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Billet de blog 5 mars 2023

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« Angélique » et le viol

Roman très populaire dans les années 1960, « Angélique » fut sans doute la première fiction à raconter un viol collectif en temps de guerre. Très loin de l'érotisme franchouillard des films, l'héroïne tente d'avorter à cause de ces violences et éprouve une horreur durable des hommes.

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Le 8 mars est prévu un hommage officiel à la grande avocate féministe que fut Gisèle Halimi. Elle a beaucoup contribué à faire changer la loi française sur le viol, devenu en 1980 un crime contre la personne - qui peut être commis avec des objets, et dont des hommes aussi peuvent être victimes. Alors que la loi antérieure ramenait souvent ces violences à un délit, ou les punissait surtout quand elles risquaient de déboucher sur une grossesse illégitime. En clair, quand les "droits" du père ou du mari étaient bafoués.

Mais qui se souvient encore que, jusqu'aux années 1970, le viol était un impensé du mouvement féministe? Il fut soudain un grand thème, entre autres raisons parce qu'en 1971 les soldats pakistanais, pour punir le Bangladesh qui venait de proclamer son indépendance, ont violé systématiquement les femmes et les filles des "ennemis", comme eux des musulmans. Beaucoup d'entre elles se sont suicidées. Les viols avaient souvent eu lieu sous les yeux des hommes de leur famille.

"Against Our Will"

Washington soutenant le Bangladesh (le Pakistan était à cette époque surtout proche de Pékin), cela a propulsé le viol dans la conversation publique, comme on dit aujourd'hui, alors que pour les générations précédentes il appartenait aux malheurs provoqués de toute éternité par la guerre. Vae victis, "Malheur aux vaincus!", disaient les Romains, et des tragédies grecques comme Les Troyennes d'Euripide évoquent le sort des femmes contraintes de suivre les vainqueurs qui se partagent le butin. En 1975 le livre de Susan Brownmiller Against Our Will. Men, Women und Rape (Contre notre volonté. Hommes, femmes et viol, traduit en français dès 1976 par Le Viol) fut le premier ouvrage féministe à explorer le sujet - sa thèse centrale étant que le viol, dont la menace plane toujours, est un moyen de maintenir l'ensemble des femmes dans un état de sujétion.

Les guerres qui ont déchiré moins de deux décennies plus tard l'ex-Yougoslavie ont mis en lumière les viols commis par les miliciens serbes et croates sur les femmes bosniaques, faisant l'analyse du phénomène comme arme de guerre. Aujourd'hui on le voit en Ukraine, mais c'était hélas déjà pratiqué sur d'autres continents, notamment en République démocratique du Congo.

Malheur aux vaincus!

Cette attention accrue était un changement majeur par rapport aux violences subies à la fin de la seconde guerre mondiale par des millions de femmes allemandes, hongroises et polonaises. Le premier témoignage à ce sujet, Une femme à Berlin, d'abord publié de façon anonyme par la journaliste allemande Marta Hillers, qui avait eu la "chance" d'être la protégée d'un officier soviétique et d'échapper ainsi aux viols collectifs, n'a eu aucun écho. Personne ne voulait entendre parler de ça, surtout au moment où l'on découvrait l'ampleur des crimes nazis.

Il a fallu attendre ces dernières années pour que son propos soit enfin audible. Le film d'Anne Fontaine Les Innocentes (2016), inspiré par l'expérience de la résistante française Madeleine Pauliac en Pologne, montre des religieuses violées par des soldats soviétiques et souvent enceintes de ce viol. Les Soviétiques furent les agresseurs les plus nombreux (on estime que près de 2 millions de femmes allemandes en furent victimes), mais ils étaient loin d'être seuls parmi les troupes alliées: Américains, Français et Britanniques violèrent aussi, dans une moindre mesure. Des études fondées sur les archives militaires ont révélé que les GI's noirs furent bien plus souvent punis pour cela que leurs camarades blancs.

La version hexagonale de Scarlett O'Hara

Donc, silence. Vae victis. La première fiction à briser ce tabou fut sans doute - cela surprendra ceux qui ne connaissent que les films de Bernard Borderie, où Michèle Mercier incarne un certain "érotisme" à la française - la série des "Angélique", immensément populaire dans les années 1960. Il faut savoir que l'éditeur parisien était tellement sceptique, le roman historique étant passé de mode, que les premiers tomes furent d'abord publiés en Allemagne de l'Ouest. La réponse du lectorat fut telle qu'une édition française a bientôt suivi, puis de nombreuses traductions, notamment en URSS. Selon la page Wikipedia d'Anne Golon, l'autrice, 65 millions de volumes avaient déjà été vendus lorsque le premier film de Borderie est arrivé sur les écrans en 1964. Et des millions se sont encore vendus en Russie en 1992, après l'éclatement de l'empire soviétique.

Au-delà de la "grande histoire d'amour", qui nous fait sourire aujourd'hui à cause de ses clichés, mais communiqua à un large public un certain idéal des relations amoureuses (selon lequel l'amitié et la conversation intellectuelle sont indissociables de la passion physique), la saga peut en effet se lire d'un point de vue marxiste comme une ode à la bourgeoisie montante et à la science moderne, dépouillée du préjugé religieux.

Si les chiffres de diffusion doivent être pris avec précaution, ils attestent d'un succès durable auprès d'un lectorat en majorité féminin. En Allemagne comme en URSS, trop de femmes s'étaient retrouvées seules après la mort au front des hommes. Elles voulaient échapper aux duretés du quotidien en suivant les aventures palpitantes de la marquise, s'identifiant à cette version hexagonale de Scarlett O'Hara, archétype de la femme qui tombe au fond du trou et remonte à la force du poignet. D'ailleurs, si Autant en emporte le vent raconte les horreurs de la guerre de sécession - du point de vue des Blancs du Sud -, le viol n'est jamais directement évoqué. Comme s'il n'existait pas.

Quand Angélique prend le maquis

Les dorures de Versailles et les arabesques du harem ont donc garanti le triomphe de la série. Il faut souligner par contraste le côté insolite du volume Angélique se révolte, jamais porté, lui, à l'écran, où apparaît une héroïne bien différente de la séductrice aux boucles Babyliss. Angélique y devient en effet cheffe de guérilla, une sorte de desperada se ralliant aux nobles protestants du Poitou en rébellion contre le pouvoir royal. Pourquoi? Parce que son château a été attaqué par les dragons du roi, son dernier-né égorgé, et elle-même victime d'un viol collectif.

Le viol est un motif présent dès les premières pages de la saga. Enfant, l'héroïne assiste aux ravages provoqués chez des paysans par le passage d'une bande de mercenaires qui n'ont pas été payés et s'en prennent à plus faibles qu'eux: une très jeune fille a "du sang entre les jambes" et mourra d'avoir été violentée, une autre adolescente aussi. Mais le viol ne peut pas vraiment concerner Angélique, elle est au-dessus de ça, sa caste sociale est censée lui épargner de telles violences - mais certes pas le viol conjugal, auquel son mari refuse de recourir. Plusieurs fois au cours de ses aventures elle y échappe de justesse, en particulier lors d'un épisode qui véhicule les stéréotypes racistes de l'époque.

Plonger ses mains dans le sang

Jusqu'à l'attaque. Dès lors, pendant des années, elle est une autre femme. Qui ne supporte plus qu'un homme la touche. Qui ignore aveuglément ce que son entourage perçoit assez vite: qu'elle est enceinte du viol. Qui, lorsqu'elle le réalise enfin, veut à tout prix avorter. Mais après une nuit de souffrances à cause d'une potion abortive, l'enfant est toujours dans son ventre. Donc elle finit par accoucher, d'une fille, et s'empresse de l'abandonner en déposant le bébé dans le "tour" réservé à cet effet à l'entrée d'un couvent.

Bien sûr, comme on est dans un roman grand public, elle retrouve l'enfant mourante, la nourrit et l'élève au maquis, mais sans jamais lui prodiguer la moindre tendresse. Elle est même révulsée lorsqu'elle croit reconnaître dans les cheveux roux de sa fille ceux du capitaine des dragons, le premier à lui être passé sur le corps. Qu'elle a fait égorger peu après le crime, lui et ses hommes. Et quand ses partisans lui apportent sur un plat la tête décapitée de l'officier, elle plonge ses mains dans son sang et en éprouve une volupté terrible.

On est assez loin des déshabillés coquins de Michèle Mercier. C'est la Judith d'Artemisia Gentileschi, pas l'érotisme des années 60.

Un thème nouveau à l'époque

Reste à savoir pourquoi Anne Golon en a parlé. Je n'ai pas songé à lui poser la question quand je l'ai interviewée (il y a longtemps). Elle m'avait seulement dit que son mari Serge de Goloubinoff, un chimiste qui a cosigné les premiers volumes de la série, était très contrarié par ce projet. Il valait mieux, selon lui, taire une épreuve de ce genre. Préserver l'image de la merveilleuse créature qui se sort haut la main des situations les plus scabreuses. Un mari se sent toujours atteint quand sa femme a été violée. Etc. Elle a donc écrit ce livre-là contre sa volonté à lui.

A-t-elle elle-même été violée? ai-je demandé par téléphone à l'une de ses filles, après la mort d'Anne Golon en 2017. Non, m'a répondu catégoriquement celle-ci, et l'on peut penser qu'elle l'aurait su. A-t-elle reçu les confidences d'une femme qui l'avait été? Mystère. Il est frappant en tout cas de constater que si le viol lui-même est édulcoré, ses conséquences (grossesse, avortement, abandon de l'enfant, impossibilité du désir ou du plaisir) sont bel et bien décrites avec une certaine véracité. Et c'était, à l'époque, totalement nouveau.

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