C’est le moment de revoir ou de découvrir un film de Sydney Lumet qui avait une étonnante avance sur son temps : Network (qu'on peut traduire par réseau, mais aussi chaîne de télé), satire prophétique de la télévision-réalité dont Donald Trump a donné un stupéfiant exemple le 28 février à la Maison Blanche. Et de ce que sont devenus les réseaux sociaux – des machines à accumuler les clics et à vendre de la publicité.
Exactement ce que les pouvoirs publics reprochent à C8, qui a disparu ce vendredi soir de la TNT malgré les cris à la "censure" poussés par le groupe Bolloré et l’animateur-vedette de C8, Cyril Hanouna.
Cette critique féroce a presque un demi-siècle : le film est sorti en 1976. Si la technologie a vieilli – ah, ces téléphones surdimensionnés, ces ordinateurs aussi volumineux que laborieux -, ce n’est pas le cas du propos qui garde toute son actualité.
Obsédée par l'audience
L’intrigue est assez simple. Employé par une chaîne de télévision fictive, UBS, calquée sur les grands réseaux télévisés de l’époque, CBS, NBC et ABC, un présentateur en perte de vitesse apprend qu’il va se faire virer et annonce aux téléspectateurs qu’il se suicidera en direct lors de son ultime émission. Aussitôt les audiences remontent en flèche et il devient une star canalisant la rage du public, au grand chagrin du chef des informations, un type de la vieille école joué par William Holden, qui noue un temps une relation amoureuse avec l'élégante Diana Christensen (Faye Dunaway).
Mais celle-ci est tellement obsédée par son travail et les chiffres d’audience qu’elle n’a plus l’énergie d’aimer qui que ce soit. Il finit donc par retourner auprès de son épouse.
Diana, qui assure le triomphe avant la lettre de ce qu’on appellera plus tard la « télé-réalité », a conclu un contrat avec un groupuscule armé, la Ecumenical Liberation Army, afin de bénéficier en exclusivité des films qui les montrent en train d’attaquer des banques. Puis elle décide, avec les dirigeants d’UBS, de leur faire assassiner par balles et en public le présentateur-star, dont le catéchisme pro-capitaliste ennuie les téléspectateurs – donc fait chuter les parts de marché.
En 1974 la journaliste Christine Chubbuck, présentatrice d’une chaîne de télévision locale, avait défrayé la chronique en se tirant en direct une balle dans la tête. Ce fait-divers est sans doute à l’origine du long-métrage, qui a aussi été nourri par les frustrations de celui qui l’a écrit et avait une vision très pessimiste de la télévision. Depuis longtemps cet ami de Bob Fosse (le réalisateur de Lenny et d'All That Jazz) voulait régler ses comptes avec le petit écran, dont les informations axées sur le sensationnel contribuaient selon lui à insensibiliser le public à la violence.
Un scénariste doué nommé Paddy Chayefsky
Sydney Lumet doit en effet beaucoup à son scénariste Paddy Chayefsky (1923-1981), l’un des rares à Hollywood à avoir récolté trois oscars au cours de sa carrière (avec, excusez du peu, Francis Ford Coppola, Woody Allen et Billy Wilder). Dans l'intelligentsia new-yorkaise il était estimé pour ses pièces de théâtre, dont l'une où Arthur Miller a cru reconnaître son épouse d'alors, Marilyn Monroe.
Curieux parcours que celui de ce Juif d’origine russe, dont le père était un officier de l'armée du tsar et dont les parents avaient émigré vers New York au début du 20ème siècle. En un temps où l’antisémitisme est fort aux États-Unis, il ne peut espérer étudier dans une université de la Ivy League et le surdoué doit se contenter d’établissements beaucoup moins prestigieux. En 1943 il est mobilisé pour combattre en Europe, puis est grièvement blessé par une mine près d’Aachen (Aix-la-Chapelle) en Allemagne.
Dans les années 1950 il s’oppose au maccarthysme, vingt ans plus tard à la guerre du Vietnam, avant de s’intéresser surtout aux Juifs soviétiques et de prendre de plus en plus souvent position en faveur d'Israël. Il se sentait la fibre social-démocrate, n’était pas marxiste et a écrit une pièce "brechtienne» sur Staline. La Révolution russe de 1917 l’a suffisamment passionné pour qu’il travaille des mois sur ce qui deviendra le film Reds de Warren Beatty, inspiré par la vie du journaliste John Reed et de sa compagne Louise Bryant.
Pour Network, il a pu assister à des réunions de comités de rédaction à la télévision et interviewer Walter Cronkite, le légendaire présentateur du journal du soir de CBS. Il y a donc des détails très réalistes dans le film, en particulier lors des émissions en direct.
Le scénariste a récusé les premiers choix de Lumet pour le personnage de Diana : Jane Fonda et Vanessa Redgrave étaient à son goût des actrices trop « pro-palestiniennes ». Sans doute ne faut-il pas chercher ailleurs que dans ce tropisme pro-israélien l’argument suivant lequel les Arabes sont en train d’acheter beaucoup d’entreprises US, même si c’était une opinion alors largement partagée.
Le personnage auquel Chayefsky s’identifie visiblement est le chef très expérimenté de l’info qu’incarne William Holden, qui a une conception intègre de la vérité et se trouve confronté à une nouvelle génération, celle de Diana, tournée vers l’audience à tout prix. Avant d’écrire le scénario de Network, il avait réalisé une autre fiction mémorable, The Hospital, à cause du traitement indigne réservé à sa femme Susan, qui souffrait de dystrophie musculaire. « Peu de films, selon l’historien du cinéma David Thomson, ont si bien saisi le désastre de l’idéalisme autodestructeur de l’Amérique ».
Quand l'Amérique voulait sauver le monde
Car oui, l’Amérique a longtemps cru qu’elle allait sauver le monde. Qu’elle était « la nation indispensable » (dixit Madeleine Albright, secrétaire d’État de Bill Clinton). Qu’elle porterait partout sur la planète la lumière du libéralisme. Que de telles valeurs exigeaient des sacrifices, jusqu'à sa vie parfois s'il le fallait.
On voit ce qu’il en est aujourd’hui, maintenant qu’une star de la télé-réalité est devenu président à Washington.
L’une des séquences les plus saisissantes de Network est le long monologue du propriétaire de la télé, Arthur Jensen, expliquant au présentateur foldingue qu’il n’y a plus rien aujourd’hui qui ressemble aux nations, que ce concept a été laminé par le règne du tout-puissant dollar, que seule compte une économie interconnectée.
Rien que pour ça, cela vaut la peine de voir ce film.
PS : Je me suis appuyée sur la notice en anglais de Wikipedia sur Chayefsky, bien plus étoffée qu’en français. Par les temps qui courent, c’est un geste militant !