Une fin effroyable vaut mieux qu'un effroi sans fin: ce proverbe résume l'opinion d'un expert autrichien qui a longtemps dirigé l'autorité de contrôle de l'énergie en Autriche, Walter Botz, et plaide pour un embargo rapide sur le gaz russe.
Rien ne pourrait être pire, explique-t-il dans l'hebdomadaire viennois Falter (N° 17, daté du 22 avril 2022), que l'indécision actuelle, qui va maintenir des prix élevés et peut donc prolonger indéfiniment la guerre en Ukraine. Chaque menace d'embargo non suivie d'effet aggrave la situation. Ou alors il faudrait annoncer : boycott seulement à partir d'août, ce qui ferait tomber les cours et permettrait de remplir les réserves en prévision de l'hiver. Selon lui, c'est avant tout le facteur "peur" qui explique la hausse des prix.
Dans tous les cas on ne s'en sortira que par la solidarité européenne, grâce à la combinaison de sources d'approvisionnement alternatives et d'économies d'énergie, en prolongeant la durée de fonctionnement des centrales nucléaires ou à charbon, et en produisant de nouveau des marchandises que l'on achetait ailleurs, comme les engrais ou l'aluminium. Ce sera dur mais nous survivrons, affirme Botz, qui reprend la célèbre formule de la chancelière allemande Angela Merkel lorsqu'elle a décidé en 2015 d'accueillir les réfugiés fuyant la guerre en Syrie et en Afghanistan: "Wir schaffen das" '("Nous allons y arriver").
C'est l'avis d'un homme très impliqué dans les structures de l'Union européenne - en tant que directeur de l'agence autrichienne de l'énergie E-Control, il était membre du Conseil européen des régulateurs de l'énergie, créé en 2000 et basé à Bruxelles. Il pèse d'autant plus lourd, à l'heure où l'Allemagne hésite devant des mesures drastiques sur le gaz. Mais celle-ci a déjà fait de très gros efforts: de 55% avant le conflit, son taux de dépendance est tombé à 35%.
Si l'Europe se retrouve l'hiver prochain avec 15% de gaz en moins, après avoir épuisé toutes les possibilités en dehors de la Russie, mais que ce manque est équitablement réparti, dit l'expert autrichien, "personne ne peut me dire que l'ensemble de l'économie européenne va s'écrouler".
La logique de l'économie de marché
L'Autriche, elle, reçoit 80% de son gaz de la Russie. Or le gaz compte pour 22,4% dans son mix énergétique. Comment en est-on arrivé à un tel chiffre, qui rend le pays aujourd'hui vulnérable? Le quotidien viennois de centre gauche Der Standard a détaillé dans une enquête minutieuse, samedi 30 avril, la façon dont Vienne s'est enfoncée dans le piège.
Le facteur décisif a moins été l'action du lobby pro-russe ou l'imbrication des milieux d'affaires - notamment d'acteurs-clés de l'économie autrichienne dans l'empire de l'oligarque Oleg Deripaska -, que la logique propre à une économie de marché. Il est loin le temps où la société de pétrole et de gaz ÖMV, aujourd'hui OMV, était un legs des troupes d'occupation soviétiques! A partir du moment où elle est devenue, en 2005, une société entièrement privatisée dont plus de 50% des actions circulent sur le marché boursier (l'État autrichien y a conservé 31,5%, l'autre grand actionnaire étant Abu Dhabi), elle a cherché avant tout à acquérir du gaz au meilleur prix.
"Les Russes, rappelle l'expert Walter Botz, ont des coûts de production très bas et ont toujours veillé à être un peu moins chers que leurs concurrents". Industriels et simples consommateurs étaient contents, c'est ce qui comptait aux yeux du gouvernement. On se méfiait davantage des gazoducs ukrainiens, réputés obsolètes, que de Gazprom qui avait toujours été très fiable et à qui l'Autriche était liée de longue date. Quant à un conflit armé en Europe, il était impensable.
Résultat: alors qu'en janvier 2009, lors du premier conflit entre Moscou et Kiev au sujet du gaz, l'Autriche avait un approvisionnement assez diversifié, couvert à 50% par la Russie mais aussi par la Norvège et d'autres partenaires, elle s'est enfermée depuis une décennie dans une relation exclusive avec Gazprom. En partie, parce que d'autres options se sont fermées. En 2010, Poutine a morigéné comme un petit garçon le chancelier social-démocrate Werner Faymann, l'Autriche ayant montré des velléités d'indépendance en s'engageant dans le projet européen Nabucco, un gazoduc relié à l'Azerbaïdjan (abandonné depuis): "Nabucco n'a pas de sens, il est dangereux" s'était échauffé le président russe. La mort de Nabucco, qui aurait pu être prolongé jusqu'en Iran si les conditions géopolitiques étaient devenues plus favorables, était dans l'intérêt de Moscou.
Une politique énergétique sans vision géopolitique
L'Autriche, qui se félicite d'être numéro un dans l'Union européenne pour les énergies renouvelables (31,3%), paie de ne pas avoir eu réellement de politique énergétique en dehors des aspects "verts". Celle-ci était surtout définie par l'OMV. Au-delà du consensus autrichien, très ancré, sur l'interdiction de recourir au nucléaire comme aux centrales à charbon, la question ne semblait pas capitale. La preuve que le portefeuille de l'énergie était vu comme négligeable est qu'il a été attribué il y a deux ans à la ministre de l'environnement Leonore Gewessler, des Verts, au terme des négociations préparant la coalition au pouvoir entre conservateurs et écologistes. Son collègue écologiste allemand Robert Habeck, vice-chancelier et ministre de l'Économie et du Climat, a une tout autre envergure.
À partir du moment où la ligne du pays en matière d'énergie était fixée peu ou prou dans les étages supérieurs de l'OMV, il a suffi que son ex-directeur général depuis 2015, l'Allemand Rainer Seele, mise à fond sur la carte russe au nom du gaz pas cher pour accélérer encore la tendance : avant son départ, à l'été 2021, le contrat avec Gazprom a été prolongé jusqu'en 2040. C'est ainsi que l'OMV s'est attiré le sobriquet de "Gazprom West".
Mais la principale responsabilité incombe à des dirigeants politiques qui n'ont jamais cherché à reprendre le gouvernail, souligne Botz. En particulier sous le règne du jeune chancelier conservateur Sebastian Kurz, à ce poste jusqu'à l'automne dernier. Ses successeurs se contentent pour l'instant de rassurer les consommateurs et d'apporter une aide de 150 euros aux foyers les moins aisés.
Il est en tout cas un peu tard pour méditer un autre proverbe: on ne doit pas mettre tous ses oeufs dans le même panier.