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Billet de blog 8 novembre 2025

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A la Cité de l’Économie, le théâtre décrypte « le bonheur d’entreprendre »

Suite à une commande de la Cité de l’Économie, la compagnie Les Barbares -du metteur en scène Jérémie Lebreton- crée une pièce sur l’entrepreneuriat économique. Écrite par Noham Selcer « Les Crapauds » nous entraîne dans l’enthousiasme d’une start-up aux ambitions vertueuses puis le marasme dans lequel la fait sombrer l’appât du gain. Une mise en scène saisissante servie par une équipe talentueuse.

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Citéco-Cité de l’Economie (Paris 17e) est un musée créé en 2019, ayant l’ambition de "rendre l’économie plus accessible et compréhensible par tous". Financé par un mécénat de la Banque de France, il propose un parcours muséographique, des expositions temporaires, des conférences, ainsi qu’une programmation culturelle que dirige Aurélie Passerel.

Depuis 2021, ce musée a établi un lien avec la compagnie de théâtre Les Barbares, du metteur en scène Jérémie Lebreton, en lui passant successivement trois commandes de spectacles didactiques : histoire de l’économie, histoire de la finance, puis histoire de la monnaie.

Cette année, dans le cadre d’un projet de mécénat avec CAPZA, Citéco a de nouveau sollicité Les Barbares pour la création d’un spectacle portant cette fois sur l’entreprise et l’entrepreneuriat. Après avoir proposé Par-dessus bord de Michel Vinaver, Jérémie Lebreton a finalement sollicité l’auteur Noham Selcer pour l’écriture d’une œuvre originale.

Le metteur en scène et concepteur de ce projet singulier explique : "J’avais envie de réaliser un projet qui questionne notre société tout en réussissant à le faire au sein de ce lieu précis. L’économie est centrale dans notre société, elle est éminemment politique et la comprendre c’est aussi comprendre des enjeux de société, ce qui est aussi la fonction du théâtre. Ici le parti pris est d’être dans un rapport frontal, où le spectacle nous ramène toujours au réel."

Illustration 1
Thaïs Develt (Héloïse Janjaud) et Nesrine Bel Kacem (Lina Alsayed), Les Crapauds de Noham Selcer, mise en scène Jérémie Lebreton © Les Barbares

Les Crapauds nous plonge et nous entraîne avec talent dans l’exaltation philanthropique, l’essor économique puis le désenchantement cataclysmique d’une start-up du secteur tertiaire commercial. C’est une pièce très actuelle, en partie inspirée par les déboires de la société Deliveroo condamnée en 2022 pour travail dissimulé et de la société Frichti dont les procès débuteront prochainement.

Deux femmes - Nesrine Bel Kacem et Thaïs Develt - décident de s’associer pour fonder une start-up ayant également pour ambition d’agir plus favorablement dans le secteur économique : livrer de façon vertueuse et dans un réseau de proximité des produits issus de l’agriculture biologique en excluant le recours aux emballages en plastique et aux énergies fossiles.

Ces deux personnages principaux ont des profils très nuancés et sont à l’image des associations humaines que peuvent générer certaines start-up : Nesrine croit profondément à la sincérité d’un entreprenariat constructif et respectueux de l’environnement, tandis que Thaïs impose une personnalité de battante, calculatrice et intéressée.

Illustration 2
Arthur Harpeln (Zakariya Gouram), Les Crapauds de Noham Selcer, mise en scène Jérémie Lebreton © Les Barbares

Ensemble elles décident de fonder Le Comptoir et trouvent son financement. Installée à Paris, leur entreprise devient rapidement un succès au point de se développer dans d’autres villes françaises. Mais à mesure que l’entreprise se développe, la machine s’emballe et met rapidement à l’épreuve les choix initiaux : le partage des marges, la question des statuts, le choix des partenaires, ...

Ce « bonheur d’entreprendre » vire progressivement au dilemme puis au cauchemar : l’utopie se heurte au réel, l’ambition l’emporte sur la loyauté, les mises à l’épreuve génèrent l’accident mortel, les stratégies commerciales se fracassent à travers les réalités humaines. Le Comptoir termine ainsi sa course au Tribunal judiciaire de Paris, où seul le personnage de Nesrine se relèvera.

Cette pièce, extrêmement bien écrite et incroyablement mise en scène, se déploie telle une parabole où l’ambition philanthropique individuelle et les raisons d’un système collectif ne peuvent se rejoindre : "Nous démontrons beaucoup d’enjeux, de tensions et de problèmes présents dans notre société, mais sans jamais énoncer de morale. C’est ce qui m’intéresse au théâtre et qui me permet de faire un spectacle à Citéco, même si je pense que ce spectacle est appelé à sortir de ce musée, car il interroge et donne des clés afin que le public puisse se positionner sur ces sujets. La démarche théâtrale permet d’atteindre ces enjeux" (J. Lebreton).

Illustration 3
Axel Mezziani (Teddy Chawa), Les Crapauds de Noham Selcer, mise en scène Jérémie Lebreton © Les Barbares

Cette pièce est jouée dans le Hall Defrasse de Citéco, un grand volume rectangulaire situé au dernier étage de l’hôtel Gaillard. Le public est réparti de façon bi frontale le long d’un espace d’expression théâtrale et multimédia où l’économie conduit les vies.

Le plus frappant dans la forme de cette création est sans doute cette série de strates formant une structure permettant d’instaurer une proximité très forte avec le public : le vis-vis frontal instauré entre les spectateurs, les personnages évoluant au cœur du public, le contexte contemporain de cette fiction, ainsi que la modernité de cette forme conjuguant théâtre, effets sonores, effets lumineux, ponctuations musicales et recours à la vidéo.

L’ensemble crée une expérience théâtrale où le public ne peut jamais se sentir à l’extérieur de cette représentation, mais sans pour autant ne jamais s’y sentir piégé. Les Crapauds a une forme en lien direct avec l'actualité de son sujet, ce qui fait de cette représentation une expérience à la fois participative et réflexive.

Mais cette modernité tient aussi au choix de distribution regroupant quatre interprètes particulièrement impressionnants et dont la diversité est à l’image de notre société : Lina Alsayed, Teddy Chawa, Zakariya Gouram, Héloïse Janjaud. C’est une pièce moderne de bout en bout et dont les personnages les plus forts sont précisément des femmes.

Illustration 4
Nesrine Bel Kacem (Lina Alsayed), Les Crapauds de Noham Selcer, mise en scène Jérémie Lebreton © Les Barbares

Ce soir-là il y avait au moins quatre générations présentes dans les rangs du public et cette mixité générationnelle permet d’entrevoir de multiples enjeux socioculturels au fil des représentations de ce spectacle.

Car ces différentes générations ne sont ni dans le même rapport à l’argent, ni dans les mêmes situations économiques, aussi bien actuelles que futures.

Au fil de cette pièce tour à tour lumineuse et sombre, il n’y a plus que le gain pour faire briller les yeux de ces personnages. Alors que les vertiges et les saccades de leur entreprise finiront par les anéantir, ces personnages s'élancent, grandissent puis s’effondrent au milieu de nous : saisissant.

Répété et créé en tout juste un mois, ce spectacle est à nouveau une belle démonstration du talent de la compagnie Les Barbares.

*

Les Crapauds de Noham Selcer par la compagnie Les Barbares à Citéco (Cité de l’Économie) 1, place du Général Catroux (17e) du 6 au 8 novembre, ainsi que les 13 et 14 février.

Durée 1h25 - A partir de 15 ans - Tarif Plein 10 € - Tarif réduit 5 € - Billetterie ICI

Conception et mise en scène : Jérôme Lebreton / Interprétation : Lina Alsayed, Teddy Chawa, Zakariya Gouram, Héloïse Janjaud / Scénographie et costumes : Marjolaine Mansot / Composition musicale : Aurélien Noiret / Création vidéo : Thyphaine Steiner / Création lumière : Henri Coueignoux / Stagiaire en mise en scène : Maud Nguyen Huynh / Régie son : Gabriel Torres / Régisseur : Romain Baronnet / Attachée de presse : Murielle Richard / Diffusion : Pauline Crépin / Administration : Valérie Moy / Production : Citéco-CAZPA

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