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Billet de blog 4 juin 2023

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La réapparition de Mephisto à la Cartoucherie (Festival Départs d’Incendies)

Le festival Départs d’Incendies au Théâtre du Soleil se déroule du 2 juin au 2 juillet (à la Cartoucherie, Paris 12e). Six troupes l’organisent intégralement et y présentent ainsi leurs spectacles, soit plus de soixante représentations en un mois. Parmi ces spectacles : « Mephisto » d’après Klaus Mann par Les Barbares.

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La réapparition de Mephisto à la Cartoucherie

Que deviendrions-nous sans les troupes de théâtre ?

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Départ d'incendies au Théâtre du Soleil, Festival de troupes (Cartoucherie, Paris 12e) © Constant Regard

Qu’on s’en réjouisse ou qu’on s’en scandalise, depuis son origine le théâtre est indissociable de la troupe théâtrale (qu’on se souvienne seulement de Thespis…).

De façon analogue - un député ayant cru bon de citer un ancien ministre suite à la récente cérémonie de clôture du Festival de Cannes -, nous le réaffirmons ici sans détour : non, les artistes n’ont pas à choisir entre une sébile et un cocktail Molotov pour solliciter une subvention, car les artistes ne sont ni des mendiants ni des agresseurs.

D’ailleurs ce sont précisément cinq troupes de théâtre qui, à Paris à l’aube des années 70, investissent la friche militaire de la  Cartoucherie  en y menant elles-mêmes les travaux nécessaires afin d’y entreprendre le théâtre auquel elles croient, ce qui est alors sans précédent en Europe.

Il est donc bien naturel que de nombreux festivals de troupes se tiennent dans cet ensemble théâtral depuis son origine, que l’on doit au Théâtre du Soleil, une troupe qui avait alors six ans. Depuis sa fondation, elle n’aurait pas survécu si des festivals ne lui avaient pas ouvert leurs portes. On ne s’étonne donc pas que ce soit elle – aujourd'hui sexagénaire – qui, cette fois encore, prête ses clés à de plus jeunes troupes afin qu’elles y organisent elles-mêmes un festival.

Intitulé Départs d’Incendies au Théâtre du Soleil, il se déroule du 2 juin au 2 juillet dans la salle de répétition de ce théâtre. Six troupes l’organisent, l’installent, le portent, le font fonctionner et y présentent ainsi leurs spectacles. Soit plus de soixante représentations en un mois : "Départs d'Incendies est un festival sans concours, sans prix, dans un esprit de communauté et d'école permanente. (...) Le temps de ce festival, nous deviendrons une Grande Troupe rassemblée autour de valeurs communes, afin de créer une force collective pour protéger tout ce qu'il y a de beau dans l'art s'il s'avérait être à nouveau menacé. "

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Chariot de Thespis, Gustav Klimt, 1888 (peinture de plafond, Burgtheater, Vienne) © Burgtheater (Vienne)

La programmation principale regroupe : Antigone de Sophocle par La Tendre lenteur, Mephisto d’après Klaus Mann par Les Barbares, ainsi que Platonov d’après Tchekhov par la troupe Immersion.

En plus de celle-ci, le festival comporte également une programmation dite Première étincelle : Les Aveugles de Maeterlinck par la Compagnie PopuloMacabre carnaval par le Théâtre de l’Hydre, Black Hole Sur la ligne de front par la troupe Dyki Dushi.

Enfin des rencontres "bord plateau" sont organisées avec le public pour chacun des six spectacles.

Pour ces Départs d’Incendies, j’ai choisi de découvrir Mephisto d’après Klaus Mann par Les Barbares.

Un roman longtemps interdit de parution

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Klaus Mann, ici en 1932 © DR

"Mephisto" est un roman écrit de 1933 à 1936 par Klaus Mann (1906-1949), auteur allemand qui est alors en exil suite à l'accession au pouvoir du parti nazi. Il y expose la vie de deux amis comédiens allemands au cours de 1933 : Hendrick Höfgen (personnage inspiré par le célèbre acteur de l’époque Gustaf Gründgens) est nommé Intendant des Théâtres Nationaux, tandis qu’Otto Ulrich (communiste) est d'abord licencié du théâtre où il joue, puis il est assassiné par la Gestapo. Par ailleurs, l’auteur se met également en scène dans ce roman sous le nom de Sébastien. Il est publié en 1936 à Amsterdam par Querido Verlag , une maison d’édition allemande alors également en exil.

Lorsqu’en 1949 Klaus Mann se suicide à Cannes, ce roman n'est toujours pas publié dans son pays natal, qui depuis quatre ans est divisé en deux États : la RFA à l’ouest (Bonn) et la RDA à l’est (Berlin-Est).

En 1956 ce roman est publié à Berlin-Est par les éditions Aufbau-Verlag, sous le titre Mephisto : roman eneir Karrier. Nous sommes alors en pleine guerre froide : ce livre n’a pas le droit d’être diffusé en RFA.

Lorsqu’en 1963 l’acteur Gustaf Gründgens s’éteint, l’éditeur de la famille Mann - Spangenberg - décide d’éditer ce roman en RFA. Le fils adoptif de Gründgens engage alors un procès qui dure trois ans et l'éditeur est condamné : les juges de la Cour Constitutionnelle Fédérale considèrent que ce roman donne « une fausse image » du monde du théâtre allemand sous le nazisme.

Il faut se souvenir que dans les années soixante, la RFA n'est pas encore totalement dénazifiée, à bien des niveaux. Des initiatives venant de la société civile sont menées contre cette situation, dont beaucoup se prolongent pas des actions en justice où elles arrivent à leurs fins.

Ainsi par exemple, le 7 novembre 1968 à Berlin-Ouest, Beate Klarsfeld monte à la tribune d'un congrès de la CDU, parti chrétien-démocrate du nouveau chancelier Kurt Kiesinger : elle arrive jusqu'à lui en se faisant passer pour une journaliste et elle lui donne alors une énorme gifle, car c'est un ancien responsable de la propagande radiophonique hitlérienne. Elle est bien sûr arrêtée, mais son action ne fait que commencer.

C’est une décennie plus tard, en 1975, que ce roman est publié pour la première fois en France - sous le titre Mephisto : roman - par les Éditions Denoël, dans une traduction de Louise Servicen, préfacée par Michel Tournier.

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Otto Ulrich (Jean-Claude Bourbault) et Hendrik Höfgen (Gérard Hardy) dans Méphisto, le roman d'une carrière, par le Théâtre du Soleil © Michèle Laurent

En 1979, le Théâtre du Soleil décide d’adapter le roman de Klaus Mann, sous le titre : Méphisto, le roman d’une carrière. La scénographie conçue par Guy-Claude François est faite de deux scènes dressées face à face : sous une fresque murale évoquant l’Allemagne de Guillaume II et sous un éclairage de lustres, le Théâtre Officiel se tient dans un cadre scénique orné de cariatides et de moulures ; à l’opposé, sous une fresque de paysage champêtre, l’Oiseau d’Orage est un cabaret orné de figures allégoriques aux couleurs bariolées, plongé par moments dans les lueurs vives d’une boule à miroirs. Le public est assis entre les deux scènes, sur des strapontins doubles : il doit changer de position pour suivre le spectacle selon la scène où il se joue.

Enfin cette adaptation est publiée par les Editions Solin et le Théâtre du Soleil. Elle est illustrée par des photographies de Michèle Laurent et comporte une annexe : liste des artistes à qui cette création est dédiée, distribution du spectacle, clés des personnages, références bibliographiques, chronologie de 1916 à 1933.

Du point de vue des commentaires, cette création insolite génère un véritable mutisme de la recherche française en études théâtrales, ce qui perdure toujours, à deux exceptions près.

La première en 1985 est de Hans Werner Ring, alors étudiant à la Sorbonne Nouvelle, qui y consacre son mémoire de maîtrise sous le titre : Le Méphisto du Théâtre du Soleil, analyse d’un spectacle politique, dont seul le département des Arts du spectacle de la BnF conserve un exemplaire consultable.

La seconde en 2004 est de Sylvain Shryburt qui y consacre un article conséquent dans la revue Jeu, sous le titre : Au théâtre dans l’entre-deux guerres Méphisto le roman d’une carrière.

En outre, la tournée de ce spectacle est très agitée à deux reprises.

D’abord au Festival d’Avignon (1979, Paul Puaux), où le Parti Communiste Français organise un débat avec Ariane Mnouchkine, accusée de désigner la responsabilité des communistes allemands dans la victoire du nazisme : face à face, une délégation du P.C.F. (Jack Ralite, Lucien Marrest, Claude Mazauric), Ariane Mnouchkine et une partie de la troupe. Un débat très vite agité par les questions du public.

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Affiche du spectacle © Théâtre du Soleil

Puis au Festival de Munich (1980), où la troupe doit d’abord changer l’affiche prévue - qui ne porte pas le nom de Klaus Mann, dont le roman est toujours interdit de publication en RFA - par l’affiche française du spectacle. La troupe joue au Tramdepot de la Dauchauer Straße où le stand des livres de l’auteur est alors interdit, tandis que des éditions pirates du roman sont vendues à la sortie des représentations. Les responsables du festival font publier l’adaptation d’Ariane Mnouchkine par Spangenberg.

Les commentaires de la presse écrite de RFA vont du passage sous silence à l’attaque violente. Ainsi, dans Münchner Merkur, le journaliste Armin Eichholz conclue : « Mais un théâtre français ne peut pas se permettre de jouer une telle pièce dans la Dauchauer Straße, dans la rue qui mène à Dachau ».

La troupe organise alors un débat où se rend une centaine de spectateurs : « Nous faisons un débat avec le public pour qu’il y ait un niveau supérieur à ce qui est dit dans la presse » a dit Ariane Mnouchkine. « Comment le public français a-t-il réagi ? » « Il se défend moins que le public allemand » répond Mnouchkine. « Il ne reçoit pas le spectacle comme un produit sur l’Allemagne, mais comme une parabole beaucoup plus universelle. » (...) « Pourquoi êtes-vous venus ici avec ce spectacle, qui traite de notre passé, alors que les autres troupes ici traitent de l’histoire de leur pays ? » « S’il y a un endroit où on peut être un peu international, c’est bien au théâtre », répond Mnouchkine, « et je vous refuse l’appropriation de ce moment de l’histoire. » (Hervé Guibert, A qui appartient l’histoire ? in Le Monde, 19 juin 1980).

Une chaîne télévisée bavaroise fait filmer la pièce malgré le refus des chaînes françaises qui la jugent trop longue (4 heures) et lui reprochent deux scènes osées. Réalisé en treize jours par Bernard Sobel, ce film de théâtre est diffusé trois fois en RFA, mais il n’est jamais programmé en France.

En 1980, le cinéaste hongrois

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Affiche hongroise du film Mephisto d'István Szabó (1980) © DR

István Szabó adapte ce roman sous le titre  Mephisto  dans une production germano-austro-hongroise. En 1981 il reçoit l’Oscar du meilleur film en langue étrangère, tandis qu'au Festival de Cannes il reçoit le Prix de la critique internationale ainsi que le Prix du scénario.

Enfin en 1981 en RFA, l’éditeur Rowohlt passe outre l’interdiction et publie ce livre qui est alors diffusé de façon officielle, sans que l'État n'y fasse obstruction.

Des années 80 à nos jours, moins d'une dizaine d'adaptations théâtrales de Mephisto est produite dans l'hexagone, ce qui est peu au regard d'autres textes durant la même période.

Depuis juin 2022, en France, quatre-vingt-sept députés d'extrême droite siègent à l'Assemblée nationale.

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Le cauchemar de Mephisto par Les Barbares

Cela fait maintenant quatre ans et demi que Jérémie Lebreton, metteur en scène de cette troupe, travaille sur ce texte et c’est encore d'une autre adaptation du Mephisto de Klaus Mann dont il est question ici.

A l’origine, ce spectacle est une réalisation de fin d’étude produite en septembre 2021 à la Manufacture, Haute École de la Scène des Arts de Suisse. Il a été joué quatre fois sans être repris. Le metteur en scène a donc remis son travail à l’ouvrage pour ce nouveau cycle de dix représentations.

Qui dit jeune théâtre, dit souvent : aventure collective, aléas imprévus, courage nécessaire, contraintes économiques, détermination joyeuse et autres inévitables rebondissements. Dans le cas présent, une actrice a dû être remplacée par un acteur, le scénographe n’est plus le même, l’éclairagiste et la costumière non plus. Ainsi, pour la première reprise de ce spectacle, la troupe achevait le réglage des arrangements sonores tout juste quinze minutes avant l’entrée du public…

C’est donc un jeune théâtre en haleine qu’il nous fut donné de découvrir, à travers un spectacle plein d’inventivité, de fracas scénographiques et d’engagements physiques, ayant pour toile de fond l’ascension du nazisme. Un cocktail détonnant, mais qui ce soir-là dans la salle ne fut pas du goût tou(te)s. Après tout, ne dit-on pas de l’enfer qu'il est pavé de bonnes intentions ? Or il faut effectivement un certain courage pour mettre en scène Mephisto.

Ce premier soir de reprise recueillait néanmoins de chaleureux applaudissements de la majorité du public. Sans doute parce que dès l’envoi de ce spectacle ces artistes partagent avec nous ce profond désir de jouer, de se lier à nous par l’imaginaire et la fiction, de jubiler, de blaguer, de jouir, de nous faire voyager tout à la fois dans le théâtre et dans l’Histoire.

C’est une création dont l’esthétique relève du studio de théâtre. Un espace inachevé et librement modulé par les interprètes à l’aide d’éléments évocateurs : flight cases, lustre et autres homards de guimauve, rideau rouge traité tel un oripeau, évocation de loge d’artiste en clair-obscur, brume de théâtre…

Pour autant ce n’est pas un théâtre de la déconstruction, mais bien du théâtre d’essai, où de nombreuses formes sont explorées : abolition du rapport scène/salle par le maintien des éclairages établissant l’unité, douche lumineuse rétablissant le jeu théâtral sous une forme captivante, séquences froides et autres séquences agitées soutenues par des néons ou bien encore un stroboscope.

C’est aussi du théâtre physique où s’incarnent les plaisirs, les excès, les querelles, les désirs, l’érotisme, les conflits théoriques sur le théâtre, ainsi que les conflits politiques sur le rôle du théâtre face au nazisme. Tandis que ces personnages basculent dans la débandade, les conflits verbaux sont d’une violence incroyable et la porte du théâtre est claquée avec colère. A divers moments la représentation n’hésite pas à tendre vers le gueuloir politique : on attrape un micro et on balance tout.

C’est aussi un spectacle très musical, qui par moments est soutenu par une création sonore, qui à d’autres moments fait place au piano et au chant, mais aussi à la batterie rock et aux séquences de musique électronique : un spectacle faisant s’alterner la poésie du théâtre avec l’enfer de la crise politique.

Dans cette tempête provoquée par l’ascension du nazisme, un rideau rouge fini par se dresser sur le fond du plateau. Tel un horizon lointain dont le ton pourpre aurait bien plus à voir avec le sang des victimes du nazisme qu’avec les ors du théâtre à l’italienne, il prend tour à tour les aspects d’une relique ou d’un manteau.

A l’issue de la représentation, j’ai souhaité m'entretenir avec Jérémie Lebreton, le metteur en scène, sur le choix de ce texte : « J’avais très envie de travailler cette idée de pacte avec le diable : jusqu’où peut-on aller pour son ambition ou pour ses rêves ? Nous sommes tous confrontés à la question de la compromission, la question de Mephisto, de travailler pour un système contre les idéaux qu’on prétend avoir, mais qu’on accepte pour une forme de reconnaissance. Nous y sommes tous plus ou moins confrontés, que ce soit dans le théâtre ou ailleurs. C’est toujours la question de l’équilibre entre nos croyances et le système dans lequel on est impliqué : qu’est-ce qu’on est prêt à accepter ? Ce spectacle pousse les limites jusqu’à l’extrême, en prenant le régime nazi comme une incarnation du diable sur Terre. »

Enfin, il convient de saluer le travail des jeunes artistes et techniciens de cette troupe, qu’il faudrait pouvoir tou(te)s citer et dont on retrouvera donc les noms ici.

La rencontre bord plateau, avec la troupe Les Barbares à l'issue de la représentation, aura lieu ce mardi 6 juin.

Souhaitons bonne chance à ce spectacle, qui est joué jusqu'au 14 juin, ainsi qu’à l’ensemble de ces Départs d’Incendies, qui ont lieu jusqu'au 2 juillet. Vous qui me lisez : osez le choix du jeune théâtre et allez donc les découvrir !

 Joël Cramesnil

BILLETTERIE ICI ou par mail billetterie@festival-depart-d-incendies.com

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Billetterie du festival Départs d'incendies (Cartoucherie, Paris 12e) © Constant Regard

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A toutes fins utiles, on se permet de rappeler que la Cartoucherie ne se trouve ni à Vincennes, ni dans le Val de Marne, mais bien à Paris, dans le 12e arrondissement, dont le bois de Vincennes fait partie depuis plus de 150 ans. En outre, cela fait maintenant 53 ans que cette friche militaire a été transformée en ensemble théâtral. On comprend donc assez mal que certain(e)s en soient encore à publier de fausses informations sur sa localisation.

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