Le Parti social-démocrate autrichien, le SPÖ, a encore de beaux restes: 140 000 encartés pour presque 9 millions d'habitants, quand le PS français en revendique à peine plus de 42 000. Mais les jours glorieux où Bruno Kreisky lui donnait la majorité absolue, et modernisait un pays longtemps englué dans l'héritage nazi, semblent appartenir à l'Histoire. Ce parti qui n'a jamais appuyé le stalinisme a-t-il un avenir?
Dans les derniers sondages nationaux il égale le niveau (21%) de son vieux rival le Parti conservateur ÖVP, d'obédience démocrate-chrétienne, mais est distancé par une extrême droite qui flirte désormais avec 29% des intentions de vote. Comme dans le reste de l'Europe, une partie de son électorat populaire s'est détournée de lui et attend plus de sévérité envers les "étrangers". Les électeurs du SPÖ sont plutôt âgés: en 2019, 31% avaient déjà plus de 60 ans et seulement 14% moins de 30 ans.
S'allier ou non avec l'extrême droite
Or le SPÖ se débat depuis cinq ans dans une querelle de direction qui est aussi une querelle d'orientation : faut-il continuer à miser sur sa cheffe actuelle, Pamela Rendi-Wagner, représentante d'une gauche urbaine libérale, mais que seulement 16% des sondés voient occuper un jour le siège de chancelier? Ou choisir à l'inverse son plus opposant le plus connu, le populiste Hans Peter Doskozil, gouverneur du Burgenland à la frontière avec la Hongrie? Ce dernier défend une ligne bien plus dure sur les questions d'immigration et de sécurité (il a qualifié d'"irresponsable" la politique d'accueil d'Angela Merkel en 2015), et se dit prêt à gouverner avec la principale force d'extrême droite, le FPÖ.
Cette tendance, à vrai dire, n'est pas neuve au sein du parti. Elle était déjà présente fin 1999, lorsque le FPÖ de Jörg Haider avait remporté presque 27% des voix et que le ministre socialiste de l'intérieur, Karl Schlögl, plaidait pour s'allier avec lui (ce sont les conservateurs, Wolfgang Schüssel à leur tête, qui ont sauté le pas). Sans surprise, Schlögl a apporté son soutien à Doskozil.
Mise en selle en 2017 par des grands du parti alors qu'elle n'était même pas membre du SPÖ, Rendi-Wagner veut mettre fin à cette dispute en organisant une consultation de la base, du 24 avril au 10 mai prochains. Il s'agit de trancher une bonne fois pour toutes avant les élections législatives, décisives dans un système parlementaire où le scrutin est proportionnel, qui sont prévues en 2024.
Traiskirchen = accueil des étrangers
Mais voilà qu'une troisième voie se dessine: la candidature inattendue d'Andreas Babler, 50 ans, maire de Traiskirchen, près de Vienne, et trente-cinq ans de militantisme dans les rangs sociaux-démocrates. Babler se situe en effet nettement plus à gauche que les deux autres, sur une ligne anticapitaliste.
Traiskirchen est tout un symbole. Les anciennes casernes de l'armée k.u.k. (initiales de "impériale et royale", comme on disait du temps des Habsbourg) ont accueilli en 1956 le flot des réfugiés chassés par l'écrasement de la rébellion hongroise, avant ceux qui ont été poussés hors du "bloc de l'Est" par la répression du Printemps de Prague en 1968, puis par les guerres en Ex-Yougoslavie. Et enfin tous les demandeurs d'asile victimes des conflits armés, des dictatures et de la misère ailleurs qu'en Europe. Où, rappelait le philosophe allemand Peter Sloterdijk en parodiant Beaumarchais, les gens "se sont seulement donné la peine de naître" au bon endroit de la planète, celui où les droits humains vont de pair avec un certain filet de sécurité sociale. Car ailleurs, souvent, il n'y a rien.
Que des positions non xénophobes puissent assurer le succès, Babler l'a prouvé. Aux municipales de 2020, "son" SPÖ a remporté 71,5% des voix, ne laissant que 9,4% au FPÖ. Ensuite, lors des élections régionales en Basse-Autriche en février 2023, il a obtenu localement 46,6% des suffrages, contre 21,3% pour le FPÖ.
La droite prête à gouverner avec l'extrême droite
Le choix de la gouverneure ÖVP de Basse-Autriche, Johanna Mikl-Leitner, de s'allier il y a peu à un FPÖ particulièrement agressif (elle a même accepté, au grand scandale de nombre d'experts, de créer un fond de "dédommagement" pour ceux, en premier lieu les soignants, qui ont été contraints de se faire vacciner contre le Covid-19!), a été interprété comme un signe avant-coureur de ce qui se passera après les législatives de 2024: pour rester au pouvoir, les conservateurs sont prêts à vendre leur âme au diable, et à gouverner une nouvelle fois avec l'extrême droite. Car l'ÖVP de Basse-Autriche est très influente au sein du parti et fournit nombre de responsables fédéraux, à commencer par l'actuel chancelier Karl Nehammer.
L'usine Semperit délocalisée en Roumanie
C'est donc avec en tête l'échéance nationale que les commentateurs suivent la consultation qui va s'ouvrir auprès de la base social-démocrate. Babler a-t-il des chances de la remporter? Peut-on devenir le numéro un d'un pays de l'Union européenne après avoir seulement géré une commune de 20 000 habitants? Où certes les idées ne manquent pas à l'équipe municipale, depuis le bio concocté par des cuisiniers étoilés dans les cantines scolaires jusqu'aux paniers de légumes cultivés par les demandeurs d'asile, offerts gratuitement à ceux qui bénéficient des minimas sociaux, en passant par des séjours "contre la solitude" proposés aux retraités.
Mais Babler, auquel le magazine viennois de gauche Falter a consacré sa dernière couverture, peut compter sur des coéquipiers expérimentés, dont son épouse Karin Blum qui a réussi en 2005 à secouer le très catholique Tyrol lors des élections universitaires. Dans son réseau il y a aussi l'ancien ministre des affaires sociales Erwin Buchinger et le chef du Secours populaire Erich Fenninger, l'organisation caritative du SPÖ.
Surtout Andreas Babler, qui a vu d'autres cieux quand il était vice-président des Jeunesses socialistes, incarne la contestation par la gauche des dévoiements d'une certaine social-démocratie. Son père était ouvrier chez Semperit, l'entreprise de pneus autrichienne rachetée par Continental - le Michelin allemand. Laquelle a fermé l'usine et "délocalisé" les machines en Roumanie, non parce que Semperit perdait de l'argent, mais parce que la main d'oeuvre y était moins chère.
AOC plutôt que Tony Blair
La social-démocratie "de gouvernement" est allée loin, depuis un quart de siècle, sur la pente néo-libérale. Chacun a à l'esprit le parcours édifiant d'un Tony Blair ou celui du chancelier allemand Gerhard Schröder, le "camarade des patrons" (Falter), qui s'est mis pour finir au service de Vladimir Poutine.
Le conflit en Ukraine reste d'ailleurs une pierre d'achoppement: beaucoup ont été choqués que la moitié des députés SPÖ n'aient pas jugé bon d'assister ce jeudi au discours (retransmis sur écran) de Volodymyr Zelensky devant le Parlement autrichien - la totalité des élus du FPÖ a ostensiblement quitté la salle -, soi-disant pour protester contre cette "atteinte" à la neutralité du pays. Un demi-siècle après la guerre du Vietnam et le coup d'État au Chili, la méfiance à l'égard de Washington reste solidement enracinée dans les rangs du SPÖ.
Quant à Babler, sa référence serait plutôt la démocrate états-unienne Alexandria Ocasio-Cortez. Il plaide pour le droit de vote des étrangers aux scrutins locaux et en faveur d'un assouplissement marqué de la loi autrichienne conférant la nationalité - l'une des plus restrictives au monde. Il a d'ores et déjà exclu de s'allier à l'ÖVP (la "grande coalition" contre laquelle l'extrême droite a fait recette), comme avec l'extrême droite. Ne restent alors que les Verts et les Neos (libéraux), chacun autour de 10%, ce qui supposerait que le SPÖ remporte l'an prochain au moins 30% des suffrages.
Ce pari est loin d'être gagné - un test sera le 23 avril l'élection régionale dans le Land de Salzbourg, où l'ex-chancelier Christian Kern, prédécesseur de Pamela Rendi-Wagner à la tête du parti, paie de sa personne. Le futur du SPÖ serait-il dans un "ticket" Babler-Kern, le premier prenant les rênes de l'appareil, tandis que le second serait plus crédible comme chancelier?
La candidature du maire de Traiskirchen a en tout cas réussi à tirer le SPÖ de son fatalisme dépressif. Depuis quelques jours les gens adhèrent en masse pour être en mesure de participer au vote. Et son résultat, au lendemain du 10 mai, sera scruté bien au-delà des frontières de la petite Autriche.