mai 1968, alors imprimés en Belgique. Nous n’avions que la presse locale, l’ORTF (eh oui à l’époque et en noir et blanc) diffusait quelques images, que je n’avais pas le temps de regarder, étant absent de mon domicile au moins 20 heures sur 24.
Le mois de mai s’est écoulé au rythme des surveillances nocturnes, des débats parfois vifs à la maison des étudiants, des impressions d’affiches, de tracts, de collages, de manif.
Puis ce fut à la fin du mois le sursaut gaulliste et la grande manif parisienne avec en tête Malraux, qui pour beaucoup descendit de deux marches de son piédestal (il était le père des maisons de la culture dont certaines perdurent encore).
Enfin au grand dam des participants à cet évènement dont certains ce sont mieux sortis que beaucoup, la reprise du travail a été abordée sans enthousiasme avec amertume pour de nombreux travailleurs. Les accords de Grenelle étaient passés par là avec Séguy à la tête de la CGT, ce n’était pas Byzance loin de là, aussi nombreuses furent les cartes syndicales cégétistes déchirées devant
les délégués.
Et après :
La vie repris son cours, chacun repris soit le chemin du travail, soit celui des études, quelques uns changèrent de voie, plus tard quelques uns s’établiront un certain temps pour reprendre ensuite leurs études.
Pour notre groupe beaucoup sont restés au Mans plusieurs mois, notre expérience au sein de l’équipe ciné de la MJC nous a permis de rencontrer ceux qui continuaient à animer les états généraux du cinéma.
Nous nous rendions fréquemment à Paris dans des lieux insolites, souvent dans ces caves au deuxième sous sol, d’une manière plus ou moins clandestine, ce qui ne faisait qu’accentuer notre excitation participative.
Nous y avons rencontrés des gens superbes, parmi lesquels Jean Charvein, Noël Burch et surtout et jusqu’au dernier moment Jean-Luc Godard, qui était pour nous l’une des références majeures de la nouvelle vague.
Nous avons eu l’occasion d’y côtoyer chez les uns ou les autres des groupes ou personnes des quatre coins de la planète.
Dès le mois de juin nous avons eu la possibilité de visionner et diffuser des films « sous la terre » je n’aime pas le mot anglais, ainsi que ces courts métrages réalisés pendant 68 et après, notamment les films de Chris Marker, un petit documentaire dénommé « la reprise du travail chez Wonder » et tant d’autres, souvent sans visa, nous projetions au Mans et dans la campagne sarthoise, avec toujours 24 heures sur les flics. Nous avalions les kilomètres d’abord pour projeter, ensuite pour aller planquer les films avant de les renvoyer à leur propriétaire.
Quelle époque, certains avaient en parallèle franchi le cap de l’engagement politique. Lorsque nous arrivions aux réunions des états généraux du cinéma nous portions un badge à l’effigie du président Mao, ce qui faisait dire à Godard (avec sa voix reconnaissable entre mille) « v’là les maos ».
En juin 1969 je quittais le Mans pour rejoindre la banlieue parisienne, continuer ma carrière notariale, visiter régulièrement les copains cinéastes parisiens.
En tout état de cause, chacun a suivi sa route, et en ce qui me concerne je conserve de cette période agitée un excellent souvenir, certes nous n’avons pas changé le monde, mais les débats et les échanges nous ont (m’ont) nourris intellectuellement.
Ils m’ont permis de mieux analyser le quotidien et de progresser dans la vie.
Quant à ceux qui dénigrent, qui nous traitent de soixante-huitards attardés, qu’ils commencent par balayer devant leur porte.