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Billet de blog 6 mai 2020

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Juriste antiféministe et policière noire: quand la série Tatort décoiffe

La série policière "Tatort", culte dans le monde germanique, a récemment mis en scène une juriste homosexuelle anti-féministe et deux enquêtrices de choc, dont la Germano-Ougandaise Florence Kasumba. Municipalité de gauche contestée par les identitaires, fachosphère sur Internet, racisme et Cour constitutionnelle: pile dans l'actualité.

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Illustration 1
La commissaire Anaïs Schmitz dans le dernier épisode allemand de Tatort. A gauche sa collègue Charlotte Lindholm. © Photo ARD

Tatort (en allemand: "Scène du crime") fêtera cette année ses cinquante ans. Cette série policière co-produite par les Länder de la République fédérale d'Allemagne - la chaîne ARD - et la télévision publique autrichienne, dont l'action se déroule en alternance à Vienne et dans une vingtaine de villes allemandes (il y a aussi une version helvétique située à Zurich), est diffusée chaque dimanche soir, qu'il pleuve ou qu'il vente. Son générique haletant - la musique a été composée en 1970 par le saxophoniste de jazz Klaus Doldinger - nous rappelle que le monde tourne rond, malgré la navrante banalité du mal et toutes les péripéties que nous avons connues depuis un demi-siècle.

 De grands acteurs ont honoré de leur présence ce monument de la culture populaire - même Samuel Fuller en a réalisé un épisode. Citons Ulrich Tukur, qui a incarné le policier est-allemand chargé dans La vie des autres d'espionner des artistes mal pensants, et fut plus récemment le très psychorigide ministre des finances Wolfgang Schäuble dans le film de Costa-Gavras Adults in the Room, tiré du livre de Yanis Varoufakis sur la crise grecque. Ou encore Adele Neuhauser (la Bibi Fellner des Tatort autrichiens, avec sa voiture de sport pourrie), très convaincante Helene Weigel dans un biopic sur Bertold Brecht. Tatort a suivi les aléas de la division puis de la réunification allemandes, a accompagné les "évolutions sociétales" (la toute jeune Nastassja Kinski, en lycéenne qui couche avec son prof, y fit une apparition remarquée en 1977), et a bien sûr reflété des changements notables dans l'image des policiers à l'écran. Alcoolique, mal lavé et visiblement issu des bas-fonds, le "commissaire Schimanski", dont la veste est devenue proverbiale, a causé quelque émoi à l'époque dans les chaumières d'outre-Rhin.

Ces épisodes qui se déroulent à Hambourg, Hanovre, Kiel, Francfort, Münster, Sarrebruck, Munich ou Cologne (les enquêtes criminelles étant a priori dans le système fédéral du ressort des Länder) permettent au téléspectateur de se familiariser avec des réalités sociales et politiques parfois très éloignées de ce qu'il connaît. Pour un Autrichien une ville telle que Leipzig, jadis située en Allemagne de l'Est, est certes l'exotisme absolu, même si Goethe y a situé un passage de son Faust. Et réciproquement d'ailleurs : les Allemands ont-ils besoin de sous-titres pour suivre les dialogues en dialecte viennois?

Comme toute bonne série, la principale qualité de Tatort est de coller à la réalité. Dix jours avant la décision de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, mettant en doute la conformité avec les traités européens du rachat du secteur public par les autorités fédérales  - l'historien Johann Chapoutot rappelait sur Mediapart que cette instance est composée d'experts aguerris dont les avis sont contraignants pour l'exécutif de Berlin, à la différence de notre Conseil d'Etat où Paris recase souvent des gens en attente d'un poste plus excitant -, le dernier épisode allemand mettait en scène une juriste de haute volée mais politiquement incorrecte, puisqu'elle est opposée à la dépénalisation de l'avortement. Professeure à la prestigieuse université de Göttingen, homosexuelle mariée à sa compagne de toujours, personnalité aussi forte que clivante, Sophie Behrens (Jenny Schily) se voit nommée juge à Karlsruhe, équivalent de la Cour suprême aux Etats-Unis. Une scène la montre, lors d'un débat à l'université avec un collègue de gauche, balançant aux étudiants des livres de féministes célèbres comme Simone de Beauvoir. Provocation? Ou usage de sa liberté, puisque ces volumes sont issus de sa bibliothèque personnelle? Elle leur pose la question.

Ajoutons que Göttingen, pittoresque cité de Basse-Saxe qu'une chanson de Barbara rendit célèbre en France, est gérée par les sociaux-démocrates en coalition avec les Verts. Une municipalité de gauche donc, avec (dans le film) une scène "identitaire" remuante. Il y a notamment une jolie jeune fille qui poste sur Internet des vidéos appelant à une "féminité nationale", que l'on retrouve sauvagement poignardée dans un bois. Pour ses camarades, bien sûr, elle a été victime d'un de ces étrangers basanés que les autorités ont laissé entrer en masse sur le territoire allemand. Bien sûr les choses ne sont pas aussi simples. Et bien sûr elle a eu une histoire amoureuse avec Sophie. Mais les messages hostiles fleurissent dans la fachosphère et les autorités sont sur les dents, surtout lorsque les militants d'extrême droite, profitant de la présence des médias à une conférence de presse, déploient une banderole sur la façade du bâtiment. L'AfD, l'Alliance pour l'Allemagne, n'est pas très loin, même si son sigle n'apparaît jamais.

Le mystère sera éclairci par un duo de choc: la très blonde commissaire Charlotte Lindholm (Maria Furtwängler, qui est aussi médecin humanitaire, arrière-petite-nièce du célèbre chef d'orchestre et épouse du magnat des médias Burda: un condensé de germanitude), flanquée de la spectaculaire Anaïs Schmitz, campée par la Germano-Ougandaise Florence Kasumba, qu'on a vue dans Wonder Woman et Black Panther. Avec son crâne rasé, sa dégaine ostensiblement masculine, sa silhouette pulpeuse et son accent 100% teuton, elle est confrontée au racisme des suspects "identitaires", qui tentent de la déstabiliser avec des phrases du genre: "L'Afrique a besoin de toi".

Collègues dans la vie, les deux femmes sont rivales en amour (Charlotte nourrit en secret un faible pour le mari d'Anaïs, un médecin légiste). Mais ce volet sentimental, et la collision programmée de deux personnalités également dominantes, sont secondaires par rapport à l'efficacité de la série. Elle met sous les yeux du spectateur une donnée incontournable: cinquante après les débuts de Tatort, l'Allemagne a une démographie bien plus diverse que l'image "blanche" chère à l'extrême droite.    

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