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Billet de blog 7 octobre 2024

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Le journaliste Kara-Mourza est-il le futur Navalny ?

Le Forum Bruno Kreisky a décerné, avant que celui-ci ne soit libéré et expulsé de Russie, son prix international pour les droits de l’homme au journaliste Vladimir Kara-Mourza, condamné à 25 ans de camp en Sibérie pour avoir protesté contre la guerre menée en Ukraine. Il se trouvait avec sa femme à Vienne pour le recevoir.

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Illustration 1
L'opposant russe Vladimir Kara-Mourza et sa femme Evghénia au Forum Bruno Kreisky de Vienne, où ils ont reçu le Prix international pour les droits de l'homme. Au mur, la signature du chancelier social-démocrate. © Joëlle Stolz

Il a survécu à deux tentatives d’empoisonnement. Il s’est quand même insurgé contre la guerre de Moscou en Ukraine, en février 2022, et été condamné dans la foulée à 25 ans de camp en Sibérie. Y serait sans doute mort, comme la figure de proue de l’opposition russe Alexei Navalny (il était lui aussi à l’isolement), si son nom n’avait pas été ajouté sur la liste des seize personnes échangées, le 1er août 2024, par Poutine contre de vrais espions, en particulier l’agent qui purgeait sa peine en Allemagne pour tentative d’assassinat et a été accueilli en personne à l’aéroport par le maître du Kremlin.

L'Allemagne a lâché ce condamné à regret: initialement l'échange devait inclure Navalny et c'est la mort soudaine de celui-ci en prison qui a changé la donne.

Autant dire que la présence à Vienne de Kara-Mourza avec sa femme Ievguenia, vendredi 4 octobre, pour recevoir le prix international des droits de l’homme que leur avait décerné à l’unanimité au printemps le Forum Bruno Kreisky (dont le siège a été établi dans l'ancienne villa du chancelier social-démocrate qui a modernisé l'Autriche et favorisé en son temps le rapprochement israélo-palestinien), tenait du miracle.

La nouvelle que ce prix lui avait été décerné l’a soutenu dans sa prison, a déclaré Vladimir Kara-Mourza, 43 ans, qui a protesté lors d'une conférence de presse aux États-Unis contre sa libération-expulsion. Car il n’a jamais demandé à être « gracié » par Poutine puisqu’il n’est coupable de rien, sinon du crime de s’être prononcé contre la guerre.

Proche du ministre réformateur Boris Nemtsov (assassiné en 2015 près du Kremlin), de l'écrivain dissident Vladimir Boukovski (mort en 2019 en Grande-Bretagne après avoir été longtemps emprisonné à l'époque soviétique) puis de l'homme d'affaires Mikhaïl Khordokovski (emprisonné, lui, dix ans par Poutine, et qui vit maintenant à Londres) mais aussi du sénateur républicain anti-Trump John McCain, ce Russo-Britannique - il a fait des études à Cambridge, est devenu un temps journaliste mais s'est surtout engagé politiquement -, est l'un des visages de ce qui reste d'une opposition à Poutine divisée et dispersée. 

Or si le président russe semble solidement installé au pouvoir, tout peut changer très vite. Comme l’a montré, en 1989, l’écroulement en quelques mois du système soviétique. Auquel certains dirigeants occidentaux croyaient si peu que les chemins de fer autrichiens, pour ne citer que cet exemple, avaient vendu à des particuliers les terrains de la ligne séculaire menant depuis l'empire des Habsbourg à Bratislava, à 60 kilomètres de là, mais séparée de l’ouest de l’Europe par le Rideau de Fer.

Tel était le message de Kara-Mourza, qui a été reçu par le président autrichien, l’ancien porte-parole des Verts Alexander Van der Bellen (celui qui a dit que jamais il ne laisserait le chef du parti d'extrême droite FPÖ Herbert Kickl devenir chancelier). Et doit la vie à l’opiniâtreté de sa femme Ievguénia, réfugiée avec leurs enfants aux États-Unis, mais aussi à celle de l’homme d’affaires William (« Bill ») Browder, présent également à Vienne.

Browder, du Hermitage Capital Management, une branche de la banque HSBC qui a profité des privatisations sous Boris Eltsine et avait notamment des parts dans Gazprom et Rosneft, est devenu un ennemi farouche de Poutine. Il a réussi à faire adopter en 2012 par le Congrès de Washington, sous Barack Obama, le « Magnitsky Act » : un régime de sanctions économiques punissant partout dans le monde les atteintes aux droits de l’homme et la corruption. Cette loi adoptée aussi par d'autres pays, tels que le Canada, la Grande-Bretagne et l'Australie – dont s’est inspirée plus tard l’Union européenne (uniquement pour les atteintes aux droits de l’homme et à l’unanimité, ce qui limitait beaucoup sa portée) – porte le nom de l’avocat Serguei Magnitski, tué en 2009 dans sa prison de Moscou, qui - comme Navalny - dénonçait la corruption en Russie.

Le juge qui avait condamné Magnitski a aussi condamné Kara-Mourza. Pour "haute trahison".

Petit-fils de Earl Browder, dirigeant du Parti communiste aux USA, Bill Browder est devenu un citoyen britannique et autrichien. Il a récupéré la nationalité de sa grand-mère, adoptée en 1937 par une famille états-unienne : bien après l’Allemagne, l’Autriche a en effet offert cette possibilité aux descendants de Juifs expropriés, exilés ou exterminés après l’Anschluss. Il se montre confiant que Kara-Mourza méritera tôt ou tard la confiance des Russes - comme l'écrivain dissident Vaclav Havel en Tchécoslovaquie, président de son pays après la chute du communisme.

Pour l’instant, on en est très loin. Poutine a réussi à éjecter des opposants tels que Kara-Mourza, sachant très bien qu’hors de Russie leur voix ne portera plus ou presque. C’est ce qu’avait voulu éviter Navalny en retournant en Russie après sa tentative d’assassinat au Novitchok : lui aussi avait été sauvé par des médecins russes avant d’être remis sur pied par les spécialistes de la Charité à Berlin.

D'origine tatare, Kara-Mourza ne manque ni de courage ni d'appuis en Occident. Peut-il remplacer un jour une figure aussi charismatique, connue internationalement comme dans son pays, dont les enquêtes-vidéos sur la corruption étaient très populaires?

Mais le prix qui lui a été décerné ainsi qu'à sa femme est un signe que l’Autriche ménage l'avenir.

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