L'invasion de l'Ukraine continue à susciter une grande émotion en Autriche.
La filiale de la banque Raiffeisen (contrôlée par les chrétiens-démocrates de l'ÖVP) qui est omniprésente en Europe de l'Est, Raiffeisen International, se retrouve en mauvaise posture: elle est une grande perdante des sanctions européennes. L'ancien chancelier social-démocrate Alfred Gusenbauer a précisé qu'il n'appartenait plus au think tank proche du Kremlin pour lequel il avait travaillé, tandis que la pression s'accentue sur l'un de ses prédécesseurs, le conservateur Wolfgang Schüssel (celui qui avait conclu en 2000 un accord de coalition avec le FPÖ de Jörg Haider) pour qu'il abandonne son poste au conseil d'administration de Lukoil, une grosse société de production d'hydrocarbures. Celle-ci est formellement une entreprise privée cotée en Bourse, mais ne pourrait opérer sans l'aval du Kremlin.
Lukoil est en train de rénover à grands frais son siège, situé sur la Place Schwarzenberg à Vienne, à deux pas du monument aux morts soviétiques commémorant leur sacrifice à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Juste derrière la statue du soldat de l'Armée Rouge planté avec son drapeau sur sa colonne, des protestataires ont peint le mur aux couleurs turquoise et jaune du drapeau ukrainien. Des rassemblements de solidarité avec l'Ukraine ont eu lieu le weekend dernier, certes moins importants numériquement jusqu'alors que les manifestations pour la liberté vaccinale, et les organisations caritatives canalisent l'aide des Autrichiens. Notamment la radio-télévision autrichienne ORF, qui a entamé dès l'invasion russe une collecte de fonds sous le label Nachbar in Not (Voisin en détresse), comme elle l'avait fait lors de précédentes vagues de réfugiés après les guerres de l'ex-Yougoslavie.
Mais l'opinion publique réalise aussi que l'Autriche est allée très loin dans l'amitié avec Poutine. Une vidéo a resurgi: celle de l'accueil chaleureux réservé en juin 2014 au président russe à la Chambre fédérale de commerce, la très influente Wirtschaftskammer (WK), dont le président d'alors, Christoph Leitl (ÖVP), le saluait en vieil ami, rappelant que celui-ci était déjà venu en 2001 et en 2007, donc qu'il les honorait pour la troisième fois de sa présence.
Détail: en juin 2014 la Russie venait d'annexer la Crimée à la suite d'un référendum jugé illégal par la communauté internationale, qui s'était tenu fin mars. Elle avait envahi la partie de l'Ukraine qui compte le plus géopolitiquement pour elle, le sud-est, fin février, au lendemain des Jeux olympiques d'hiver de Sotchi où les entreprises autrichiennes avaient obtenu nombre de contrats. Très critiquée par les partenaires occidentaux de l'Autriche, cette visite de Poutine à Vienne lui a de fait permis de briser son isolement - tout comme sa venue au mariage de la ministre autrichienne des affaires étrangères en 2018.
C'est donc pour célébrer une amitié reposant sur des intérêts économiques bien compris que Leitl reçoit Poutine, qui parle la langue de Goethe depuis ses années comme chef du KGB à Dresde et se sent tellement en confiance qu'il fait de l'humour pendant l'allocution de son hôte. D'abord en lançant avec un sourire en coin le mot "Diktatur" à propos du long règne de Leitl (élu dès 2000 à la tête de la WK). Puis, encouragé par la réaction amusée du public, en ajoutant très pince-sans-rire : "Aber gute Diktatur" ("Mais une bonne dictature"). Franche hilarité dans la salle. Assis sur le podium à côté de Poutine, le président de la République de l'époque, le social-démocrate Heinz Fischer, trouve ça très drôle.
Poutine est décidément de bonne humeur ce jour-là. Quand Leitl veut rappeler les liens historiques avec la Galicie (ville principale: Lvov, aujourd'hui Lviv): "En 1914, Monsieur le Président Poutine, une partie de l'Ukraine était autrichienne...", le maître du Kremlin l'interrompt une nouvelle fois, en se tournant vers le public: "Qu'est-ce que ça veut dire?", puis: "Qu'est-ce que vous conseillez?". Leitl tente de s'expliquer: "Cela signifie que l'Ukraine aujourd'hui, 100 ans plus tard, fait partie d'une (communauté) économique...". Poutine fait semblant d'être inquiet, toujours en allemand: "J'ai peur de ce qui va suivre", avant d'être réconforté par Fischer.
On disait autrefois en latin: "Verba volant, scripta manent", "Les mots s'envolent, les écrits restent". A l'ère d'Internet, les vidéos aussi.
Poutine a été reçu en 2016 par la chancelière allemande Angela Merkel, puis en 2019 par Emmanuel Macron (après Versailles en 2017), chaque fois dans l'idée qu'on le ramènerait ainsi à de meilleurs sentiments. Avec le succès que l'on voit aujourd'hui. Mais les Autrichiens peuvent se flatter d'avoir été des pionniers.