Dans l’avalanche de scandales qui tient en haleine les partenaires des États-Unis, cette décision, début août, est passée inaperçue : le National Park Service (Service des Parcs nationaux, NSP) va remettre en place à Washington, à la demande de Donald Trump, une statue d’Albert Pike (1809-1891) enlevée de l’espace public il y a cinq ans, dans la foulée du mouvement antiraciste Black Lives Matter.
C’est l’engagement militaire de Pike dans le camp sudiste esclavagiste, puisqu’il avait mis sur pied durant la Guerre Civile un régiment de cavalerie composé d’Amérindiens accusés de scalper l’ennemi, qui ne passait pas. Son effigie dans la capitale fédérale a fait l’objet de protestations réitérées – la statue a notamment été affublée de la tunique blanche et du bonnet pointu du Ku Klux Klan, dont il était réputé proche -, avant de subir en 2020 les déprédations de manifestants furieux puis d’être enlevée par le NSP.
On ignore si cette fureur restauratrice va s’appliquer aussi à la statue du médecin et chirurgien James Marion Sims (il préférait être appelé Marion Sims), « père de la gynécologie moderne », installée au nord-est du Central Park de Manhattan en face de la faculté de médecine mais à hauteur de Harlem, quartier historiquement habité par des Noirs. Les yeux de la statue ont été peints en rouge, « raciste » tagué dessus. Elle a finalement été ôtée en 2018 et placée dans le cimetière où Sims est enterré. Celui-ci avait été le premier médecin à qui les États-Unis ont érigé une statue.
Le controversé Marion Sims
S’il est une figure ambivalente, un bienfaiteur des femmes dont la face négative a été dévoilée plus d’un siècle après sa mort à la faveur de recherches historiques, c’est Marion Sims (1813-1883). Il a fait faire de réels progrès à la médecine mais s’est fourni en cobayes grâce à l’esclavage. Il a donc fait couler beaucoup d’encre, certains universitaires l’ayant accusé de racisme, quand d’autres soutiennent que ces critiques manquent de substance, qu’elles sont souvent anachroniques et témoignent avant tout de l’évolution de nos sensibilités.
Les mérites de Sims sont indéniables. Il a notamment mis au point le spéculum tel que nous le connaissons et une position sur la table d’examen ou d’opération. Il a perfectionné les sutures, un très fin fil d’argent s’avérant plus solide que la soie. Il s’est battu contre le corps médical de son temps et les donateurs de son hôpital privé à New York pour que les soins y soient gratuits, que des indigentes malades du cancer soient traitées dès que possible alors qu’on les tenait éloignées - les médecins croyaient que c’était contagieux.
Il est surtout connu pour la résection des fistules obstétricales, séquelles d’accouchements difficiles qui laissaient les femmes incontinentes.
Noires comme Blanches opérées sans anesthésie
Certes au prix des souffrances de ses patientes, toutes opérées sans anesthésie, Blanches comme Noires, bien que les ladies aient été réputées plus sensibles à la douleur que leurs sœurs de couleur ! L’anesthésie était mal maîtrisée, les médecins usant avec parcimonie de l’opium et de l’éther de peur que leurs patients ne se réveillent pas. Ils la réservaient souvent aux interventions lourdes telles que les amputations. Or les zones du corps traitées lors d’une opération de la fistule étant moins innervées que d’autres, les chirurgiens pensaient que cela ne valait pas la peine de prendre le risque. Bien sûr nous trouvons cette mentalité monstrueuse aujourd’hui.
Il est en revanche difficile de croire que Sims, qui avait établi son laboratoire sur son domaine de Montgomery en Alabama, où était situé un important marché d’esclaves, n’ait pas tiré un profit scientifique d’un système qu’il ne remettait pas en question (pas plus que Pike, si cher à Trump) et qui lui procurait à bon compte des sujets d’expérimentation. La douzaine d’esclaves féminines qui furent ses cobayes lui appartenaient ou étaient envoyées par d’autres propriétaires. Ses patientes étaient d’autant plus résignées qu’elles n’avaient pas le choix et voyaient en lui un sauveur.
Ses détracteurs soulignent l’enjeu économique de ce travail pionnier. Il était réel car après l’interdiction du commerce d’esclaves transatlantique, décrété illégal en 1806 sous pression des abolitionnistes, la capacité des femmes réduites en esclavage à enfanter devenait cruciale pour les plantations. Les fistuleuses « réparées » pouvaient au moins être remises au travail, sinon avoir d’autres bébés – après une opération réussie, on ne peut donner naissance que par césarienne : la zone cicatricielle ne résisterait pas à un nouvel accouchement par la voie basse.
Le consentement du patient, une idée récente
S’ajoute la morale de l’époque. Au milieu du 19ème siècle la volonté des médecins, tous des hommes, avait force de loi et il existait très peu de règles éthiques en dehors du serment d’Hippocrate. Le consentement écrit du patient, requis aujourd’hui avant toute intervention chirurgicale, est une obligation récente. L’idée que les patients ont des droits nous paraît aller de soi, surtout depuis que les malades du sida ont fait irruption sur la scène médiatique, mais elle s’est construite peu à peu après la seconde Guerre mondiale, sur la base de l’indignation suscitée par les expériences criminelles des nazis dans les camps. La première déclaration éthique internationale liée à la recherche médicale est celle d’Helsinki en 1964.
Le philosophe Grégoire Chamayou a montré comment la médecine moderne s’est nourrie des « corps vils » - ceux qui étaient considérés comme inférieurs : pauvres et vagabonds, détenus des prisons, fous des asiles, indigènes des colonies. Un grand esprit des Lumières tel que Diderot trouvait justifiée la vivisection des condamnés à mort.
Arte a aussi souligné à raison qu’un tableau de Robert Thom représentant Sims et ses assistants devant Lucy, l’une des esclaves qu’il a opérées à Montgomery, date de 1952 et qu’il s’agissait d’inscrire le « père » de la gynécologie dans d’autres prouesses médicales de l’Occident face au bloc de l’Est.
Une méthode soviétique
On était en pleine guerre froide et une méthode soviétique de préparation à l’accouchement fondée sur le réflexe de Pavlov, abusivement désignée comme « accouchement sans douleur », venait d’être introduite en France par le Parti communiste. Cette méthode promue également dans des maternités catholiques, l’Église saluant tout ce qui pouvait favoriser « l’accueil de l’enfant », a été abandonnée depuis longtemps au profit de l’anesthésie péridurale, bien plus efficace pour supprimer la douleur - c’est sans doute à sa généralisation et son remboursement par la Sécurité sociale que la France doit d’avoir un taux modéré de césariennes, très fréquentes en Amérique latine comme en Iran ou en Turquie : les médecins y gagnent certainement plus d’argent mais les femmes les demandent aussi, pour ne pas souffrir et préserver leur périnée.
Avant de s’établir dans la capitale de l’Alabama, Sims avait soigné des esclaves sur les plantations dans les cliniques très sommaires ouvertes sur place par les propriétaires, et constaté que trop de femmes, violées et forcées d’enfanter au profit de leur maître, souffraient de fistules.
Dès lors, il a poursuivi avec acharnement ses recherches de 1845 à 1849 sur une douzaine de femmes d’origine africaine. Il a opéré au moins trente fois l’une d’elles, Anarcha Westcott, sans anesthésie, avant de parvenir à fermer sa fistule. On a fini par lui dédier une statue à Montgomery, car sans les « mères de la gynécologie » Sims n’aurait pas atteint la gloire : il soignera plus tard l’impératrice Eugénie, épouse de Napoléon III (elle avait une fistule), et sera décoré de la Légion d’honneur française.
Qu'est-ce qu'une fistule obstétricale?
Mais revenons en arrière, quand cet ambitieux venu du Sud n’était pas encore célèbre en Europe comme en Amérique du Nord. Une fois sûr de sa technique il a ouvert à New York, en 1855, un hôpital pour réparer les fistules obstétricales, un mal alors répandu, en particulier parmi les ouvrières rachitiques à cause de leur mauvaise alimentation et d’un labeur harassant.
Qu’est-ce qu’une fistule obstétricale, qui de nos jours touche surtout des femmes en Afrique subsaharienne ?
Lorsque la tête de l’enfant reste bloquée trop longtemps lors du travail, se crée une nécrose des tissus provoquée par l’interruption de la circulation sanguine. S’ensuit – sauf dans certains cas bénins, si l’on peut rapidement poser un cathéter - une communication pathologique, généralement entre l’urètre et le vagin, plus rarement le rectum et le vagin. La lésion est parfois de la taille d’une tête d’épingle, parfois grosse comme une pièce de monnaie.
Les conséquences sont les mêmes : la femme qui a survécu à l’accouchement devient incontinente, soit parce que l’urine s’écoule d’elle en permanence – on parle alors de fistule vésico-vaginale, VVF en anglais – soit, plus rarement, parce qu’elle perd des excréments solides.
Cette dernière calamité nous semble plus terrible, mais on peut se nettoyer des selles une à deux fois par jour. Perdre de l’urine par le vagin, en revanche, c’est être toujours « impure » et ne pouvoir accomplir les rites religieux, exhaler une odeur repoussante pour l’entourage, être traitée en réprouvée.
Détruite par un accouchement précoce, Anarcha Westcott combinait une fistule vésico-vaginale avec une forme anale, qui la brûlaient et l’humiliaient terriblement. Même si elle n’avait pas droit au chapitre, Sims ayant recueilli l’accord des « maîtres » (lui-même possédait des esclaves), il est hasardeux de penser qu’elle ne voulait pas à tout prix se débarrasser d’une infirmité très invalidante.
Au Nigeria
J’ai découvert il y a trois décennies l’existence des fistules obstétricales au Nigeria, où quelque 200.000 femmes en étaient affectées. Dans le sud du pays, elles n’étaient pas répudiées. Dans le nord, en majorité musulman, elles étaient bannies de la communauté : on les suspectait d’avoir commis une faute grave et d’avoir ainsi été punies par décision d'en haut. Cela pouvait arriver lors de leur premier accouchement ou du dernier en date, mais changeait à jamais leur existence. Le mal est incurable sauf par la chirurgie, parfois impuissante.
Une Nigériane s’était remariée après avoir été répudiée puis guérie de sa fistule. Elle avait eu trois fils vivants par césarienne, une intervention coûteuse car il faut payer l’anesthésiste, mais qui était vécue comme une issue miraculeuse par cette femme. Son second époux ignorait qu’elle avait eu une fistule. À Zaria, dans le nord du pays, des fistuleuses qui habitaient ensemble parce qu’elles avaient été exclues par leur entourage, se prostituaient pour survivre (certains hommes se satisfont de rapports sexuels très brefs et c’est évidemment moins cher) et financer l'opération. Elles amassaient les billets un par un dans un bocal de verre, lavaient et mettaient à sécher dans la cour de la petite maison de pisé les chiffons qu’elles portaient entre les jambes.
On ne pouvait s’empêcher de penser : si j’avais vécu à une autre époque, moi aussi j’aurais pu être l’une d’elles.
Un hôpital à Katsina, dans le nord-ouest, financé par une grande famille de l’aristocratie musulmane, leur était entièrement consacré et accueillait aussi des femmes venues du Niger voisin parce qu’elles avaient appris que là on s’efforçait de les guérir. L’opération et les soins pré- ou post-opératoires y étaient gratuits, la nourriture cuisinée, comme souvent en Afrique, par une femme de la famille qui avait accompagné la patiente. Le chirurgien qui en a opéré des centaines avec succès, Kees Waaldijk, était un Néerlandais embauché par les Nations unies. Quand il a vu combien de ses patientes avaient des fistules et que c’était une « médecine de pauvres » trop souvent négligée, il s’est formé à cette pathologie oubliée en Europe.
Un stigmate de la pauvreté
Le grand médecin persan Avicenne (Ibn Sina) s’y était attaqué mais c’est un chirurgien d’Amsterdam, Henry Van Roonhuyse, qui le premier, dans la deuxième moitié du 17ème siècle, a réussi à fermer la lésion. Des médecins pakistanais venaient en stage au Nigeria parce que, dans les camps de réfugiés afghans au Pakistan, ils rencontraient cette pathologie.
L’opération, à laquelle j’ai assisté deux fois, consistait à reconstruire la paroi endommagée avec une bande de muscle prélevée au bistouri à l’intérieur de la cuisse. Il n’y avait pas d’électricité dans la salle de chirurgie de Katsina, le Néerlandais travaillant à la lumière du jour. L’anesthésie était péridurale et il fallait souvent donner aux patientes, les jours suivants, des antidouleurs, mais très rarement des antibiotiques, leur système immunitaire prévenait souvent une infection.
Quand Le Monde Diplomatique (sous le titre « Secrète infirmité des femmes africaines ») a publié le reportage que j’ai fait avec Philippe Le Faure, il y a eu des réactions sceptiques quant à ce que certains lecteurs ressentaient comme une glorification du « médecin blanc » et j’ai reçu deux lettres de féministes européennes me reprochant de n’avoir pas évoqué l’excision. Sauf que les Haoussas dont je parlais n’étaient jamais excisées, à la différence de beaucoup de chrétiennes du sud qui le sont traditionnellement.
Une fistule obstétricale, de nos jours, est un stigmate de pauvreté et du manque d’accès à des structures sanitaires de qualité. Elle se crée quand les femmes accouchent avec l’aide de leur mère et d’une sage-femme confrontée à des complications qu’elle cherche à surmonter par des tisanes et fumigations parfois contre-productives.
Absence de structures de santé
Chez une praticienne analphabète du nord du Nigeria une affiche détaillait en images les problèmes majeurs qui peuvent se présenter : hémorragie massive, bras sortant du vagin (c’est-à-dire une naissance exigeant une césarienne), convulsions – qui accompagnent l’éclampsie, si impressionnante dans un épisode de la série américaine Urgences.
Comme la parturiente - le premier accouchement se déroule dans la maison des parents suivant le principe « Ça passe ou ça casse » - ne doit pas crier, signe de sa maîtrise d’elle-même, il est souvent trop tard quand ses aînées s’aperçoivent qu’il y a des obstacles insurmontables à la délivrance, après deux ou trois jours de contractions. Le bébé est presque toujours déjà asphyxié. Elles doivent alors payer un homme motorisé pour amener la femme en souffrance à une structure hospitalière, où arrivent des mourantes liées sur une planche à l’arrière d’une motocyclette, un bras de leur enfant mort sortant de leur corps martyrisé.
Il est vrai que l’excision du clitoris, en créant une zone cicatricielle, n’arrange pas les choses, indépendamment de ses répercussions très négatives sur la sexualité. Est-ce, entre autres, l’une des causes de la fistule qu’on a trouvée sur la momie d’une princesse égyptienne ? Aujourd’hui encore, en Égypte, l’excision est pratiquée parmi les musulmanes comme parmi les chrétiennes coptes.
Ce qui est sûr, c’est que les fistules affectaient jadis des femmes du haut en bas de l’échelle sociale, alors qu’aujourd’hui elles ne touchent que celles qui sont privées de soins médicaux. Il est probable qu’elles ont resurgi à Gaza, parmi bien d’autres horreurs, l’armée israélienne ayant systématiquement détruit les structures de santé.
Une vision dépassée de la médecine et du rapport homme-femme
Le parcours contrasté de Marion Sims a inspiré Butcher (Boucher, 2024 dans sa version originale), de la prolifique écrivaine étatsunienne Joyce Carol Oates. Le livre commence par une scène d’horreur et se conclut à l’eau de rose, mais une fois qu’on s’est habitué au maniérisme consistant à reproduire un langage désuet, il est instructif de lire un roman qui suit de près la biographie de Sims, telle qu’il l’a racontée dans ses mémoires parues à titre posthume, The Story of My Life (Histoire de ma vie, 1888), fusionnant sous le scalpel d’une critique féministe cette figure avec celles du neurologue Silas Weir Mitchell et de Henry Cotton, directeur au début du 20ème siècle de l’asile d’aliénés du New Jersey.
Le livre témoigne d’une conception de la recherche médicale et du rapport homme-femme, qui nous est devenue à juste titre étrangère : le médecin tout-puissant, la femme fragile et puritaine, ou vouée à une exploitation sans pitié – Oates évoque notamment le sort des immigrées irlandaises, qui fournissaient nombre de fistuleuses traitées à l’hôpital de Sims à Manhattan. Lorsque le « boucher » administre à une patiente un médicament salvateur tout en le refusant à une autre qu’il laisse mourir froidement pour nourrir ses observations, on frémit. Pas seulement son assistante indignée, une jeune Irlandaise qui a eu une grave fistule et finit par se joindre, pour le massacrer, aux femmes qu’il a mutilées.