120 ans après l'adoption de la loi française sur la laïcité, le Parlement autrichien s'apprête, jeudi 11 décembre, à voter une loi interdisant jusqu'à 14 ans révolus, dans les écoles publiques comme confessionnelles, le port de tout voile "selon les traditions islamiques". La majorité semble largement acquise: les trois partis de la coalition gouvernementale, l'ÖVP démocrate-chrétienne (26,3% des suffrages aux législatives de l'automne 2024), le SPÖ social-démocrate (21,1%) et leurs alliés du parti libéral NEOS (9,1%) y sont favorables, le FPÖ d'extrême droite (28,8%) ne pouvant que l'approuver aussi.
La nouvelle loi devrait être appliquée dans tous les établissements après les vacances de février, avec une phase d'explication aux élèves comme aux parents. À la rentrée 2026, des amendes de 150 à 800 euros pourront être imposées aux familles récalcitrantes, jusqu'à deux semaines de prison dans les cas extrêmes. L'âge de 14 ans a été retenu car c'est en Autriche celui où l'on a le droit de se déterminer en matière religieuse.
Tout en se félicitant qu'elle ne soit pas seulement "punitive" mais encadrée par une série de mesures à caractère pédagogique, les Verts (8,2%) ont voté contre dans la commission parlementaire de l'éducation, notamment parce qu'ils croient qu'elle sera retoquée par la Cour constitutionnelle. De fait, celle-ci avait déjà jugé en 2020 qu'une loi adoptée l'année précédente par la coalition ÖVP-FPÖ du chancelier Sebastian Kurz, qui interdisait le voile islamique à l'école primaire - en Autriche seulement jusqu'à 10 ans, l'âge auquel on accède au cycle court ou long -, attentait à l'égalité de traitement des élèves.
Protéger les petites filles
Pour la ministre ÖVP de la famille Claudia Plakolm, fer de lance de cette nouvelle loi, son objectif est clair: la protection des filles. "Une petite fille de 8 ans ne doit pas être cachée par un morceau de tissu. Un enfant est amené à jouer, grimper, rêver, bouger, apprendre. Il ne doit pas être sexualisé, surtout pas voilé pour des raisons religieuses parce qu'il montre trop de peau ou de cheveux" a-t-elle déclaré lors d'une conférence de presse.
Quant au libéral Yannick Schetty, porte-parole de son parti sur les questions d'intégration dont le collègue Christoph Wiederkehr, ministre de l'éducation depuis 2025, porte cette loi, il a dit à la même occasion que "des contraintes précoces liées au genre peuvent limiter le développement de la conscience de soi et du sentiment corporel".
Des féministes comme Sibylle Hamann, ancienne députée des Verts et éditorialiste influente, ont exprimé leur accord avec cette interdiction. Puisque le code de la route en prescrit pour la sécurité des automobilistes, n'est-il pas justifié de protéger aussi le développement des petites filles?
Il existe donc un large consensus sur le fait que l'école doit être un lieu où elles échappent aux pressions de leur entourage et vivent l'égalité homme-femme. La loi française de 2004 interdisant les signes religieux ostentatoires à l'école publique est souvent citée en exemple: elle n'a pas entraîné de déscolarisation massive, et les filles sont plus nombreuses qu'autrefois à obtenir un diplôme. Ceux qui ont préparé le texte ont étudié de près la situation en France.
La différence notable entre les deux pays tient au fait qu'en Autriche, si l'État est tenu d'être neutre à l'égard des religions, l'école publique peut accrocher des croix aux murs des classes - comme du reste nombre d'hôpitaux et de tribunaux -, l'enseignement religieux y étant dispensé par des enseignants payés avec l'argent des contribuables. Et l'on demande aux élèves à quelle foi ils appartiennent. La nouvelle loi a été formulée de manière à respecter le droit des parents à contrôler l'éducation de leurs enfants: elle ne s'appliquera pas à l'instruction extra-scolaire ni à l'enseignement dispensé à domicile. Institutrices et professeures peuvent continuer à porter le foulard islamique.
Poids démographique des musulmans
Mais il y a le sentiment qu'il devient urgent d'agir face au poids démographique croissant de l'islam, et derrière les arguments pour l'égalité se cache la peur d'un "grand remplacement". Il est vrai que les chiffres à Vienne, seul Land où en dispose, sont spectaculaires: alors que la population du pays compte moins de 9% de musulmans, 41,2% des élèves viennois de primaire et de Mittelschule (qui scolarise des enfants et adolescents de 10 à 14 ans) se sont déclarés tels. Or le nombre des musulmans va forcément augmenter ne serait-ce qu'à cause des migrations, indique le sociologue Kenan Güngör (né en Turquie), beaucoup d'entre eux cultivant une vision "misogyne".
Très minoritaire il y a cinq ans - une étude estimait que 1,86% des écolières du cycle court, donc de 10 à 14 ans, portaient le foulard -, le phénomène a-t-il quadruplé dans la capitale comme l'assurait récemment la ministre autrichienne de la famille? Peu importe, finalement. Ce qui compte est le choc entre une conception égalitaire des rapports homme-femme, devenue plus ou moins la nôtre depuis à peine un demi-siècle, et la vision hiérarchique qui reste celle de la plupart des religions. C'est la collision entre une société jadis chrétienne mais gagnée par le scepticisme religieux, et de nouveaux arrivants pour qui il est impensable de ne pas croire en Dieu. Le débat promet donc d'être passionné, pas seulement parce qu'on peut prévoir que la loi sera contestée ou parce que la droite - ce qui est vrai également - veut faire plaisir à l'extrême droite.
Dans le milieu éducatif, certains craignent d'être transformés en policiers des tenues vestimentaires. La communauté musulmane d'Autriche, représentée par l'IGGÖ qui avait saisi la Cour constitutionnelle contre la loi de 2019, se sent flouée car une interdiction n'était envisageable pour elle qu'en dernier recours, quand toutes les autres options auraient été épuisées. Amnesty International condamne d'avance une loi "discriminatoire" qui va "aggraver le climat raciste contre les musulmans". L'envoyée spéciale des Nations Unies contre le racisme effectue d'ailleurs pour la première fois une visite en Autriche.
Porte ouverte à l'islamophobie?
Le ressentiment à l'égard des musulmans y est en effet particulièrement fort. Selon une étude menée en 2024 par l'université de Vienne, 39% des personnes interrogées pensent que les valeurs chrétiennes et musulmanes sont incompatibles, 31% voudraient restreindre la pratique religieuse des musulmans. Pour 54% (y compris des gens favorables aux migrants), relève une autre étude, le fait qu'ils aient une autre vision des femmes est "un très grand problème".
La nouvelle loi va-t-elle soustraire des milliers de petites filles à l'injonction de se voiler? Ou va-t-elle leur signifier, à elles comme au reste du monde scolaire, que les pratiques musulmanes ne sont décidément pas les bienvenues? Va-t-elle justifier les glissements et abus islamophobes auxquels on assiste parfois en France? "Ce sera un jalon", dit Kenan Güngör. Ensuite, prévoit-il, il y aura des étapes, beaucoup de discussions, peut-être un recours - en somme c'est le début d'un long processus. Cette loi autrichienne sera en tout cas scrutée avec attention en Allemagne, qui a une conception de la laïcité très semblable à celle de son voisin.