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Les 10 ans du Kafé Associatif pour une Mixité Urbaine
Clichy-la-Garenne est une commune du nord-ouest de la banlieue parisienne. C’est ici que, notamment, Louise Weber - dite La Goulue - naît le 12 juillet 1866. Elle qui, devenue adolescente, refusa alors le destin de blanchisseuse qu’on lui réservait pour toute sa vie.
Elle qui, jeune fille, allait s’amuser dans les guinguettes qui existaient aux pieds des fortifications de Paris, dont le tracé est celui de l’actuel boulevard périphérique. C’est dès cette époque qu’elle reçoit son surnom. Car lorsqu’elle est en goguette, c’est elle qui finit les verres et qui danse alors de plus belle jusqu’au petit matin.
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Devenue jeune femme, La Goulue se lie à un dompteur de fauves. Elle emménage alors dans sa roulotte, installée dans le fossé de la porte Pouchet, un des accès à Clichy-la-Garenne. A cette époque La Goulue et son aimé se produisent au Cirque Medrano, à Pigalle.
Dans ce quartier, le Moulin Rouge connait alors un succès considérable, en lien avec le tempo parisien généré par l’inauguration de la Tour Eiffel. C’est un grand parquet de bal, où se produisent certains soirs des danseuses de french cancan, un type de spectacle chorégraphique spectaculaire et alors franchement osé.
Durant cette première époque du Moulin Rouge, La Goulue y devient une étoile du french cancan. Elle se distingue par son véritable talent, mais aussi par son refus de porter le petit chapeau que les danseuses doivent piquer dans leurs cheveux. La Goulue danse à chignon découvert et devient l’égérie du public. Elle est alors souvent dessinée et peinte par Henri de Toulouse-Lautrec, un des habitués de ce lieu de frénésie et de dépassement de soi.
Voilà pour une partie du chemin pris par l’adolescente clichoise à qui on avait affirmé que la vie se résumerait à laver du linge. Une clichoise, une dame incroyable, une artiste unique, dont nulle part à Clichy-la-Garenne on n’honore le souvenir, pas même au KAMU, ne serait-ce que par une carte postale.
Ce choix délibéré d’amnésie collective est une véritable honte locale ! Les dames qui fréquentent le KAMU saisiront-elles l’occasion de son anniversaire pour se prononcer enfin à ce sujet ? Car qui donc au KAMU a honte de La Goulue ? A ce jour, on l’ignore encore : montrez-vous !
Ce qui fut jadis une commune de blanchisseuses est aujourd’hui l’un des 21e arrondissements de la Métropole du Grand Paris. D’une superficie de 308 hectares, cette ville est délimitée au sud par le boulevard périphérique, au nord par la Seine, à l’ouest par Levallois-Perret, à l’est par Saint-Ouen. Depuis 2013 sa population connaît un accroissement accéléré, elle serait de 64.849 habitant(e)s en 2021.
Au niveau politique, en 2015 - suite à une série record de mandats totalisant une durée de 30 ans, 4 mois et 7 jours - le maire socialiste n’est plus réélu. Au second tour du scrutin, du fait d’une abstention croissante et d’une division des candidat(e)s écologistes et de gauche, la majorité municipale bascule à droite.
Des travaux immobiliers sont engagés de toute part, avec l’ambition non dissimulée de faire de cette ville « un Levallois-Perret bis ». En réalité, c’est toute l’Ile-de-France qui est gagnée par une frénésie d’urbanisme depuis 2019, année où le CIO retient la candidature de Paris 2024.
Le KAMU se trouvait d’abord dans le nord de Clichy-la-Garenne
C’est dans le contexte de cette alternance politique locale qu’une association fait alors ses premiers pas, le KAMU, qui ouvre ses portes en 2014 et dont le nom complet est : Kafé Associatif pour une Mixité Urbaine – Le Temps de Vivre. Il prend forme dans le nord de Clichy-la-Garenne, dans les murs d’une ancienne brasserie, attenante à une galerie commerciale désaffectée.
De façon notable du XIXe au XXe siècle, le tissu urbain de Clichy-la-Garenne a vu émerger, perdurer, puis disparaître d’immenses usines et divers ateliers industriels. Ces terrains libérés ont alors servi à la construction de logements sociaux.
Au début des années 70, la superficie libérée dans le quartier nord permet la construction d’immeubles. Ce quartier étant excentré, on y bâtit une petite galerie commerciale rectangulaire de moins d’une dizaine d’enseignes : intégralement en rez-de-chaussée, dotée d’une rue intérieure piétonne à ciel couvert. Cet espace a pour nom le Centre Léon Blum, il est notamment dédié au commerce de proximité.
La brasserie qui a vu le jour sur son bord extérieur (là aussi, côté nord) et qui est devenue le KAMU en 2014, était un établissement connu pour avoir été souvent fréquenté par Jacques Mesrine, natif de Clichy-la-Garenne, où il est également enterré.
Un bail de location au coût modique est accordé par la municipalité de Clichy-la-Garenne. Dès son origine, le KAMU est un espace à la fois alternatif, vivant et artisanal. C’est un lieu d’économie sociale et solidaire, qui se veut convivial. Le tarif de son adhésion annuelle est de 5 € minimum, ce qui est toujours le cas dix ans plus tard.
Affichant à l’extérieur et en grandes lettres « Le Temps de Vivre », il veut être une alternative aux tumultes des rythmes urbains de la vie en banlieue. Cela survient en 2014, dans ce lieu déshérité, adossé à une galerie commerciale désaffectée.
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C’est une forme d’utopie rendue possible par une organisation associative. Un projet demandant beaucoup d’investissements – individuels, collectifs – pour lui donner forme et le faire vivre. C’est l’élan d’un groupe d’ami(e)s déclarant et démontrant qu’il y a tout à faire, alors qu’il se dit partout qu’il n’y a plus rien de possible.
Cette ancienne brasserie des années 70 dispose d’une petite terrasse. A l’intérieur elle est équipée d’une cuisine professionnelle et d’un comptoir, d’une salle avec éclairage et mobilier de restauration. Elle dispose aussi d’un sous-sol où se trouvent des sanitaires, un espace de stockage et même… une cabine téléphonique à pièces.
Depuis le premier jour au KAMU, des bénévoles cuisinent et servent des repas végétariens à base de produits issus de l’agriculture biologique, ainsi que des boissons du même tonneau. D’abord à prix libre, puis assez vite à prix solidaires.
Chaque personne fixe le prix de sa consommation dans un esprit d’entraide. Les personnes pouvant payer d’avantage permettent aux personnes moins argentées de pouvoir se restaurer, elles aussi. C’est ce système d’économie sociale et solidaire qui perdure encore aujourd’hui.
Inscrit dans le sens de l’histoire pour certain(e)s ou considéré comme trop marginal par d’autres, dans ses tout premiers temps le KAMU est aussi un lieu sans alcool et sans accès au wifi, ce qui lui donne alors d’autant plus de charme.
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Organisé en économie sociale et solidaire, le KAMU se fournit uniquement auprès de coopératives, d’artisans, d’agriculteurs et d’éleveurs qui sont tout(e)s engagé(e)s dans des pratiques de développement durable et qui ont donc le label Agriculture biologique.
Lieu artisanal, sa décoration et ses aménagements intérieurs prennent forme avec le temps. Ils sont réalisés par des bénévoles de l’association : motifs ornementaux peints à la main et agrémentant les murs de la salle, nappes et coussins confectionnés à l’occasion d’ateliers de couture, meubles de rangement fabriqué lors d’ateliers de menuiserie, plantation d’arbustes et de plantes lors d’ateliers de jardinage, fresques extérieures faisant l’objet d’ateliers de graffs.
Une partie de la salle est transformée en grand salon avec banquettes. Cet espace permet la tenue de rencontres publiques et d’ateliers sur des thèmes sociaux ou environnementaux. Le KAMU y mène aussi des ateliers créatifs avec des enfants, des adolescent(e)s ou des adultes, des séances de contes pour tous les publics, des concerts de chorales participatives, des sessions de jam.
Ce recoin confortable est également un lieu de lecture donnant libre accès à des livres et à des bandes dessinées. On y trouve aussi des jeux de société, ainsi que des jouets.
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A Clichy-la-Garenne, ce lieu rencontre très vite son public. Logé dans un quartier déshérité, il est aussi confronté de plain-pied à la déshérence de certaines personnes qui trouvent alors au KAMU le moyen de se restaurer à prix solidaires, d’échanger avec d’autres personnes sans être jugées socialement, de participer librement aux ateliers et aux rencontres qui y sont organisés : c’est effectivement un lieu de mixité urbaine.
Cette offre d’économie sociale et solidaire se double d’une offre culturelle à la mesure de ses moyens et sans billetterie : concerts les plus divers, soirées culinaires du monde, soirées dansantes de genres variés, rencontres avec des essayistes ou des poètes, projections-débats, formes théâtrales, expositions d’arts appliqués (peinture, dessin, aquarelle, sculpture, ébénisterie, photographie, tissage, céramique, mosaïque). Dans ses premières années, le KAMU participe également à certaines éditions de Nuit Blanche.
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Depuis 2021, le KAMU se trouve au 8 rue Fanny
Tandis que le KAMU développe ses activités et que sa fréquentation s’accentue, des ateliers d’artistes et des locaux associatifs prennent ancrage dans la galerie commerciale désaffectée qui lui est attenante, bénéficiant là aussi de baux municipaux de location, révocables et précaires.
En 2020 cette effervescence est mise en danger par la municipalité. La mairie de Clichy-la-Garenne annonce la révocation de tous les baux de location, sans aucune proposition de relogement. Cela survient, dans une commune paraissant alors sens dessus dessous tant les opérations immobilières s’y sont multipliées depuis cinq ans : concerts de marteaux piqueurs, empoussièrement généralisé, ballets de camions, forêt de grues, trottoirs impraticables…
Désaffecté depuis de nombreuses années, le Centre Léon Blum est à son tour promis à la destruction. C’est en décembre 2019 que cette décision est administrativement actée. Dans le cadre de l’appel d’offre « Inventons la Métropole 2 », le Centre Léon Blum est vendu par la municipalité à un promoteur immobilier, en vue d’y construire des bureaux et des commerces.
Dès 2020 une mobilisation voit le jour et va alors durer un an. Du fait de la diversité de ses activités, du nombre de ses adhérents, mais aussi du nombre de personnes qui y sont liées, le KAMU réussit à organiser sa défense : information publique, consolidation de liens avec d’autres associations, recours auprès du conseil municipal au sein duquel les quelques élu(e)s d’opposition tiennent vent debout contre cette entreprise de liquidation.
La mobilisation va jusqu’à prendre forme un soir dans l’allée centrale du jardin de l’Hôtel de Ville, à l’occasion d’un conseil municipal. Les membres et les ami(e)s du KAMU s’y répartissent en deux rangées sur les bords de cet axe : chacun(e) applaudissant et félicitant à grand bruit les membres du conseil municipal se rendant alors dans cet édifice de la République française.
Le KAMU obtient de la municipalité une promesse de relogement mais il doit néanmoins fermer au public, alors qu’il est aussi la structure porteuse d’une autre association, créée en 2003 : l’Association pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne (AMAP) de la Garenne.
Les distributions hebdomadaires s’y poursuivent à l’extérieur du KAMU (car il est alors interdit d’accès au public) et certaines fois au marché des Berges de Seine. C’est une rude épreuve collective, puis surviennent les confinements dus à la pandémie de COVID.
Durant cette période, le fonctionnement des distributions est maintenu à bout de bras par les bénévoles. Dans un second temps, l’instauration du couvre-feu nécessite à nouveau de devoir se réorganiser, mais sans que jamais l’AMAP de la Garenne ne cesse de fonctionner.
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Car c’est un fait avéré mais non publiquement énoncé, ce qui n’est pas sans poser certains problèmes de compréhension à mesure que ces deux associations entrent dans l’âge de l’adolescence : dès son ouverture, le KAMU est aussi devenu le lieu porteur et le lieu d’ancrage de l’AMAP de la Garenne. Créée en 2003, cette autre association est aussi l’initiative d’un groupe d’ami(e)s passant de la formulation d’un désir à sa réalisation concrète.
Durant cette époque où le KAMU résiste, à Clichy-la-Garenne d’autres combats s’engagent sur le front des hostilités urbanistiques qui s’y multiplient : projet de construction d’une tour de plus d’une centaine de mètres sur la Maison du Peuple (ouvrage d’architecture mécanique construit de 1935 à 1940, doté d’un marché et d’une salle de spectacle au toit ouvrant, où Gérard Philipe a incarné Rodrigue en 1952), fermeture du square Rose Guérin (clichoise, ancienne résistante, ancienne députée communiste) en vue de sa destruction, menace de destruction des allées Gambetta (un ensemble architectural des années 1910 et 1920) pour la construction d’un parking souterrain.
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La colère est telle qu’au matin du 14 Juillet 2021, une manifestation de défense du patrimoine local est organisée par différentes associations clichoises qui défilent bruyamment, de l’Hôtel de Ville à la Maison du Peuple via les allées Gambetta.
Suite à la promesse municipale de relogement, une guerre d’usure s’engage durant plusieurs mois. Il est alors demandé au KAMU de déménager et de stocker temporairement son matériel quelque part, ce qui n’est pas viable. Encore bien plus tard, dans le sud de Clichy-la-Garenne, le Club Ados déménage pour s’installer ailleurs dans cette ville, libérant ainsi un espace loué par la municipalité.
Annonce est donc faite que le KAMU pourra y emménager, mais pour autant la guerre d’usure se prolonge. Cette fois elle a pour thème la nécessité de travaux d’étanchéité qui tardent à être programmés, sans que le KAMU ne réussisse jamais à savoir pourquoi. Le KAMU tient bon et plusieurs mois plus tard ces travaux seront réalisés.
Or durant cette longue et éprouvante période de mise à l’arrêt, c’est en fait l’AMAP de la Garenne qui, par la poursuite de ses distributions hebdomadaires, maintient une forme de vie régulière juste à l’extérieur du KAMU. C’est alors par ce lien que de nombreuses personnes se tiennent informées, soutiennent moralement les membres du KAMU et s’expriment librement à ce sujet dans d’autres endroits.
C’est un fait plus qu’avéré que ces deux associations s’entraident et se soutiennent tour à tour, en fonction des moments de leurs histoires respectives. Pourquoi semble-t-il impossible, aujourd’hui, de l’énoncer clairement et de l’assumer ouvertement ? On se le demande.
La composition de ces associations s’étant en partie et inévitablement renouvelée avec le temps, ne gagneraient elles pas à assumer et transmettre leur histoire auprès de leurs adhérent(e)s afin que chacun(e)s puissent s’y entendre en y étant également entendu(e)s ?
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En 2021 le KAMU emménage alors au 8 rue Fanny, dans un lieu bien mieux adapté à ses activités. Il est doté d’une petite cours arborée où du mobilier de jardin est installé, où les distributions de l’AMAP de la Garenne se poursuivent, où les ateliers de jardinage reprennent, où d’autres ateliers peuvent alors être menés à ciel ouvert, dont l’atelier mosaïque permettant d’habiller les murs de cette cours.
Ce lieu est aussi équipé d’une grande salle. Les services techniques de la municipalité démontent, déménagent, puis remontent ici le comptoir de la brasserie où le KAMU avait pris forme. Plus tard, une petite scène est construite, un vidéo projecteur est suspendu, un piano droit fait son apparition. Puis à l’arrière du comptoir, la cuisine ne tarde pas à être intégralement refaite et mise aux normes d’une restauration de collectivité.
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Fort de cette nouvelle configuration matérielle, les ateliers y reprennent de plus belle tandis que d’autres y apparaissent. De façon analogue, les rencontres publiques, les projections-débats, les expositions, les concerts et les spectacles disposent d’une meilleure configuration.
En outre la qualité de vie démocratique d’une association requiert une attention de tous les jours. Le respect de la démocratie doit y demeurer pour donner un sens commun à ses membres. Car la « loi relative au contrat d’association » adoptée le 1er juillet 1901, au terme d’une longue discussion parlementaire, est d’une portée considérable et garantit une des grandes libertés républicaines. Ainsi, en France, tou(te)s citoyen(ne)s dispose du droit de s’associer, sans autorisation préalable. Ne l’oublions jamais.
On se permet donc ici de souhaiter, dès à présent et très sincèrement, un joyeux anniversaire au KAMU, ainsi qu’une longue vie à ce lieu unique. Il célébrera donc ses dix ans en juin prochain et à cette occasion il organisera des festivités durant deux semaines. Enfin, souhaitons également bonne chance et longue vie à l’AMAP de la Garenne, qui s’y trouve donc ancrée.
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Ces deux associations entrent dans l’âge de l’adolescence, dont il est souvent dit que c’est un âge ingrat. C’est aussi très souvent l’âge de louables obstinations et de multiples découvertes, où certaines fois hélas la cruauté rivalise avec la générosité, où d’autres fois encore l’égarement l’emporte sur la raison. Mais où aussi de nombreuses fois, la joie gagne contre la colère, tandis que la non-violence l’emporte sur tout.
C’est un moment de la vie où il faut savoir dire au revoir à l’enfance et percevoir l’avenir comme un horizon : puisse-t-il être - cette fois encore, là aussi - le temps des groupes d’ami(e)s.
Joël Cramesnil