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Billet de blog 5 juil. 2021

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Apprendre à nager

Apprendre à nager ne va pas de soi: il faut vaincre la peur de se noyer. Aux USA, des décennies après la fin de la ségrégation raciale, on voit encore que les Noirs furent longtemps exclus des piscines. Et en France ? L'école publique joue un rôle décisif pour abattre les barrières dans les têtes.

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La nageuse Alice Dearing représentera la Grande-Bretagne aux Jeux olympiques de Tokyo. Mais la Fédération internationale de natation vient de lui interdire le port d'un bonnet adapté aux chevelures afro. © The Guardian, UK

A Vienne l'organisation caritative protestante, la Diaconie, proposait des cours gratuits de natation aux demandeurs d'asile. Combien de migrants se sont noyés depuis dix ans, en Méditerranée ou dans le Rio Grande, qui sépare le Mexique des États-Unis? Trop, beaucoup trop. Ceux qui leur viennent en aide savent que la plupart d'entre eux ne savent pas nager et se lancent quand même dans l'aventure, parfois avec des bébés dans les bras. Si Dieu le veut, ils seront sauvés. Sinon, ils serviront "de nourriture aux poissons" disent avec fatalisme les jeunes Sénégalais interrogés par des chercheurs sur leurs projets de voyage vers l'Europe.

Surmonter la peur de l'eau

Or apprendre à nager ne va pas de soi. Beaucoup de populations insulaires qui vivent de la pêche ne le savent pas. C'était aussi le cas jadis de la Corse ou de la Sardaigne, tournées vers l'intérieur beaucoup plus que vers la mer - jusqu'à l'essor assez récent du tourisme -, et où les produits "typiques" sont les fromages et les charcuteries plutôt que les crustacés. En Islande, il a fallu plusieurs catastrophes maritimes et la mort de dizaines de marins qui ont péri dans les flots, pour que le gouvernement décide que ses ressortissants devaient systématiquement être initiés à cette discipline de base. Le cas de Marseille, ville portuaire par excellence, à forte composante populaire aussi, est éclairant: selon une étude de 2013, 55% des enfants ne savaient pas nager à leur entrée au collège. Le déficit est également sensible en Seine-Saint-Denis, le fait qu'un enfant n'aie pas de parents "nageurs" influant sur son aptitude.

Depuis les années 1960, l'école publique française a permis à des générations entières de surmonter la peur de l'eau: délivrée par un maître-nageur qualifié, l'Attestation Scolaire du Savoir Nager, l'ASSN, garantit que quelqu'un est capable de se déplacer sur le ventre en milieu aquatique sur 15 mètres au moins. Les progrès accomplis sont ainsi quantifiables. Même si les pouvoirs publics déplorent qu'un Français sur sept ne sache toujours pas nager, les femmes davantage encore que les hommes, il s'agit souvent désormais de gens de plus de 65 ans. La piscine obligatoire à l'école a enseigné aux plus jeunes à ne pas s'affoler ni boire la tasse s'ils n'ont plus pied, à coordonner leurs mouvements, à respirer en cadence même en ayant de l'eau aux oreilles.

La pandémie actuelle, en obligeant les piscines à fermer, a immédiatement fait baisser le taux d'apprentissage: les autorités de la Ville de Vienne, qui compte de nombreux immigrés originaires des Balkans ou de Turquie, s'en inquiètent. L'école, dans ce domaine aussi, est irremplaçable, elle est un facteur d'égalité sociale là où des enfants de milieu aisé apprendront la natation guidés par leurs parents pendant les vacances, comme ils apprennent aussi à skier.

La trace persistante des discriminations raciales

Les discriminations laissent des traces persistantes, dans les corps comme dans les têtes. En 2014, la Fédération de natation des États-Unis (un pays qui a institutionnalisé les statistiques ethniques) a ainsi mené une enquête montrant qu'elle était encore largement un sport "blanc": 31,2% des membres inscrits dans des clubs s'identifiaient comme tels, contre 5,3% d'Asiatiques, 2,9% d'Hispaniques ou Latinos - et 1% de Noirs. Alors que la ségrégation raciale a été officiellement abandonnée sur tout le territoire en 1964, on pouvait encore mesurer un demi-siècle plus tard les dégâts causés par le fait que les descendants d'Africains amenés de force pour travailler dans les plantations du Sud ont longtemps été exclus des piscines ("White only"), et que même lorsqu'ils y ont été admis, la plupart étaient situées dans des quartiers qu'ils n'habitaient pas. Un enfant noir, aux États-Unis, court ainsi de nos jours trois fois plus de risques de se noyer qu'un enfant blanc.

Il a fallu attendre les Jeux olympiques de 2016 pour qu'une Noire américaine, Simone Manuel, monte sur la plus haute marche du podium (elle a remporté deux médailles d'or et deux d'argent). Mais la toute récente décision de la Fédération internationale de natation, la FINA, d'interdire à Tokyo le port de bonnets de bain adaptés aux chevelures afros volumineuses, promus notamment par la nageuse britannique Alice Dearing qui sera la première Noire à représenter son pays dans cette compétition internationale, montre qu'il y a encore un long chemin à faire.

Pour les femmes, un apprentissage libérateur

Ce qui vaut pour les minorités "de couleur" vaut bien sûr aussi pour les femmes. En tant que féministe, je crois que l'enjeu pour elles d'apprendre à nager, de conquérir cette forme d'autonomie physique et mentale, est si important qu'il justifie quelques concessions tactiques. Comme par exemple des horaires de piscine aménagés - en clair: non mixtes -, sans lesquels toute une population adulte (en revanche, je pense que les autorités scolaires doivent rester très fermes jusqu'à la fin du cycle secondaire, s'agissant de la mixité) ne se risquera pas à entrer dans l'eau en maillot de bain. J'ai pu constater comment, à Vienne, un club de gym situé dans un quartier populaire avait réservé une salle aux femmes, qui sinon n'auraient jamais transpiré sur un tapis ou un vélo.

En France, pareille décision dictée par d'évidents intérêts commerciaux aurait suscité d'homériques débats sur la laïcité, ou sur l'attitude scandaleuse de firmes prêtes à se coucher devant les islamistes pour vendre leurs produits. Prenons un peu de recul et posons-nous la question: qu'est-ce qui compte le plus, de brandir l'étendard de la laïcité ou qu'un maximum de femmes apprenne à nager? Pour moi, la réponse est claire. Savoir nager est libérateur.

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