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Billet de blog 2 mars 2024

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Milo Rau, agitateur en chef à Vienne

Le nouveau directeur du Festival de Vienne, le Suisse Milo Rau, veut en faire un brûlot politique. Le jour où il annonçait son retentissant programme, on enterrait à Moscou l'opposant Navalny tandis qu'on apprenait de nouveaux détails sur le plus grand scandale d'espionnage de l'après-guerre en Autriche.

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Illustration 1
Un brodeur à Mumbai, en Inde, dans le prochain spectacle de la Française Caroline Guiela Nguyen, qui sera créé fin mai à Vienne. Ou comment la beauté n'advient que grâce aux obscurs. © Jean-Louis Fernandez pour les Festwochen

Il a mis le paquet. Le Festival de Vienne, les Wiener Festwochen, s’est placé résolument sous le signe de la rébellion : affiches dans le style graffiti, drapeaux et cagoules de toutes les couleurs symbolisant la gauche (noir et rouge bien sûr, mais aussi le violet du féminisme et des luttes transsexuelles ou le vert de l’écologie), hymne appelant à l’insurrection et « institutions révolutionnaires ».

En cette « super-année électorale » (en juin les européennes, à l’automne les législatives autrichiennes, avec dans les deux cas une extrême droite à l’offensive), personne n’attendait de son nouveau directeur, le remuant metteur en scène suisse Milo Rau, qu’il se montre tiède.

Le Festival veut proclamer une "République libre de Vienne"

Mais il nous promet rien moins qu’une seconde modernité viennoise, renouant avec celle qui fit autour de 1900, grâce à la trilogie Klimt, Freud et Schönberg, la gloire de la capitale des Habsbourg. Il n’y aura pas seulement du théâtre et de la musique pendant cinq semaines à Vienne, du 17 mai au 23 juin, mais une « République libre » qui veut être un lieu d’expérimentation et de radicalité politique autant qu’esthétique, « dans la tradition de la Commune de Paris ». Il s’agit de « politiser » au forceps un événement culturel au budget confortable (14,4 millions d’euros pour 46 projets, dont certains seront gratuits, tandis que beaucoup d’autres ne coûteront que 15 euros : quelque 45 000 billets d’entrée seront disponibles), financé pour l’essentiel par la municipalité à majorité socialiste de la capitale, depuis longtemps un drapeau rouge brandissant l’audace de l’art dans une mer bien-pensante.

Le Festival va se doter dès le début d’un « Conseil de la République » de cent personnes, mêlant des citoyens inconnus (69 délégués émanant des 23 arrondissements de Vienne) à des célébrités comme les Prix Nobel de littérature Annie Ernaux et Elfriede Jelinek, le metteur en scène russe dissident Kirill Serebrennikov, l’ancien ministre des finances grec Yannis Varoufakis ou l’écrivain belge David van Reybrouk (Congo), pour ne citer qu’eux. Sans oublier trois envoyés de la ZAD de Notre-Dame des Landes, qui expliqueront dans des ateliers la manière de lutter contre la répression et les « formes joyeuses de la désobéissance ».

Il y aura surtout, échelonnés sur trois weekends, trois procès majeurs – le « Conseil de la République libre » y envoyant des jurés –, ciblant à travers des cas concrets des thèmes très actuels : la corruption au sein de l’État, les atteintes à la démocratie (l’extrême droite fait-elle ou non partie de l’arc républicain) ? Enfin la liberté d’expression, dans l’art comme dans la défense de l’environnement. L'urgence justifie-t-elle tous les moyens? Le souci de ne heurter personne débouche-t-il sur une forme de censure ?

Les « procès de Vienne » après ceux de Moscou

Pour souligner qu’il ne s’agit pas d’un simple habillage, la nouvelle équipe s’engage à suivre pendant les quatre ans à venir les recommandations (les "verdicts") qui sortiront de ces débats publics et seront fixées dans une Déclaration de Vienne. Les « Festwochen/République libre de Vienne », nous assure-t-on encore, seront « le premier festival de l’histoire à se doter, avec son public, de sa propre Constitution ».  

Cela semble très ambitieux. Et ça l’est. Dans un texte publié par le quotidien viennois de centre-gauche Der Standard, Milo Rau, qui a fait sienne la devise du plasticien états-unien Allan Kaprow (1927-2006) selon laquelle les frontières entre l’art et la vie doivent rester « les plus fluides possibles », rappelle que cette démarche a son origine dans les Procès de Moscou – puis dans une initiative similaire au Congo ex-belge - qu’il a mis en scène en 2010, là où ils avaient eu lieu à l’époque stalinienne, avec l’aide d’oppositionnels russes, en particulier du groupe de happening féministe Pussy Riot. Au bout de trois jours la police a mis fin à l’expérience et le Suisse n’a pIus jamais reçu de visa. Sous Poutine, souligne-t-il, le pouvoir ne se comporte pas autrement que du temps de l’URSS. Il rend hommage à Alexei Navalny, qui avait signé à cette époque une pétition pour soutenir le trublion suisse et qui vient d’être enterré à Moscou, après avoir très probablement été assassiné dans une geôle russe.

Les Procès de Vienne doivent s’inscrire dans ce mélange détonant de la vie et de l’art. De fait le Standard publiait aussi, le jour où Rau annonçait son programme (dans une salle de l’Hôtel Imperial sur le Ring, où descendit Hitler après l’Anschluss), une enquête explosive sur « le plus grand scandale d’espionnage depuis la guerre en Autriche ». Produit des recherches d’un consortium de journalistes (dont le Spiegel en Allemagne et la plate-forme russe d’investigation The Insider), il détaille la façon dont le manager autrichien Jan Marsalek, jadis à la tête de l’entreprise Wirecard, a été enrôlé il y a des années par les services secrets russes et a influencé les renseignements de son pays (y compris les gens qui étaient chargés de la lutte anti-terroriste et bénéficiaient des éléments que leur donnaient la CIA ou le Mossad), surtout du temps où le principal parti d’extrême droite, le FPÖ, tenait le ministère de l’intérieur comme celui des affaires étrangères. Le sujet du premier « procès de Vienne » semble tout trouvé, en attendant le vrai, qui doit avoir lieu à Londres vers la fin de l’année.

L'ombre d'un génial happening

Mais le projet « révolutionnaire » de Milo Rau peut-il fonctionner ? L’ombre du génial happening conçu en 2000 par l’Allemand Christoph Schlingensief, qui planta juste à côté de l’Opéra de Vienne – en plein épisode des « sanctions » européennes, la droite autrichienne gouvernant avec l’extrême droite, laquelle avait hérité du secrétariat d'état à la culture -, des conteneurs pleins de vrais-faux demandeurs d’asile, et demandait au public de voter sur leur sort, plane toujours sur les Festwochen. Ce fut à l’époque le talent de Luc Bondy, alors leur directeur, de comprendre qu’il n’était pas possible de s’en tirer avec une simple déclaration politique et d’inviter à Vienne l’agitateur numéro 1 de la scène germanique.

Depuis « l’ère Bondy », les Festwochen ont du mal à retrouver un rôle aussi en pointe. Ce Festival qui figure toujours parmi les plus riches d’Europe s’efforce, comme tant d'autres, d’élargir son audience au-delà d’un public vieillissant amateur de spectacles de qualité - caricaturé sur une affiche sous la forme d’un vieux couple en tenue de soirée dans une loge, tenant des jumelles de théâtre mais affublé de cagoules !

On identifie dans ce programme de grands noms souvent invités lors des éditions précédentes : la Catalane Angélica Liddell, le Hongrois Kornel Mundruczo, la Brésilienne Christiane Jatahy, qui fait d’Hamlet une femme, l’Allemand Jossi Wieler, venu avec une pièce de Jelinek créée à Berlin, Renseignements sur la personne, un texte où l'imprécatrice autrichienne part d’une enquête du fisc sur elle pour évoquer ses racines juives. Et bien sûr Milo Rau lui-même, qui outre l'obligatoire Mozart revisite le mythe de Médée en donnant la parole à ses enfants.

Cela allait enfin de soi: le polémiste Karl Kraus, incisif conférencier, infatigable journaliste, dont on fête ces jours-ci les 150 ans de la naissance, sera également présent au travers de « lectures » par des comédiens autrichiens.

Derrière les rutilantes façades, le labeur obscur

Parmi les créations mondiales à Vienne, fin mai, l’une devrait retenir l’attention : Lacrima (Larme, en latin comme en italien), un spectacle monté par la très jeune directrice du Théâtre national de Strasbourg, Caroline Guiela Nguyen, unanimement saluée pour son Saïgon. Le thème est intriguant : une princesse d’Angleterre commande à une maison de haute couture une robe de mariée, à laquelle travaillent ensuite huit mois durant non seulement une dessinatrice à Paris, mais des dentellières de Normandie et jusqu’à un brodeur de Mumbai, le secret et le caractère éclaté de cette œuvre collective étant inséparables du splendide résultat. On est curieux de voir comment la Française va fabriquer à partir de cette trame un événement scénique.

Montrer les coulisses de la création, les petites mains obscures sans lesquelles la beauté n’adviendrait pas, c’est en tout cas le point de vue adopté par le Wienmuseum, le Musée de Vienne, qui ne désemplit pas depuis sa réouverture en décembre – il est le seul gratuit pour son exposition permanente, ce qui lui attire de nombreuses classes. L’étage 1700-1900 est à cet égard exemplaire : derrière l’image idyllique des familles bourgeoises repliées sur leur bonheur domestique (puisque Metternich les empêchait d'une main de fer d’exercer leurs droits politiques), il y avait le dur travail des enfants et des prolétaires. Derrière les palais de la Ringstrasse qu'admirent aujourd’hui les touristes, le labeur de familles entières dont le musée montre la photo sur un chantier, posant lors d'un rare moment de repos. Un carton rappelle que les deux tiers des gens employés à Vienne, au tournant du vingtième siècle, souvent des domestiques, n’avaient ni proches ni logement à eux.

Ce musée placé à un endroit stratégique, sur Karlsplatz, d'où l’on peut embrasser du regard les étapes de la culture viennoise – à gauche l’église baroque Saint-Charles, à droite le Musikverein, dont l’inauguration en 1870 signifiait que la bourgeoisie prétendait entendre des concerts en dehors des cours aristocratiques, tout au fond la coupole dorée de la Sécession -, perpétue la mémoire de la « Vienne rouge », de 1920 à 1933, qui édifia plus de 60 000 appartements destinés aux ouvriers.

Une « Vienne rouge » dont se réclame aujourd’hui Milo Rau. L'avenir dira si le ramage s'avère à la hauteur du plumage subversif - d'aucuns disent même: tapageur - de ce festival. Mais il sera, sur la scène européenne, un événement.

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