L’intrigue est digne d’un James Bond. Il n’y manque ni une belle espionne, ni un ancien des forces spéciales russes qui tire les ficelles, ni des ramifications jusqu’en Libye, ni le spectre du terrorisme, ni le principal suspect : un homme d’affaires autrichien qui vivrait aujourd’hui sous une fausse identité en Russie. Sauf qu’on n’est pas au temps de la vieille guerre froide, mais à l’heure où, autour de l’Ukraine, se joue l'avenir de l’Europe.
Un consortium de journalistes, dont le magazine allemand Spiegel (qui a mis sur le coup pas moins de quinze reporters), mais aussi la chaîne publique allemande ZDF, le quotidien viennois de centre gauche Der Standard et le site d’investigation russe The Insider, a publié une enquête étayée montrant que l’Autrichien Jan Marsalek, jusqu’alors principal suspect d’un énorme scandale financier, l’affaire Wirecard, aurait été recruté il y a des années par les services russes.
Selon le journal viennois, c'est "le plus grand scandale d'espionnage de la Deuxième République" - née après la Seconde Guerre mondiale.
À travers lui, Moscou a su notamment ce que les Occidentaux connaissaient du Novitchok, un poison puissant qui attaque le système nerveux et a été utilisé par la Russie contre des dissidents, en particulier contre l’ancien espion russe Serguei Skripal, victime avec sa fille, en mars 2018, d’une tentative d’empoisonnement à Salisbury, en Angleterre.
Un collaborateur de Navalny très menacé
Parmi les auteurs de ces révélations : le journaliste d’origine bulgare Christo Grozev, ancien directeur du site Bellingcat. Il était assis à côté d'Alexei Navalny quand celui-ci a piégé au téléphone - en se faisant passer pour l'un de ses supérieurs - un membre de l’équipe du GRU, les services secrets militaires russes, qui avaient tenté de l'assassiner grâce à un slip imprégné de Novitchok. On connaît la suite : Navalny en a miraculeusement réchappé grâce à des médecins russes puis allemands, s’est rétabli à Berlin avant de retourner en Russie, ce qui lui fut fatal.
Grozev a longtemps vécu à Vienne. Mais il y avait beaucoup d’espions russes dans cette ville. Averti qu'il était trop directement menacé, il a quitté les rives du Danube pour celles de la Tamise. Et travaille désormais depuis les États-Unis (*) pour le Spiegel.

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Au centre de l'enquête, l’Autrichien Jan Marsalek, né en mars 1980. Il s’est enfui de son pays en juin 2020, quand le monde entier s'occupait du Covid. En prenant l’avion sur un minuscule aéroport proche de Vienne, à Bad Vöslau, où il a été accompagné par un ancien député du FPÖ, le parti d’extrême droite en Autriche – auquel les sondages prêtent jusqu’à 30% des intentions de vote, alors que les législatives sont prévues cet automne. Marsalek a transité par la Biélorussie avant de prendre en Russie l’identité d’un prêtre orthodoxe, Constantin Baiazov, qui lui ressemble beaucoup. Gageons qu'il en a une autre, maintenant que celle-ci a été révélée. Il fait l’objet d’un mandat d’arrêt international.
La Crimée semble en tout cas un lieu privilégié pour les services russes: c'est là, d'après l'enquête, que Marsalek a reçu son nouveau passeport, là aussi qu'on a planqué la famille du "tueur du Jardin zoologique" emprisonné en Allemagne - qui aurait dû être échangé contre Navalny.
Jusqu’alors on pensait que cette affaire était surtout une escroquerie, quoique considérable (près de 2 milliards d’euros) : le scandale Wirecard, qui a déjà inspiré nombre d’articles et de films à la télévision. Voilà que se dévoilent aujourd’hui d’autres ramifications, plus inquiétantes en ces temps de conflit en Ukraine.
Une étoile filante
La carrière de Marsalek est étonnante. Ce garçon surdoué en informatique n’a même pas passé son bac mais a eu une trajectoire d'étoile filante, devenant à 20 ans le "directeur technologique" de Wirecard, puis un dirigeant de premier plan de cette société qui touchait des commissions pour assurer les paiements par carte bancaire.
Au départ il s'agissait de paris sportifs ou de films porno. Mais son portefeuille s'étoffe, elle s'étend sur tous les continents, conquiert des clients bien plus honorables. Entrée en 2018 à la bourse de Francfort DAX, elle a revendiqué plus de 300 000 clients (dont les géants chinois Alipay ou WeChat). Les patrons allemands se réjouissaient de jouer enfin dans la cour des "nouvelles technologies" et la chancelière Angela Merkel a vanté ses mérites quand elle s'est rendue en Chine. Marsalek est responsable de toutes les opérations en Asie.
Le grand-père de ce jeune prodige, Hans Marsalek, d’origine tchèque, était un résistant communiste au nazisme, torturé par la Gestapo (il n’a pas parlé), mémorialiste du camp de concentration de Mauthausen, en Haute-Autriche, où il fut prisonnier. Selon le quotidien britannique Financial Times, il a aussi été soupçonné d'être un espion au service de l'URSS.
Cela semble un détail. C'est peut-être la toile de fond. On sait à quel point, dans l’affaire ukrainienne, Poutine se réclame de la Grande Guerre Patriotique qui opposa jadis l’Allemagne nazie à l’Union soviétique. Les Russes croient – ou ils font bien semblant - que l’Allemagne, au fond, n’a pas vraiment changé. Que les pilotes de l’armée de l’air allemande récemment surpris (une fuite divulguée sur des réseaux sociaux russes proches du Kremlin et très embarrassante pour le chancelier Scholz) à discuter des performances des missiles Taurus, avec lesquels Kyiv pourrait bombarder le pont reliant la Russie à la Crimée, sont les héritiers de ceux de la Luftwaffe hitlérienne.
Moscou veut voir dans cette fuite allemande la preuve d'une implication directe des Occidentaux dans la guerre actuelle en Ukraine.
C’est à cette lumière aussi qu’il faut décrypter l’affaire Marsalek. Et quelle histoire ! Revenons à la période, il y a plus de dix ans, où il habite dans une somptueuse villa de Munich, située non loin du consulat russe. L’époque où le sémillant manager croise d’anciens poids lourds de la politique européenne, dont l’ex-président Nicolas Sarkozy, l’ancien chancelier autrichien Wolfgang Schüssel (qui fut le premier de la « droite classique » à faire entrer, en 2000, le FPÖ au gouvernement fédéral), ou encore l’ancien ministre-président de la Bavière, le chrétien-conservateur Markus Söder, de la CSU, fidèle alliée de la CDU.
De Grozny à Palmyre, toujours avec Natalia
En fait, Marsalek a été enrôlé depuis des années par les services de renseignement russes, qui l'ont mis dans les bras d'une ravissante jeune femme nommée Natalia Zlobina – laquelle, cela ne s’invente pas, avait joué dans un film le rôle d’une espionne qui tue ses proies avec un poison attaquant le système nerveux ! Le fait que toute trace de ses mouvements soit systématiquement effacée des ordinateurs de la police russe, indique qu'elle est plus qu'un mannequin, écrit le Spiegel.
Avec elle Marsalek s’envole en 2013 pour Grozny, afin de discuter affaires avec des proches du dictateur Ramzan Kadyrov. Un an plus tard - celui où commence l’affrontement autour de l’Ukraine, avec l’annexion de la Crimée par Moscou -, direction une fête d’anniversaire à Nice où Marsalek rencontre le si sympathique « Général » Stanislav Petlinsky, surnommé « Stas », un ancien des forces spéciales russes, les Speznas – qui le mène au GRU, le service de renseignement de l’armée. De là, il n'y a qu'un pas jusqu'au FSB, l'ex-KGB. "Stas" vit aujourd’hui à Dubaï, où l’ont déniché des reporters du Spiegel. Il nie avoir travaillé pour les services russes et affirme n'être qu’un simple consultant en sécurité.
Tous les témoins interrogés par le consortium de journalistes disent en tout cas que cette rencontre, en 2014, marque un tournant, qu’il y a un « avant » et un « après », que Marsalek a alors pu assouvir ses fantasmes d’espionnage et d'armes.
Le réseau international tissé par Wirecard - qui s’écroulera tel un château de cartes à l’été 2020, mettant au chômage près de 5 000 personnes - est formidable. Marsalek possède pas moins de six passeports autrichiens plus un passeport diplomatique, avec lesquels il se rend au moins 60 fois en Russie. On le retrouve brièvement en Syrie, toujours en compagnie de la belle Natalia (il y a des photos d’eux casqués dans un Mig-29), où les Russes volent au secours du dictateur Bachar Al-Assad. On le suit dans les eaux troubles de la milice privée Wagner, alors dirigée par l’ancien cuisinier de Poutine, le défunt Prigogine, qui intervient en Afrique. Il est aussi en lien avec la Libye, où il a acquis des actions et pousse un « projet de développement » qui semble surtout consister dans le fait de procurer des milliers de mercenaires capables, avec les méthodes les plus expéditives, de contrôler la frontière saharienne.
Les rapports de Marsalek avec les services de renseignement autrichiens montrent jusqu’où les Russes ont pu aller. Avant d'être recruté par Wirecard, son collaborateur Martin Weiss avait occupé à Vienne un poste-clé au BVT, le service de renseignement civil : il y était chef du département chargé de lutter contre l’extrémisme, du contre-espionnage et du terrorisme. Autant dire que beaucoup d’informations transmises par la CIA, les Allemands ou le Mossad atterrissaient sur son bureau.
La destruction par le FPÖ des renseignements autrichiens
Or sans son aide et celle d’un autre agent du BVT, jamais le ministre de l’intérieur du FPÖ Herbert Kickl - actuel président de ce parti, qui fut membre de fin 2017 à mai 2019 du gouvernement du jeune chancelier de droite Sebastian Kurz (un ami de Trump et de Nétanyaou), n’aurait pu en février 2018 déclencher une perquisition aussi spectaculaire qu'humiliante du BVT, menée par une unité cagoulée de la police - dirigée par un membre du FPÖ. But probable de l’opération, résultat d’une entreprise de désinformation sans doute pilotée depuis Moscou: faire imploser le BVT et rendre les services autrichiens encore plus perméables.
Il faut préciser que depuis 2000 et jusqu'à Kickl, tous les ministres de l'intérieur appartenaient au Parti conservateur. Visé au premier chef, le directeur du BVT Peter Gridling a vécu cet épisode comme une "attaque" et mis en garde, une fois à la retraite, contre les liens de l'extrême droite avec Moscou. Le BVT ne s'en est jamais remis, il a été réorganisé sous un autre nom.
Selon le Standard, Weiss et son ami Egisto Ott ont livré à Marsalek des informations, lequel, via la «Société d’amitié austro-russe, en refilait ensuite au FPÖ. On les suspecte d’avoir monté une cellule clandestine qui serait toujours active au sein des renseignement autrichiens.
La fameuse valse avec Poutine
Marsalek, également accusé d'avoir recruté pour le compte de la Russie cinq agents d’origine bulgare qui projetaient des enlèvements, voire des attentats, s'est volatilisé. Mais il aurait eu jadis accès à un rapport très sensible sur le Novitchok et l’attaque contre Skripal, du temps où la ministre des affaires autrichiennes s'appelait Karin Kneissl, nommée aussi par le FPÖ dans le premier gouvernement Kurz. Les photos de sa valse avec Poutine, lors de son mariage en Autriche à l'été 2018, ont fait le tour du monde. Au sein de son ministère, les réseaux pro-russes voulaient, paraît-il, installer un mini-service de renseignement grâce à Weiss et Ott. L'épouse du chef de cabinet de Kneissl fut un témoin à charge contre le BVT.
Cette union si médiatisée s’est vite conclue par un divorce, et elle nie avoir su quoi que ce soit quand elle était à la tête de la diplomatie autrichienne. Mais elle vit aujourd’hui à Saint-Pétersbourg où elle a été gratifiée d’un institut - faute, dit-elle, de s'être vu offrir à l'Ouest un travail convenable. Un procès contre les « Bulgares », arrêtés avant d'avoir pu passer à l'action, doit s'ouvrir à Londres vers la fin de l'année. Jan Marsalek devrait en être absent. Son ancien mentor et partenaire à Wirecard, l'Autrichien Markus Braun, fait déjà face, lui, à la justice allemande.
ADDITIF: Dans le dernier numéro de l'hebdomadaire viennois Falter, le rédacteur en chef Florian Klenk écrit - sans grande chance d'être entendu aujourd'hui - que toute l'affaire mériterait une commission d'enquête parlementaire en Autriche pour faire la lumière sur les liens avec Moscou non seulement de l'extrême droite, le parti FPÖ, qui a signé un traité d'amitié avec la "Russie Unie" de Poutine, mais aussi du Parti de centre droit ÖVP (qui avait porté au pouvoir le très jeune chancelier Sebastian Kurz, lequel a d'abord gouverné avec le FPÖ).
"Poutine, semble-t-il, a infiltré nos élites". Il rappelle notamment que le richissime oligarque ukrainien pro-russe Dmitro Firtach, arrêté en mars 2014 à Vienne - trois jours avant le référendum d'annexion de la Crimée - à la demande de Washington, mais bientôt remis en liberté contre une caution faramineuse, habite toujours à Vienne une luxueuse villa et n'a jamais été extradé malgré les pressions américaines. L'un de ses avocats, lors de l'audience décisive de 2015, était Dieter Böhmdorfer, qui fut jadis ministre de la justice du FPÖ.
Il ajoute que selon Catherine Belton, ancienne correspondante à Moscou du Financial Times, qui a publié en 2020 un livre très remarqué sur les réseaux qui ont permis l'ascension de Poutine, Firtach serait l'intermédiaire de la Russie avec la mafia ukrainienne.
Enfin lors de la fameuse "razzia" ordonnée au BVT par le ministre FPÖ de l'intérieur Herbert Kickl en 2018, les policiers qui ont pénétré dans les locaux des services de renseignement civils autrichiens ont emporté, entre autres choses, un disque dur où étaient conservées toutes les informations livrées par les services secrets occidentaux.
Deuxième additif: ces révélations ont provoqué quelques remous à Vienne. Les autorités autrichiennes se sont décidées à expulser deux "diplomates" russes. Sur les quelque 140 officiellement accrédités, ce n'est pas grand chose (**). Sans oublier tous ceux qui sont dans la nature, cachés au sein de la population... et dont Grozev avait sans doute raison de se méfier.
(*) C'est ce qui ressort d'un article du correspondant du Monde à Vienne, Jean-Baptiste Chastand.
(**) Il y en a un peu moins aujourd'hui, selon le ministre autrichien des affaires étrangère Alexandre Schallenberg. L'une des conséquences de cet énorme scandale, qui a conduit notamment à l'arrestation d'un ancien du BVT, Egisto Ott, remis en liberté en juin 2024, est que l'Autriche va "durcir" sa loi sur l'espionnage - dont on attend la nouvelle mouture, peu probable avant les élections parlementaires de fin septembre 2024. D'autres sources estiment qu'il y aurait environ un demi-millier d'agents russes actifs ou dormants à Vienne, et que l'Autriche sert trop souvent de "centrale" à partir de laquelle sont envoyés des commandos dans des pays plus chatouilleux quant à leur souveraineté.
La seule question en fin de compte est de savoir si ce scandale a écorné l'image du FPÖ: pas du tout. Les sondages montrent que, pour le moment, il se trouve toujours en tête de la course politique. Et il est arrivé pour la première fois numéro un des résultats nationaux lors de l'élection européenne du 9 juin. Au Parlement de Bruxelles, il va former un groupe avec les conservateurs d'Orban. Il n'est pas exclu que ce groupe soit rejoint par le RN français.