A l'heure où le gouvernement français veut lutter contre le "séparatisme" islamiste, regardons ce qui se fait ailleurs. En particulier aux Pays-Bas, dont le pragmatisme est aussi légendaire que l'attachement à un modèle libéral: Spinoza et les imprimeurs d'Amsterdam ont ouvert la voie aux Lumières.
La nation batave est certes de taille modeste par rapport à l'Hexagone: un peu plus de 17 millions d'habitants dont 6% de musulmans, venus principalement de Turquie, du Maroc et du Surinam, mais aussi d'Irak, du Pakistan ou de Bosnie. Elle a un lourd passé colonial, en Asie comme aux Caraïbes, et des controverses récurrentes - dont la querelle autour du "Zwarte Piet", le serviteur noir qui accompagne Saint Nicolas - rappellent à quel point le racisme a pu imprégner les mentalités (les émeutes qui ont suivi la mort de George Floyd aux Etats-Unis ont eu un effet sensible: 47% des Néerlandais soutiennent encore le "black-face" du Zwarte Piet, ils étaient 71% il y a un an). Les Pays-Bas sont très déchristianisés: les églises sont vides, on les transforme en librairies ou en hôtels, voire en boîtes de nuit. Enfin, même s'ils sont à cet égard beaucoup moins exposés que la France, leurs soldats et leurs conseillers militaires participent aux opérations anti-djihadistes au Mali, en Afghanistan ou en Somalie.
Pourtant, les attentats sanglants dont les Français ont pris la triste habitude restent rares aux Pays-Bas. Une exception notable est celui d'Utrecht, en mars 2019, où peu après l'attaque de mosquées à Christchurch, en Nouvelle-Zélande, par un fanatique d'extrême droite lourdement armé (51 morts, 49 blessés), un homme a tiré des coups de feu sur les passagers dans un transport en commun, faisant quatre morts et sept blessés. Le motif islamiste a été étayé par une lettre retrouvée dans le véhicule de l'assassin, un délinquant radicalisé d'origine turque condamné à perpétuité. En 2005 et en 2018, des attentats majeurs, préparés à chaque fois par des cellules d'une demi-douzaine de terroristes, ont pu être déjoués in extremis par l'intervention de la police.
L'assassinat de Theo Van Gogh
Mais si les Pays-Bas n'ont pas eu à déplorer davantage d'attaques, c'est peut-être aussi parce qu'ils ont investi beaucoup, depuis quinze ans, dans la prévention. Après un événement traumatique qui a profondément secoué la société néerlandaise.
Deux ans après l''assassinat du leader d'extrême droite Pim Fortuyn, celui du cinéaste Theo Van Gogh, en 2004, par un extrémiste qui lui reprochait sa critique d'un islam intolérant, a causé un choc. Blessé par balles puis égorgé et presque décapité, Van Gogh venait de réaliser avec la féministe d'origine somalienne Ayaan Hirsi Ali un court-métrage, Soumission, dans lequel était interrogé le statut des femmes dans l'islam. Les autorités prennent alors conscience de la polarisation qui menace de déchirer la société néerlandaise. Le "multiculturalisme" dont les Pays-Bas étaient si fiers est soumis au feu roulant de la critique. L'écrivain Ian Buruma publie en 2006 un livre marquant: Qui a tué Theo Van Gogh? Enquête sur la fin de l'Europe des Lumières. Un journal affiche, comme Charlie Hebdo, des caricatures du prophète.
C'en était fini de l'approche consistant à voir dans les djihadistes avant tout des opprimés, d'autant que l'extrême droite xénophobe, incarnée par Geert Wilders, se postait en embuscade à chaque scrutin. Comment éviter que des individus ne se radicalisent et ne passent à l'acte? Comment construire un islam "européen", compatible avec les valeurs démocratiques qui sont les nôtres? Telles sont les questions auxquelles les Néerlandais se sont efforcés de répondre.
Prévention et confiance
Selon la correspondante du quotidien autrichien Der Standard, Kerstin Schweighöfer, installée de longue date aux Pays-Bas, les autorités néerlandaises ont pu mobiliser dans tous les quartiers des systèmes d'alerte passant par les policiers de proximité, que les gens connaissent et en qui ils ont confiance. Elle cite le cas d'un adolescent d'Amsterdam devenu dépressif après la mort de son grand-père au Maroc qui commençait à reprocher à sa mère de n'être pas "une bonne musulmane". La mère est allée voir le policier du coin, qui a aussitôt informé le bureau municipal chargé de la lutte contre la radicalisation. Celui-ci a contacté une "sleutefigur", une personnalité-clé susceptible de ramener ce garçon de 17 ans vers d'autres projets qu'un attentat-suicide: un entraîneur de boxe thaïlandaise qui l'enrôle dans son club, va avec lui à la pêche puis l'incite à suivre une formation d'informaticien. Cet accompagnement individuel a payé.
Des métropoles comme Amsterdam et Rotterdam (dont le maire est d'origine marocaine), où se concentrent les communautés immigrées - jusqu'à 70% des élèves en cycle primaire -, ont construit un réseau de personnes qui doivent être "les yeux et les oreilles" ("ogen en oren") capables de déceler les signes avant-coureurs d'une dérive. Ce sont des entraîneurs sportifs, des imams, des parents respectés. Rien qu'à Amsterdam, au cours des cinq dernières années, 200 d'entre eux ont suivi une formation en ce sens.
Chaque ville a développé sa méthode. Rotterdam centralise toutes les informations dans une "maison de sécurité", Amsterdam a un bureau de signalement et de conseil, Utrecht préfère réunir autour d'une table, pour partager un repas typiquement néerlandais (sandwich et verre de petit lait) policiers, parents, responsables municipaux et religieux, animateurs de tout poil. L'important est de créer un dialogue, et surtout de tisser la confiance: le maître-mot de la prévention. Chose autrement compliquée en France, où au moins depuis la présidence de Sarkozy, et ses discours musclés sur le nettoyage au"Kärcher", la police de proximité a été la grande perdante.
Pas de "banlieues" aux Pays-Bas
Il y a surtout une énorme différence entre les Pays-Bas et l'Hexagone: même si Rotterdam ou Amsterdam sont confrontées à de sérieux problèmes, en particulier dans le domaine scolaire, on n'y connaît pas de "banlieues" ni de "territoires perdus de la république". Lorsque Van Gogh a été assassiné, raconte Schweighöfer, elle a vu débarquer des envoyés spéciaux américains, britanniques ou français qui cherchaient en vain l'équivalent de ces zones dangereuses dont ils sont coutumiers. Seize ans plus tard, le tableau est à peu près le même.
La prévention a, bien sûr, ses limites. Il reste un noyau dur de quelque 500 terroristes potentiels, réfractaires à tout discours d'apaisement, avec lesquels il n'y a pas d'autre solution qu'une surveillance policière constante. Certains peuvent tromper les plus fins observateurs: un islamiste soi-disant "déradicalisé" avait réussi par son comportement modèle à se faire nommer au service responsable des jeunes à la mairie d'Amsterdam - tout en continuant à essayer de recruter pour le djihad. Mais le taux de récidive est d'à peine 4,4%, contre près de 50% pour des délinquants ordinaires. Les Néerlandais ne cherchent d'ailleurs pas à extirper l'idéologie qui trouble ces esprits. Ils emploient des moyens concrets: couper quelqu'un d'un milieu, lui offrir un job, le faire déménager. Ils ont toute une "valise" d'instruments à leur disposition. Et peuvent compter sur la confiance, toujours elle, qu'inspirent les autorités: la police a ainsi pu empêcher un attentat à Arnhem parce que des signaux d'alarme avaient été tirés à temps par des parents et des enseignants.
L'échec de la formation des imams
En revanche les Pays-Bas ont échoué jusqu'alors à former des imams répondant à l'idéal d'un "islam européen". Ce n'est pas faute d'y avoir pensé, dès les années 1980. Le cadre législatif, plus souple qu'en France puisque l'Etat ne voit aucune difficulté à financer des écoles confessionnelles, lesquelles accueillent environ 70% des élèves du pays, n'était pas en soi un obstacle. Mais la volonté de rendre la formation des imams compatible avec les valeurs démocratiques qui sont la norme en Europe s'est vite heurtée au principe de non-ingérence cher aux Néerlandais.
Elle a aussi été mal perçue par la communauté musulmane qui fut très peu associée à ces initiatives. Il existe certes aux Pays-Bas quatre universités islamiques, dont la plus ancienne remonte à 1880. En revanche les trois cursus de formation universitaire offerts aux futurs imams, à Vrije d'Amsterdam, à Leiden (qui bénéficiait d'un budget de 2,3 millions d'euros sur 4 ans) et à Inholland, n'ont guère réussi à attirer des étudiants, constatent trois chercheuses des universités d'Utrecht et d'Amsterdam: une expérience peu convaincante, qui s'est achevée en 2017. Les autrices de cette étude publiée l'année suivante, Semiha Sözeri, Hulya Kosar Altinyelken et Monique Volman, discernent trois raisons: la méfiance envers des institutions créées par l'Etat; le malaise suscité par des experts non-musulmans jugés "trop néerlandais" tout comme l'absence d'échanges avec des pays musulmans; enfin le refus de coopérer du Diyanet, le bras religieux d'Ankara, qui contrôle près d'un tiers des 475 mosquées du pays et ne veut rien céder de son influence.
Ce dernier point ne surprendra ni en France, récemment couverte d'insultes par le président turc, ni en Allemagne, où l'AKP a prétendu tenir des meetings électoraux. Un changement politique à la tête de la Turquie pourrait remettre du liant. Mais le chemin est encore long avant que puisse se constituer en Europe un espace de réflexion critique sur l'islam, capable d'assurer une formation religieuse crédible aux yeux des croyants. Et l'échec des Pays-Bas met en garde contre toute tentation d'imposer des structures par le haut.