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Billet de blog 14 novembre 2013

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Achille Mbembé: "libérer les gens contre leur gré est une tâche quasi-impossible"

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Dans cet entretien accordé au quotidien camerounais "Le Messager", l'écrivain et enseignant d'histoire et des sciences politiques Achille Mbembé analyse les raisons de l'extrême longévité du dictateur Paul BIYA à la tête du Cameroun depuis 31 années.

Une longévité surprenante, pour quelqu'un que ses adversaires présentent toujours comme un faible et un fainéant. Comment y est-il parvenu? Mais surtout comment a-t-il pu surmonter les nombreuses épreuves ayant jalonné ce parcours? Et que faut-il en attendre demain?


Pour décrypter les secrets de la main-mise de Paul Biya sur la nation camerounaise, Le Messager est allé vers Achille Mbembé, enseignant d'histoire et des sciences politiques à l'Université de Witwatersrand en Afrique du Sud et à Harvard aux Etats-Unis dont le dernier livre, critique de la raison nègre est sorti début octobre aux éditions La Découverte à Paris.


Paul Biya vient de fêter ses 31 ans de magistère à la tête du Cameroun. Cela doit-il surprendre de la part d'un homme présenté comme faible et fainéant au départ?

Il faut lui reconnaître ne serait-ce que quelques qualités perverses. Ceci dit, il n'est pas le seul dans ce cas. Mugabe au Zimbabwe, Deby au Tchad, Obiang en Guinée, Sassou au Congo, ou encore Compaoré au Burkina sont faits du même cuir. Les satrapies les plus obscures du continent se trouvent cependant en Afrique centrale, le véritable cœur des ténèbres de la démocratie sur ce continent et Monsieur Biya en est l'un des spécimens les plus typiques.

C'est ici en effet que l'on retrouve les pays les mieux dotés en ressources naturelles. Mais c'est également ici que les formes de la culture politique issues tout droit de la période de la Traite des esclaves sont les plus vivantes.


Quels sont, selon vous, les ressorts (secrets et logiques) d'une telle longévité?

Il a instrumentalisé les aspects les plus primitifs et les plus rétrogrades de la culture politique locale qu'il a transformée en sens commun, puis institutionnalisé. Il s'agit, par exemple, de l'instinct tribal; des pulsions libidinales; de la propension à la vénalité et à la dépense improductive; de l'acharnement des vieillards à ne pas mourir tout seuls; bref de toute une conception génitale du pouvoir et de la jouissance qui ne recule devant rien, pas même les sacrifices humains. Ce faisant, il n'a pas simplement tout corrompu. Il a fait de la corruption l'air que l'on respire au quotidien; quelque chose de charnel, une véritable enveloppe de la vie. Cette «tonton-macoutisation» des esprits, voilà le secret de sa longévité.


Pour ce faire, Paul Biya a dû commettre un parricide (Ahidjo) et a dû se défaire de prétendants qui n'étaient pas des enfants de chœur (Ayissi Mvodo, Samuel Eboua, Charles Doumba, Senga Kuo, etc.). Comment, à votre avis, y est-il parvenu?

C'est un personnage profondément machiavélique, très rancunier et tout à fait sans scrupules.

Il gouverne en cultivant la bassesse chez ses subordonnés; en flattant leurs instincts les plus pervers; en les exposant à la corruption, puis en les compromettant dans des affaires ou des positions relativement sales, ce qui lui permet, le moment venu, de s'en débarrasser sans remords.


Ce long magistère n'a pas été un long fleuve tranquille. D'abord il y a eu la bataille sourde de 1983 pour le contrôle du parti-Etat, ensuite le putsch manqué d'avril 84, la crise économique de la fin des années 80, les soubresauts politiques du multipartisme de 90-92 et récemment les émeutes de la faim de 2008. A chaque fois, comme un phénix, Paul Biya a toujours su renaître de ses cendres. Pourquoi et comment?

La «tonton-macoutisation» des esprits, comme je viens de le rappeler. Il lui aura suffi d'aiguiser la pulsion tribale. Les Camerounais entretiennent avec le pouvoir une relation idolâtre et gélatineuse. Le pouvoir peut revêtir le visage d'un cochon, peu importe. Ils vont se prosterner devant le cochon. La pulsion tribale fait en sorte que, chez eux, la relation sociale par excellence est la relation de type génitale. C'est ce que veut dire, au fond, le tribalisme, le familialisme, est cette sorte d'instrument majeur de la bêtise et de la brutalité nègre. Car, du fait de la pulsion tribale et de la relation génitale qui en est le corollaire, on n'a pas affaire ici à une société. On a affaire à des amibes. Paul Biya a su réduire son pays et ses gens à un foyer d'amibes. Ce sont des gens qui ont peur d'eux-mêmes, qui se méfient les uns des autres, qui voient la sorcellerie partout, qui vivent de paranoïa; qui disent une chose et font exactement le contraire de ce qu'ils proclament.


Vous attribuez aussi une part de responsabilité de cet état de chose à l'opposition que vous traitez par ailleurs 'd'imbécile'. Comment doit-elle procéder pour renverser la tendance?

Une opposition qui se présente en rangs dispersés aux élections présidentielles tout en prétendant vouloir se débarrasser du satrape n'est pas sérieuse. En Afrique, seules les oppositions unies, qui parviennent à diviser le parti au pouvoir et à rallier elles une partie majeure de la société civile ont des chances objectives de provoquer l'alternance. Il' n'y aura pas d'alternance au Cameroun tant que l'opposition n'est pas unie autour d'un programme minimum et tant qu'elle n'a pas brisé le signe du malheur qu'est la pulsion tribale et le rapport génital au pouvoir, aux honneurs et de la richesse.


Si l'opposition est 'imbécile', que dire du peuple camerounais. Ne mérite-t-il pas un tel président?

Retirons le terme 'imbécile'. Disons simplement que libérer les gens contre leur gré est une tâche quasi-impossible. La libération est d'abord une affaire intérieure. Elle requiert un certain degré d'ascétisme, une certaine distance à l'égard des biens matériels, des honneurs et du bruit. Elle est une disposition de l'esprit. On ne peut pas libérer des gens qui ne pensent pas du tout qu'ils sont asservis.


Comment expliquez-vous le peu de cas fait de l'économie au cours de ces 31 ans de même que la rigueur et la moralisation de la vie publique, leitmotivs du nouveau régime en 82?

Je crois que la principale tâche aujourd'hui, c'est de préparer l'après-Biya. Ce dernier n'en a plus pour longtemps. Sa fin approche à très grands pas. Au fond, Paul Biya appartient désormais au passé -un passé de stagnation matérielle et morale et de brutalisation forcenée des esprits. La question qui doit préoccuper les esprits, dès à présent, c'est de savoir comment reprendre le contrôle de nos vies une fois que le sort, dans son implacabilité, nous aura débarrassés de cet homme. Voudrons-nous continuer comme lors des trente dernières années? Pouvons-nous nous offrir ce luxe sans que quelque chose ne se casse violemment, ou voulons-nous changer radicalement de cap?

Si nous voulons de fait changer de cap, vers quoi précisément voulons-nous aller, pourquoi, comment et avec qui? Au fond, c'est presque tout qui est à reprendre. Le Cameroun se trouve dans un état de délabrement moral et Physique qui rappelle les années d'après-guerre, juste avant l'émergence du mouvement nationaliste. La question aujourd'hui est de savoir si, au sortir de la nuit des trente dernières années. Nous saurons faire corps et retracer des chemins nouveaux pour nous-mêmes et pour l'Afrique.


Les dernières élections municipales et législatives ont étalé les profondes divisions au sein du parti gouvernant (le Rdpc) avec une forte tendance à la ploutocratie, à la patrimonialisation du pouvoir par certaines familles. Comment entrevoyez-vous l'après-Biya dans un tel contexte?

Il dépend entièrement de nous de faire de l'après-Biya ce que nous voulons. C’est à reconstruire presqu'entièrement ce pays que nous appellent les temps qui s'annoncent. Qu'émergent, dans tout le pays, des cellules de réflexion; des initiatives civiques, des mouvements citoyens. Il faudra en effet guérir ce qui a été blessé par trente années d'indifférence, de passivité et de léthargie, voire de criminelle négligence. Il faudra que l'on redéfinisse des conditions du vivre-ensemble qui ne passent pas par l'appartenance à une tribu; que l'on rebâtisse les institutions d'un État moderne; que l'on enterre dignement ceux qui ont lutté pour l'indépendance; que l'on rapatrie la dépouille d'Ahmadou Ahidjo et de tous ceux qui sont morts en exil, pourchassés par ce dernier; que des noms comme ceux de Ruben Um Nyobè, Félix Moumié, Ernest Ouandié, Abel Kingué, Osendé Afana et d'autres résonnent de nouveau parmi nous; que les portes des prisons s'ouvrent et que soient libérés tous les prisonniers politiques; que la nation prête enfin l'oreille à nos concitoyens anglophones et toutes les minorités qui s'estiment exclues. Sans ce grand retour à une certaine tradition humaniste du politique, nous risquons de prolonger, pour notre malheur et celui des générations suivantes, le triste chapitre qu'aura été la période Paul Biya dans notre histoire.

Douala, 14 Novembre 2013
© Frédéric BOUNGOU | Le Messager

Pour rappel: Achille Mbembe vient de publier sa Critique de la raison nègre. Un ouvrage qui place ce mot à la longue histoire de souffrances au coeur de réalités très contemporaines. «Le nègre est le revenant de la modernité», nous explique l'auteur en décrivant un système vorace pour ceux qui ne peuvent être assimilés au profit. Le nègre, aujourd'hui, peut être de toutes les couleurs et de toutes les origines.

Image assez saisissante d'une certaine réalité camerounaise:

Des gosses véritablement tétanisés de peur pour remettre des fleurs au couple présidentiel camerounais. Incroyable! (Douala Jeudi 14 novembre 2013)

 Cameroun - Après Biya: L'analyse des lobbies politiques, Quotidien Mutations

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