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De la confusion ajoutée aux confusions
La cérémonie d’ouverture de Paris 2024 - intitulée Ça ira - a été exceptionnelle à plus d’un titre. Par sa démesure, par son culot, par son talent et par l’ensemble des disciplines artistiques qu’elle a su fédérer : musique, cabaret, chanson, théâtre, opéra, cirque, danse, cinéma, laser light show. Il n’y manquait que le mime et la marionnette pour que la liste des arts du spectacle soit complète.
Elle a également rendu un délicieux hommage à l'histoire parisienne du théâtre, à travers la gracieuse façon dont s’est animé le pont Neuf. Car en un temps reculé, ce pont fut le lieu des bateleurs, des acrobates et des marionnettistes, au cœur même de la capitale, sur ce qui était alors un pont moderne.
Pour autant, il y a bien quelques anachronismes dans l’écriture de Ça ira.
Ainsi, une séquence évoque les Trois Glorieuses, à travers l’irruption du porteur de flamme dans une répétition du spectacle Les Misérables au Théâtre du Châtelet. On se retrouve soudainement plongé en juillet 1830, par une évocation de La Liberté guidant le peuple de Delacroix.
Puis curieusement, on enchaîne avec une époque antérieure, par une évocation de l’exécution de Marie-Antoinette, l’ensemble de ces deux scènes ayant l’ambition de traiter de la Révolution française.

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Lorsque la Reine des Français est arrêtée (1792), elle est incarcérée à la prison du Temple, puis un an plus tard à la Conciergerie de Paris. Elle est jugée le 15 octobre 1793. Le lendemain elle est conduite en chariot jusqu’à la place de la Révolution (actuelle place de la Concorde) où elle est guillotinée. Durant la Terreur, la cour des femmes de la Conciergerie de Paris est effectivement un lieu d’exécutions collectives, mais pas pour Marie-Antoinette.
Bien plus tard dans le récit de Ça ira, l’évocation d’un banquet des dieux de l’Olympe est à l’origine de beaucoup de confusions. En premier lieu parce que durant l’Antiquité, ce qui était alors une bourgade rurale - qui au fil des siècles est devenue Paris - n’a jamais fait partie de l’empire grec antique.
Par ailleurs et puisqu’une partie de la France semble être versée dans la religion, on se permet d’indiquer que le personnage tout bleu dans cette séquence aurait pu être Krishna. Cette divinité a la liberté de s’incarner dans tous les corps, humains ou animaux. Pour le reconnaître, dans l’iconographie hindouiste on le représente en utilisant exactement ce bleu si singulier.
Enfin à travers cette séquence, certain(e)s ont cru reconnaître du Leonard de Vinci, d’autres du Jan van Bijlert, ce qui n’était pas le cas.
Au lendemain de la cérémonie, Paris 2024 donne une conférence de presse avec Thomas Jolly. Le service presse de Paris 2024 ne fait pas le choix de la diffuser en direct en ligne, ni de la publier en ligne par la suite. Le public ne peut en découvrir que de rares bribes partagées par la presse.
Alors que Ça ira est devenu un sujet de débat public, Paris 2024 - dont le budget est constitué aux trois-quarts par de l’argent privé - continue à faire de cette cérémonie un objet étranger aux modalités de débats inhérents à la démocratie culturelle.
En ce lendemain de cérémonie, la préoccupation de Paris 2024 est de contrôler l’information et non pas de faire évoluer le débat. Alors qu’il revenait à Paris 2024 de défendre ces artistes - de façon claire, ferme, et si nécessaire pédagogique - le COJOP a de toute évidence estimé que la culture - qui dans le cas de ces JO est utilisée pour faire de la communication - n’engendrait ni pensées, ni débats.
A travers les bribes de cette conférence de presse partagées par quelques médias, Paris 2024 est apparu totalement hors sol, ce qui demeure préoccupant.
Par la suite à la télévision, Thomas Jolly informe qu’il ne s’est pas inspiré d’un tableau pour sa séquence du banquet. Il indique que le personnage bleu est Dionysos. Il le présente comme le dieu du vin et précise qu’il s’agit d’une valorisation du vignoble français. Enfin il ajoute que Dionysos est le père de Sequana, divinité de la Seine.
Dionysos, dieu antique grec, est aussi et surtout le dieu du théâtre. Il a par ailleurs plusieurs enfants, mais aucune fille de ce nom. Ce personnage tout bleu est en fait Bacchus, dieu romain antique du vin et père de Sequana. Car l’antique bourgade rurale, qui est aujourd’hui Paris, a effectivement été une colonie de l’empire antique romain, qui lui a donné le nom de Lutèce.
Enfin et encore ailleurs dans Ça ira, la magnifique scène de la sororité aurait sans doute pris d’avantage de portée universaliste si la succession de l’apparition des statues s’était faite dans l’ordre chronologique de l’existence de ces dames. Il y aurait eu quelque chose de beaucoup plus évident, d’immédiatement compréhensible, une suite logique, la mise en perspective d’un progrès.

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Il y avait effectivement bien des thèmes possibles au fil de la Seine du fait de la richesse et de la diversité de son histoire parisienne. Ainsi par exemple, la délégation des athlètes d’Algérie a jeté des roses dans le fleuve aux cris de « Vive l’Algérie ! » prononcés en arabe, en souvenir des massacres du 17 octobre 1961, tout comme le criaient très certainement les manifestant(e)s ce soir d’automne meurtrier avant qu’ils(elles) ne soient jeté(e)s dans la Seine.
Les JO sont les hôtes d’une ville, pas d’un pays
A ce jour, alors que la tenue des Jeux et la représentation de Ça ira ont demandé énormément d’efforts de la part de la population francilienne (durant plusieurs années de travaux) et du public (durant de longues heures pluvieuses le 26 juillet), aucun remerciement ne leur est adressé.
A Paris, l’organisation de la représentation de Ça ira est d’abord synonyme de désagréments durant les jours qui précèdent : instauration de la nécessité de laisser-passer compliquant les accès aux lieux de travail et aux lieux de soins médicaux, encagement des bords de Seine sur les quais hauts, présence massive de la police et démultiplication des contrôles aléatoires, bruyants survols nocturnes répétés de la Seine par des hélicoptères, imposition par nombre d’employeurs de devoir prendre un congé le jour de la cérémonie.
A ce jour, ni Paris 2024, ni la Mairie de Paris, ni la Région Île-de-France n’ont aucun mot de remerciement pour ces efforts qui ont été faits collectivement. La population locale doit se contenter d’obtempérer. Bien sûr tout ceci n’est rien comparativement à ce que révèle le revers de la médaille, ainsi que bien d’autres personnes, au sujet de Paris 2024.

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Le 26 juillet au soir, il y a sur les bords de la Seine trois catégories de public : celle qui loue à prix d’or son fauteuil sur les ponts (avec champagne à volonté), celle qui loue la même chose sur les quais bas (mais sans champagne) et celle qui se tient debout derrière les grilles sur les quais hauts (donc assez loin par endroits).
Outre le fait que ces trois catégories assistent au même spectacle, elles ont aussi en commun d’avoir pour une part quitté les lieux avant le début ou au cours de la cérémonie (attente debout durant des heures, longueur de la cérémonie, séquences jouées loin de certains gradins et diffusées sur des écrans, pluie continue).
Pour autant, l’écrasante majorité du public venu en nombre est présente du début jusqu’à la fin, se constituant partie prenante de la réussite de ce spectacle tout en défiant la pluie, faisant de cette représentation une occasion de se réjouir et de fêter collectivement.
On ne connait pas de spectacle où le public n’est pas salué ou remercié pour sa présence. Mais du fait de l’utilisation de la culture comme moyen de communication par Paris 2024, cette cérémonie est envisagée comme une prestation dont les spectateurs sont les consommateurs et non pas comme une création dont le public est le second cœur. Ça ira n’est effectivement pas une production du secteur public.
Par ailleurs la Mairie de Paris et la Région Île-de-France ont aussi investi dans Paris 2024 pour ses retombées économiques. Dans cette pensée, la culture n’est qu’un faire-valoir. On en voudra pour preuve l’absence de défense immédiate de ces artistes par leurs donneurs d’ordres au lendemain de leur prestation, alors que les attaques se démultipliaient.
Dans Ça ira, il est pourtant bien plus question de Paris que de la France. Ce qui est défendu dans ce spectacle correspond à l’image de la France telle que la souhaite et la pratique la Mairie de Paris. Car ce n’est pas la France qui accueille les Jeux, c’est Paris en tant que ville hôte. C’est dans cette nuance, qui a été totalement perdue de vue au sujet de cette cérémonie, qu’une part des commentaires négatifs trouve son origine.
Thomas Jolly, l’artiste exposé
Ça ira a valorisé et offert une visibilité internationale au cabaret parisien, au French cancan, à Notre Dame de Paris, au Théâtre du Châtelet, à la Conciergerie de Paris, au pont Neuf, à la BnF Richelieu, à la Monnaie de Paris, au musée d'Orsay, au musée du Louvre, au pont des Arts, à la Garde républicaine, à l’Institut de France, au Grand Palais, au Trocadéro, au jardin des Tuileries, à la Tour Eiffel.
En parallèle, il convient également d’apprécier les élans de créativité et de curiosité culturelle qui ont été engendrés localement dans la population par Ça ira, une autre catégorie de ces effets secondaires que Paris 2024 n’avait assurément pas prévu.

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Ça ira est ainsi à l’origine de l’immense fréquentation actuelle du jardin des Tuileries. J’ai tenté deux soirs de suite sans succès de voir la vasque olympique s’élever dans le ciel, j’ai été saisi par la rumeur olympique de Paris qui s’exprimait au cœur de cette foule.
A mon arrivée, sous une porte du Palais du Louvre un violoncelliste joue en douceur L’Hymne à l’amour d’Édith Piaf. Une fois ce seuil franchi, je découvre que les arcades sont envahies par une foule donnant au Louvre l’aspect d’un palais assiégé.
Au rond-point du Carrousel, un taxi tricycle aux guirlandes clignotantes diffuse tranquillement Pookie d’Aya Nakamura. Au sommet de l’arc de Triomphe du Carrousel où ils ont réussi à grimper, des jeunes gens frappent dans leurs mains pour invoquer le décollage de la vasque.
Ça ira a provoqué une curiosité toute nouvelle pour la chanson d’Édith Piaf, mais aussi pour celle de Charles Aznavour. Sur le pont des Arts nombre de personnes se filment pour chanter en playback l’extrait repris de For Me Formidable par Aya Nakamura tout en improvisant leurs propres chorégraphies.
Ça ira a provoqué une curiosité pour la Conciergerie de Paris où le nombre de visites s’est démultiplié dès le lendemain de la cérémonie. Idem pour le site internet du musée Magnin, à Dijon, où est conservé Le Festin des dieux de Jan van Bijlert, bien qu’il ne s’agisse pas d’une source d’inspiration de Thomas Jolly pour cette cérémonie.
En clair, l’offensive des fascistes et des obscurantistes contre Ça ira nous entraîne tout à fait ailleurs. En salissant cette cérémonie via les réseaux sociaux - alors qu’elle était en cours, puis dès le lendemain et les jours suivants - ils volent au public le droit d’aimer cette cérémonie.
Ces interprétations dévalorisantes et fabriquées de toutes pièces au sujet de la séquence des dieux de l’Olympe, ce faux débat sur la nudité dans l’art, ce racisme et cette transphobie décomplexés, le cyberharcèlement contre la DJ Barbara Butch, contre la drag queen Nicky Doll, contre le metteur en scène Thomas Jolly ; tout ceci a fait disparaître de l’espace public l’expression de la reconnaissance des spectateur(trice)s envers l’ensemble de ces artistes.
Alors que des danseur(se)s menaçaient de faire grève lors de la cérémonie pour obtenir une équité de droits salariaux, alors qu’en France les arts du spectacle sont maltraités par des réductions budgétaires, alors que le 26 juillet ces artistes ont tout donné et qu’ils ont tenu bon jusqu’au bout sous la pluie : le vrai sujet du débat public a été volé tandis que ces artistes ont été sali(e)s.
De par sa démesure, Ça ira semble en partie relever de la création collective, or seul le nom de Thomas Jolly est mis en avant, tandis que Paris 2024 ne publie bien évidemment pas le générique de ce spectacle. Sans doute est-ce finalement une bonne chose puisque certain(e)s de ces artistes sont stigmatisé(e)s, harcelé(e)s, insulté(e)s, menacé(e)s de mort.
Cela fait maintenant plus d'une semaine que cette situation dure. A ce jour, aucun(e) ministre de la Culture – ancien(ne) ou actuelle – ne sort de sa réserve pour défendre ces artistes. Aucun(e) représentant(e) politique ne prend leur défense non plus.
De façon analogue, aucune organisation syndicale du secteur du spectacle ne prend position, tandis que l’ensemble de la profession des arts du spectacle se conduit de la même façon.
Paris 2024 se sert de la culture pour faire de la communication tout en ignorant les risques de ce détournement de sens.
Il aura fallu attendre jusqu’au 3 août pour que ce soit finalement le président de la République qui prenne la défense de l’homme de théâtre. Mais tout juste du bout des lèvres et uniquement parce que des journalistes le questionnaient à ce sujet, à l’occasion d’une visite de sites olympiques.
Joël Cramesnil