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Billet de blog 4 janvier 2025

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Elon Musk, le diable probablement

La journaliste américaine Kara Swisher raconte dans « Burn Book » son amour déçu pour les nouvelles technologies. Son livre permet de mieux comprendre Elon Musk, qui a pris un poids énorme depuis la réélection de Trump. Et rêve d'un homme « augmenté » qui coloniserait les planètes.

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« Oncle Satan » : c’est ainsi que la journaliste américaine Kara Swisher, spécialiste des nouvelles technologies, appelle le vieux Rupert Murdoch. Quel serait le surnom d'Elon Musk : « Satan » tout court ?

Car si le magnat australien des médias est un « dinosaure » qui essaie désespérément (non sans un certain talent maléfique) de garder son pouvoir, celui des outils traditionnels d’influence que sont les journaux ou la télévision, l’omniprésent patron de Tesla, SpaceX, Starlink, Neuralink et X (ex-Twitter), parmi d’autres entreprises, bientôt chargé auprès de l'administration Trump d'un rôle de conseiller en « efficacité gouvernementale », a misé sur le futur – ou l’idée qu’il en a.

Malheureusement, nous sommes tous embarqués.

Fin février 2024, Swisher a publié ses mémoires, Burn Book, littéralement : Brûler le livre, dont le sous-titre dit bien l’esprit dans lequel elle a vécu pendant trente-cinq ans : A Tech love story (Une histoire d’amour avec la Tech). Où elle détaille comment les petits génies « altruistes » de la Silicon Valley, de « vrais gosses » selon elle, sont devenus des monstres possédés par le désir d’amasser plus d’argent encore.

Et qui risquent d’entraîner l’ensemble de l’humanité dans la catastrophe. Telle est leur ultime incarnation, sans doute la plus perturbante.

Ils ont tous défilé dans l'émission de Swisher 

Burn Book est un livre intéressant, en dépit ou plutôt à cause de la proximité de l’autrice avec le milieu qu’elle décrit. C’est parce qu’elle a été convaincue presque d'emblée que « tout ce qui pouvait être numérisé le serait », qu’elle a habité longtemps la Californie, qu’elle a fréquenté les restaurants, bars, sauteries et conférences de ces gens, qu’elle a été mariée à une dirigeante de Google, oui: c'est parce qu'elle a eu ces rapports quasiment incestueux qu’elle a eu accès à ces seigneurs d'un nouveau genre, qui malgré leurs T-shirts informes et leurs usages pubertaires gagnent des milliards.

Et qu’ils se sont assis les uns après les autres sur les fauteuils rouges de l’émission podcastée qu’elle animait avec son mentor Walter Mossberg,  All Things Digital, devenue Code lorsqu'ils se sont séparés du Wall Street Journal et de Dow Jones, propriétés de Murdoch.  

L’album photos fourni par Swisher est étourdissant. On y voit beaucoup de monde, entre autres Peter Thiel – un homosexuel, même s’il est opposé à ce que gays et lesbiennes aient « trop de droits » -, Mark Zuckerberg, Elon Musk bien sûr, Sheryl Sandberg, Sundar Pichai – sans oublier Barack Obama et Hillary Clinton, dont l’attitude plus qu’arrangeante a beaucoup bénéficié à la Silicon Valley. Ou encore le dialogue des grands rivaux que furent Steve Jobs et Bill Gates. Le premier avait implicitement reproché au second de créer "l'enfer".

Une perpétuelle mise en scène de soi

On est en droit de trouver agaçante cette façon de se mettre constamment en scène tout sourire dehors, via selfies et clichés de plateau, qui a irrité jusqu’aux États-Unis dont c’est pourtant la « culture ». Rendant compte de l’ouvrage, le critique du New York Times (où Swisher a diffusé un podcast de 2018 à 2022) se demande pourquoi, « si Swisher était une si grande journaliste avec tant de liberté, elle a raté si longtemps ce qui se passait sous son nez ». Et que des essayistes comme Bernard Stiegler, Evguéni Morozov ou Shoshana Zuboff (L’Âge du capitalisme de surveillance), pour citer des noms connus en France, avaient détecté bien avant elle.

Revenons à Musk. Elle l’a trouvé sympa au début, alors qu’elle considérait Zuckerberg comme « le plus dangereux » des apprentis-sorciers de la Vallée  - elle a baptisé Facebook « the antisocial network ». Elle serait devenue très riche, écrit-elle, si elle avait acheté des actions Facebook chaque fois que ce type a prononcé le mot « communauté ».

Elon Musk en revanche aurait pu devenir un nouveau Steve Jobs, dont la créativité et l'élégance l’ont toujours épatée. Enfin quelqu’un qui s’attaquait à des choses vraiment ambitieuses, telles que la voiture électrique ou la conquête de l’espace, au lieu d’inventer des « apps » stupides pour assister les millenials dans tous les domaines de l’existence ! En plus ce surdoué débordant d’idées et adepte de l’essai, même calamiteux, mais qui se mêle aujourd'hui sans vergogne de politique européenne en appuyant les forces d'extrême droite, notamment en Allemagne et en Grande-Bretagne, avait le sens de l’humour : il veut bien mourir sur Mars, mais pas si sa fusée percute la planète rouge. La relation Musk-Swisher a tourné à l'aigre, le multimilliardaire lui envoyant en 2022 un mail mémorable sous le titre "You're an asshole" (T'es une conne). 

De façon générale, Swisher a pu observer de près comment ces jeunes hommes blancs – les femmes sont l’exception – tenaient un discours idéaliste visant à « améliorer » le monde et se sont laissés aveugler par « les prochains 100 millions de dollars » sur leur compte en banque. Comment leur immense richesse, couplée à un pouvoir démesuré, les a corrompus.

Elon Musk aurait pu être le nouveau Steve Jobs

Est-ce seulement l’antienne d’une ex-« Silicon Valley royalty » devenue (vraiment sur le tard) une « Tech heretic », même si elle croit toujours dur comme fer au capitalisme?

Dans son livre, achevé fin 2023, elle prédit que Musk connaîtra une décadence à la Howard Hugues, le milliardaire qui les dernières années, après plusieurs liaisons tapageuses avec des stars de cinéma, vivait reclus dans sa chambre sans se couper ongles ni cheveux.

On n’en est pas là, hélas. Musk et ses amis vont pouvoir donner libre cours à ce qui constitue depuis toujours la passion des entrepreneurs face aux exigences de l’État, censé défendre l’intérêt public : éviter le plus possible le carcan des règles, l’impôt, la redistribution aux plus démunis. Etc.

Ambivalences sur l'Ukraine ou l'IA

Très inquiétante aussi, son ambivalence sur l’Ukraine. Il a fourni gracieusement à Kyiv, fin février 2022, les satellites Starlink dont ils sont aujourd'hui dépendants pour alimenter leurs smartphones. Tout en discutant avec Poutine après avoir envoyé l’addition au ministère US de la défense  – et en demandant secrètement à ses ingénieurs, révèle son biographe Walter Isaacson, de déconnecter le réseau Starlink dans un rayon de 100 km autour de la Crimée, soucieux d'éviter que les drones ukrainiens ne puissent attaquer la flotte russe de la Mer Noire. Ce dont Medvedev l’a publiquement remercié.

Alarmantes aussi ses ambiguïtés sur l’intelligence artificielle, l’IA, peut-être pires encore en raison des conséquences universelles. Il est l’un des signataires d’une lettre ouverte aux Nations Unies contre les « robots-tueurs » sur les champs de bataille, puis d’un texte recommandant une pause de six mois dans le développement de l’IA. Mais ses équipes travaillent à un « super-ordinateur » afin que les Chinois ne soient pas les premiers sur le podium, et il a créé Neuralink pour augmenter avec des implants cérébraux (sans grand succès jusqu'alors : les singes testés sont morts) les humains concurrencés par les machines.

C’est une façon de dire que dans cette folle compétition les êtres humains non « augmentés » ont déjà perdu, que seuls survivront les plus intelligents. Que notre planète est condamnée, au rythme actuel du réchauffement climatique, et qu’il vaudra mieux essayer d'en coloniser d’autres. Musk y croit-il vraiment ? Les scientifiques recensent les obstacles énormes à une colonisation au-delà de l'atmosphère, qui nous protège de rayons nocifs auxquels notre organisme serait exposé. Le patron de SpaceX veut être, en tout cas, de l’aventure.    

Ces enjeux gigantesques passent très au-dessus de la tête de Swisher. Elle appelle de ses vœux une protection des données privées sur Internet comme l’a instaurée la Commission européenne. On ne dira pas que c’est un vœu pieux, car ce serait renoncer d’avance à la seule voie qui nous reste – résister au maelstrom qui s’annonce.

Mais on lui reconnaîtra un certain flair : Kara Swisher a pronostiqué qu’en 1999 une entreprise d’Internet achèterait une société médiatique, victoire d'un nouveau monde sur l’ancien. Cela est arrivé en effet, avec le mariage, aujourd’hui bien oublié, d’AOL et de Time Warner.

Au même moment, et bien que cela n’ait semble-t-il aucun rapport, une grande tempête a balayé la France, semant la dévastation et déracinant des arbres séculaires. On entrait dans un nouveau siècle, avec Internet et un changement majeur de l’environnement naturel. Le monde tel que nous le connaissions était en train de disparaître.

Un nouveau monde

Dans un entretien publié il y a plus d’une décennie, l’historien de la technologie George Dyson, fils du physicien de Princeton Freeman Dyson – lui aussi un dingue surdoué qui, dans les années 1950, espérait atteindre Mars grâce à une série de mini-explosions nucléaires, l’énergie atomique lui paraissant la seule capable de propulser un engin aux confins de notre galaxie sans faire sauter le budget de la NASA – explique que nous sommes dans la position de ceux qui auraient assisté au Big Bang, fascinés par l’univers qui prend forme sous nos yeux. Et que peut-être le diable attend, en coulisse, de voir comment nous allons nous en tirer.

Satan : c’est peut-être lui, en fin de compte. Il faut se souvenir que le Malin a d'abord été Lucifer, l'ange porteur de lumière. Même s’il a aujourd’hui l’apparence d’un éternel adolescent un peu grassouillet en T-shirt trop court, qui sautille sur un podium, vient aux interviews avec une poupée en forme de singe, ou un évier dans les bras quand il rachète Twitter.  

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