
Le Parti socialiste autrichien s’est déclaré favorable à une naturalisation plus rapide des étrangers installés légalement dans le pays : six ans devraient suffire, au lieu des dix années exigées aujourd’hui. Un enfant né en Autriche devrait recevoir automatiquement la nationalité si l'un de ses parents réside depuis au moins cinq ans dans le pays - comme l'Allemagne et à la différence de la France, l'Autriche a longtemps privilégié le « droit du sang » au détriment de celui « du sol » et n'introduit celui-ci que lentement. Enfin il faut supprimer les droits administratifs perçus au niveau fédéral, soit 1 115 euros aujourd'hui, et transformer l'examen de passage obligatoire, sous forme de questionnaire à réponses multiples, en un apprentissage « de nos valeurs et de notre démocratie » grâce à un enseignement participatif. Sans surprise, les Verts sont aussi pour un tel assouplissement.
Sans grande surprise non plus leur allié au gouvernement, le chancelier conservateur Sebastian Kurz, est contre : la durée de séjour ne suffit pas, a-t-il déclaré, il faut « mériter » la citoyenneté autrichienne et son parti, l’ÖVP, « se porte garant qu’il n’y aura pas de dévalorisation » de ce sésame. Quant à l’extrême droite, le FPÖ avec lequel Kurz gouvernait il y a deux ans, elle est bien sûr totalement contre, accusant ses adversaires socialistes de vouloir ainsi gagner de nouveaux électeurs « quasiment à la chaîne », a ironisé le nouveau chef du parti Herbert Kickl.
Les rôles semblent donc fixés, pour une pièce qui va se jouer encore longtemps sur la scène européenne : la question de l’immigration. Et parce qu’elle va se jouer longtemps, les forces politiques – en tout cas celles qui ne campent pas sur le mot d’ordre de « zéro immigration » et ne nourrissent pas le fantasme d’une guerre des civilisations, voire d’une guerre civile tout court - seraient bien inspirées de réfléchir à long terme aux scénarios auxquels nous serons confrontés.
Une utopie nécessaire
Car cette question détermine pour une large part la montée électorale de l’extrême droite et ses chances, sinon d’arriver un jour au pouvoir, du moins d’influencer l’agenda des autres partis. C’est en tout cas le moment qu’a choisi l’Allemand Volker M. Heins pour publier un livre au titre provocateur : Offene Grenzen für Alle. Eine notwendige Utopie (Frontières ouvertes pour tous. Une utopie nécessaire, 2021 Hoffman und Campe, non traduit).
L’auteur, qui enseigne les sciences politiques à l’Université de Duisbourg-Essen, au cœur de la Ruhr, a aussi vu d'autres horizons – Francfort, Delhi, Montréal, Jérusalem et, par deux fois, la côte est des Etats-Unis – et ne cache pas son appartenance aux milieux de gauche opposés au discours xénophobe de l’AfD, l’Alliance pour l’Allemagne. Celle-ci est en plein essor depuis cinq ans, et espère augmenter son contingent au Parlement lors des élections générales cet automne, même si elle n’a pas réussi récemment à détrôner la CDU démocrate-chrétienne de la chancelière Angela Merkel en Saxe-Anhalt, un ancien Land d'Allemagne de l'Est où elle est particulièrement forte.
Heins a fondé en 2017 l’Académie en Exil, un point de chute (subventionné par Volkswagen) destiné aux universitaires et aux scientifiques fuyant la répression en Turquie. Il est aussi membre du Conseil pour la Migration, un réseau de 150 universitaires qui organise chaque année des conférences au Musée Juif de Berlin, et a publié en 2013 Der Skandal der Vielfalt. Geschichte und Konzepte des Multikulturalismus (Le scandale de la diversité. Histoire et concepts du multiculturalisme).
« Multikulti » est une expression péjorative très utilisée dans l’espace germanophone par ceux qui prétendent défendre une « identité » allemande contre les naïvetés ou les calculs politiques attribués à la gauche - pour eux, celle-ci s’aveugle sur les difficultés des immigrés à s’intégrer pour des raisons purement électoralistes.
« Nous pouvons le faire »
Il n’est bien sûr pas indifférent que ce plaidoyer en faveur d’une ouverture des frontières vienne d’Allemagne, un pays qui s’est longtemps bercé de l’illusion que ses travailleurs immigrés (appelés « Gastarbeiter » : travailleurs invités) allaient un jour repartir dans leur pays, avant d’accueillir à bras ouverts durant l'été 2015 une masse considérable de migrants chassés par les guerres de Syrie et d’Afghanistan. Angela Merkel a alors jeté par-dessus les moulins sa prudence d’« épicière » (copyright: Der Spiegel), ferraillant contre l’aile droite de son propre parti et acceptant de payer un prix assez élevé, celui d’une montée de l’extrême droite jusqu'alors contenue aux marges. « À ma droite, il n'y a que le mur » disait jadis le très réactionnaire ministre-président de Bavière, Franz-Josef Strauss. Une autre époque.
Aussi, quand Merkel a déclaré à ses compatriotes : « Wir schaffen das » (« Nous pouvons le faire »), même si elle a regretté ensuite l'avoir dit, la Mädel venue de l’Est (la « fille », selon le terme paternaliste qu’utilisait son mentor Helmut Kohl, dont le père était pasteur protestant) est-elle entrée dans l’Histoire, bien que Volker Heins brocarde le « grand récit » vertueux alors construit par la droite allemande.
Sa thèse à lui ? La seule attitude réaliste, cohérente aussi bien avec nos valeurs qu’avec le souci de voir circuler librement les êtres humains comme les idées ou les marchandises, c’est de renoncer à cet attirail épouvantable dont l’Union européenne et l’Amérique du Nord se sont dotées depuis des années, en érigeant des murs aussi coûteux qu’inefficaces, bons seulement à blesser et humilier davantage ceux qui s'y heurtent, pour que seule une petite minorité de gens puisse se promener partout sur la planète.
Say Yes to the World (Dites oui au monde) : ce slogan touristique de la compagnie aérienne Lufthansa prend un goût amer lorsque les passagers en classe économique voient des demandeurs d’asile déboutés qu’on ramène dans un pays du sud, assommés de tranquillisants et surveillés par des policiers qui les font pisser dans des bouteilles en plastique pour ne pas avoir à les accompagner aux toilettes.
« L'Europe sera multiculturelle »
« L’Europe sera plurielle et multiculturelle, que cela nous plaise ou non. Aucune société ne pourra rester à l’écart des flux migratoires mondiaux » écrit cet expert engagé, en sachant qu’une telle affirmation va faire hurler à mort, en particulier en Allemagne où les services de sécurité évaluent à quelque 11 000 personnes la mouvance d’extrême droite. Soit infiniment plus que celle des « djihadistes » tentés de passer à l’action (*).
L’Union européenne, qui a édifié autour d’elle des murailles impressionnantes, en particulier dans ses enclaves de Ceuta et Melilla au Maroc, qui fait de ceux qui aident les migrants illégaux des délinquants, qui paie une force de police pour défendre ses frontières, Frontex, de plus en plus critiquée par les ONG de défense des migrants, qui conclut des pactes honteux avec le régime autoritaire d’un Erdogan en Turquie ou pire encore, avec les milices libyennes, afin qu’ils tiennent les candidats à l’immigration le plus loin possible de ses côtes, perd la face et son âme autant qu’elle gaspille son argent. La dérive xénophobe de pays qui firent jadis la fierté de la social-démocratie européenne, tel le Danemark, en est l’illustration.
L’UE ferait mieux, suggère Volker Heins, de dresser devant la Sicile une statue de la Liberté comme celle qui accueillait jadis à New York les immigrants venus d’Europe. Où ont été gravés ces vers de la poète Emma Lazarus:
Donne-moi tes pauvres, tes exténués,
Qui en rangs pressés aspirent à vivre libres (...)
Envoie-les moi, les déshérités que la tempête m'apporte,
J'élève la lumière et j'éclaire la porte d'or
Entre 1840 et 1940, rappelle-t-il, 55 à 58 millions d’Européens sont allés tenter leur chance dans les deux Amériques. Tandis que durant la même période 48 à 58 millions de Chinois et d’Indiens, ainsi que d'autres peuples asiatiques, ont eux aussi quitté leurs provinces miséreuses pour se fixer autour de la mer de Chine ou de l’Océan Indien. Mais aussi pour franchir le Pacifique.
Les Chinois étaient si nombreux sur la côte ouest des Etats-Unis, certains transportés de force comme des esclaves afin de construire les chemins de fer du Nouveau Monde, d’autres de leur plein gré parce qu’ils espéraient une vie meilleure au moins pour leurs enfants, que Washington s’est doté d’une législation ouvertement anti-chinoise et raciste : dès 1882 un décret (pérennisé par une loi en 1924) a prétendu stopper net toute immigration venant de Chine, laquelle a alors répondu en bloquant les marchandises américaines.
Les « WASP » (protestants blancs) des États-Unis méprisaient les Juifs, les Irlandais, les Italiens et autres métèques. Mais par-dessus tout ils avaient horreur des Chinois qu’ils considéraient comme beaucoup trop éloignés de leur idéal pour construire une nation multi-ethnique sous domination blanche.
On en sourit aujourd’hui, mais durant l’entre-deux-guerres un intellectuel aussi éclairé qu’Einstein a conclu, à l’issue d’un voyage dans l’Empire du Milieu, que les Chinois n’étaient vraiment pas doués pour un raisonnement scientifique ! Comme on peut sourire aujourd’hui de ce rapport d’un préfet en France qui écrivait en 1937 que les Polonais (recrutés en masse pour travailler dans les mines du nord et de l’est du pays) étaient résistants à toute intégration dans le corps national parce qu’ils restaient beaucoup trop entre eux, parlant leur propre langue et suivant aveuglément leurs curés.
Construire des murs ne sert à rien
En résumé: on dépense en pure perte énormément d’argent des contribuables qui serait plus utile ailleurs.
Les États-Unis n’ont-ils pas investi 4 milliards de dollars pour décourager les Centre-Américains fuyant la misère et la violence des gangs de venir chez eux ? À lui seul, le Guatemala a reçu 1,6 milliard d’aides de Washington, on y trouve jusqu’au fond des campagnes des « murales » colorés avertissant qu’il est « dangereux » d’essayer de migrer illégalement. Pourtant la pauvreté y a augmenté et ce pays envoie vers le nord plus de mineurs non accompagnés que jamais.
Le Mexique (où j’ai constaté de visu les risques, pour nous insensés, que prenaient ces migrants dans leur long périple) a demandé que les Etats-Unis donnent directement cet argent aux paysans d’Amérique centrale victimes d’ouragans qui ont fait chuter le prix du café, plutôt que d’engraisser des agences gouvernementales. Mais, constatait le New York Times, « il y a aussi une possibilité très claire – que certains d’entre eux puissent l'utiliser pour payer un trafiquant » susceptible de les convoyer, un coyote (animal qui a pour nous une connotation négative mais jouit d’une bonne image auprès des peuples indiens : celle d’un être rusé et intelligent, capable de se déguiser pour tromper l’ennemi). Il en coûte maintenant au moins 10 000 dollars, mais le jeu vaut la chandelle pour ceux qui peuvent s’installer comme illegales aux Etats-Unis.
Le livre de Heins a le mérite de sortir du réduit européen et d’élargir la focale. Par exemple quand il s’intéresse au Natal, cette province d’Afrique du Sud où l’on avait fait venir en masse des Indiens pour qu’ils travaillent dans les plantations de thé, de sucre ou de coton. Les obstacles et chicanes dressés devant eux par l’élite blanche britannique finiront par inciter un avocat du nom de Gandhi à lancer le mouvement qui a abouti, en 1947, à l’indépendance de l’Inde.
Le constat que dresse l’expert allemand est sans appel : « Les démocraties ne pourront pas longtemps se définir par leur exclusion du reste de la planète, qui deviendra toujours plus grand ». Rester assis sur des baïonnettes, on le sait, n'est pas très confortable. Et il est difficile d’imaginer Macron, Merkel ou Draghi tombant au niveau d’un Donald Trump, qui s’interrogeait à haute voix sur la possibilité de « tirer dans les jambes » des migrants illégaux, ou de border la frontière sud des Etats-Unis de fossés grouillant de crocodiles!
Sans visa jusqu'à Hawaï
Les Allemands de l’Ouest, souligne Heins, trouvaient formidable que des ressortissants de la République démocratique allemande, entourée depuis 1961 par un mur et des barbelés, veuillent s’en échapper. Les frais engagés pour y réussir étaient même déductibles des impôts, une fois que ces gens étaient arrivés à bon port. « Visafreiheit bis nach Hawaii » (« Liberté de voyager sans visa jusqu’à Hawaï ») fut l’un des cris les plus sonores lors des manifestations à l’Est en 1989. Les Allemands de l'Est qui votaient avec leurs pieds avaient rarement des conceptions politiques très arrêtées: ils voulaient avant tout « vivre mieux ».
Au nom de quoi pourrait-on aujourd’hui refuser l’entrée de l’Europe à des gens qui cherchent une vie meilleure ? Au nom de quoi empêcherait-on des médecins ou des infirmières, sous prétexte qu’on a tellement besoin d’eux là-bas, de venir ici ? Entre le monde sans frontières prôné par le philosophe Thomas Hobbes, précurseur du libéralisme politique et des Lumières, et l’ordre « néo-westphalien » sur lequel se recroquevillent aujourd’hui les nations les plus riches, le choix de Volker Heins est fait. Nos sociétés seront inévitablement plus métissées à l’avenir, et ce ne sera pas la fin du monde, écrit-il, seulement celle du « monde occidental ». Pour lui, le nationalisme frileux prôné par l’AfD n'est qu’une « utopie inapplicable et délirante ».
Quelles valeurs ?
Il y a pourtant des questions de fond qu’il n’aborde jamais : quels compromis sommes-nous prêts à passer avec les nouveaux arrivants sur des valeurs pour lesquelles nous avons lutté ? Quelles sont celles sur lesquelles nous ne devrons pas reculer d’un pouce ? Par exemple la liberté de croire ce que l’on veut ou de ne pas croire du tout en Dieu (personnellement, elle me semble bien plus importante que le problème si français du « foulard islamique »). Par exemple l’égalité homme-femme ou entre hétérosexuels et homosexuels. Aux Etats-Unis, on sait que le vote latino est en général plus conservateur, plus proche des conceptions religieuses, sur des questions telles que l'avortement.
Donc, même si je souscris aux arguments de Heins, réfléchissons bien à toutes leurs conséquences.
Car il ne faut pas se leurrer : les pays les plus développés, ceux du « Nord », devront absorber énormément de gens en moins d’un siècle, jusqu'à dix fois plus que durant la période 1840-1940. Le réchauffement climatique, dont notre mode de vie et de production est le principal responsable, va rendre des régions entières invivables, leurs terres incultivables, pousser vers des latitudes plus épargnées par ces changements des foules en quête d’un lieu où survivre. Il y aura au moins 2 milliards d’être humains sur le continent africain vers 2050 : supposer que 5% à 10% d’entre eux essaient de se fixer en Europe, que la géographie a placée sur leur route, ne semble pas déraisonnable.
Cela entraînera automatiquement un raidissement d'une partie de l'opinion publique. Le glissement vers l'extrême droite et le fascisme, si souvent dénoncé et combattu par Mediapart, se vérifiera demain comme aujourd'hui dans les urnes de tous les pays qui grosso modo se sont ralliés à une conception démocratique.
C’est un défi majeur, politique autant que culturel. Et nous devons être conscients que toute amélioration sensible sous nos latitudes, comme le revenu universel que certains appellent de leurs vœux en Europe de l’Ouest ou aux États-Unis, va encore renforcer l’attraction que notre système exerce sur ceux qui sont démunis de presque tout.
Les droits humains, un acquis surtout occidental
Une partie des nouveaux arrivants se réjouira sûrement que l’Occident ait adopté des critères nettement plus égalitaires depuis un demi-siècle. Les réfugiées afghanes parvenues en 2015 en Allemagne ont su tout de suite que dans ce pays les maris ne pouvaient pas frapper leurs épouses en comptant sur l’indulgence de leur entourage ou de la loi. Elles étaient très conscientes qu’en Europe les femmes ont un meilleur statut. Les « droits humains » sont un acquis, en grande part occidental, que nous devrons défendre.
« En Afrique, si tu revendiques tes droits, on te licencie ou tu te fais chicoter (frapper et réprimander) par la police ! La France m’a beaucoup appris » confiait il y a peu au Monde Rachel Kéké, l’une des animatrices de la longue grève, victorieuse, des femmes de chambre de l’Hôtel Ibis des Batignolles. Dans l’Algérie indépendante, les ouvriers formés au contact des luttes syndicales en France y ont « importé » dans les années 1970-80 une conscience de classe qui est vite entrée en conflit avec l’autoritarisme de l’État algérien.
Les Français en particulier doivent s’ôter de la tête l’idée que le reste du monde tôt ou tard sera à leur image: fermement attaché à la laïcité, parfois dans sa forme la plus intransigeante. Ou que la seule religion menaçante pour la liberté et la démocratie serait l’islam.
Pour avoir passé presque deux décennies sur d’autres continents, en particulier en Afrique et en Amérique latine, je suis toujours étonnée que des gens ignorent à quel point les chrétiens évangéliques et néo-pentecôtistes adhèrent à une vision très patriarcale de la famille, alors que leur nombre est en forte expansion depuis dix ans. L’une des législations les plus dures au monde contre l’homosexualité, punissant de la détention à perpétuité des actes « contre-nature » même quand ils ont eu lieu à l’extérieur du territoire national, est celle de l’Ouganda, à 90% chrétien. Certes, elle est un legs du puritanisme britannique mais elle a été inspirée sous cette forme récente par un pasteur évangélique !
Montée en puissance du religieux
Il faut donc se préparer à une montée en puissance du religieux, à des églises et lieux de prière de plus en plus visibles autour de nous. Et à la pression directe ou indirecte qu’exerceront ces milieux plus conservateurs, surtout quand ils pourront voter, pour freiner des progrès sociétaux que nous considérons, à tort, comme irréversibles. Mais Volker Heins relativise un chiffre souvent mis en avant par les courants xénophobes en Allemagne, selon lequel 65% des Turcs qui y vivent auraient voté pro-Erdogan en 2018. En réalité, si on met les chiffres à plat, il s'agit de 23,5% des 1,6 millions de gens d'origine turque sur le sol allemand. Ce n'est pas rien, mais la majorité d'entre eux se situe plutôt, écrit-il, au centre gauche.
Reste que presque tous les migrants d'aujourd'hui sont croyants. Sinon ils ne se lanceraient pas dans l’incroyable aventure de franchir le Sahara puis la Méditerranée, ils ne braveraient pas le froid et les mafias sur la route des Balkans, ils ne prendraient pas le risque d’affronter les cartels mexicains, les serpents et la soif dans le désert de l’Arizona. Ils croient en Dieu parce que leur vie est dure, pour des raisons exactement inverses à celles pour lesquelles nous croyons, nous, de moins en moins.
« L’Italie, ou servir de nourriture aux poissons » disaient de jeunes hommes interrogés par des chercheurs au Sénégal dans une région à forte émigration. Au cas où des naïfs croiraient encore que ces individus très rationnels sont inconscients des dangers auxquels ils s’exposent en chemin. Qu’il faudrait mieux les informer, les inciter par des aides financières à rester dans leur coin. Beaucoup d'entre eux choisiront toujours de partir. Ils ont le courage, l’endurance, la débrouillardise qui sont considérés chez nous comme des qualités utiles pour se faire une place au soleil. Ils sont convaincus qu’avec l’aide de Dieu et un peu de chance, ils y arriveront.
Quel monde vont-ils trouver ? Celui des « suprémacistes » blancs en treillis, prêts à les rejeter à la mer ? Ou des gens quand même mieux disposés? Un sondage, mené l’an dernier auprès de 14 400 élèves autrichiens de 14 à 16 ans, donne de l’espoir : 68% d’entre eux se disent ouverts aux migrants - en tout cas aux demandeurs d’asile. Mais 70% veulent qu’ils s’adaptent à la culture locale. Ceux qui grandissent avec des élèves d'origine étrangère dans leur classe, ou sont eux-mêmes d’origine immigrée, sont encore plus ouverts, mais plus l’enracinement de leurs familles en Autriche est ancien, plus leurs vues se rapprochent de celles de la majorité.
Le temps, une fois de plus, a été un puissant facteur d'intégration, a lissé les différences qui semblaient au départ si tranchées, apaisé les choses. C'est un tout autre scénario que celui de la « guerre civile ». Le pire n'est jamais sûr: il faudra se souvenir plus d'une fois de ce vieil adage car nous allons vers des zones de turbulence. Mais comme disait Merkel: « Wir schaffen das ».
(*) Précision importante: d'après le service fédéral allemand chargé de protéger la Constitution, le "Bundesamt für Verfassungsschutz", la "scène islamiste" en Allemagne englobait en 2020 quelque 28.020 personnes. Les gens tentés de "passer à l'action" avec des attentats ne forment bien sûr qu'une infime minorité.