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Billet de blog 12 octobre 2020

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Entre Festival de Cannes et abbaye de Thélème

Malgré les contraintes sanitaires, les Rendez-vous de l'histoire se sont tenus cette année à Blois sur le thème "Gouverner". Les politiques en majesté, les réseaux parisiens, certes. Mais aussi de vraies rencontres avec le public.

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"C'est le Cannes des historiens!" glisse un habitué. Glamour en moins, les Rendez-vous de l'histoire de Blois ont un peu ce côté vitrine et les réseaux parisiens s'y déplacent en foule, même si la plupart des intervenants arborent la tenue de combat de l'universitaire et que personne ne se risque en smoking aux dîners organisés dans les châteaux de François Ier. Au lieu des palmiers et des yachts, la pierre blonde de la Douce France. Mais il flotte aussi sur cette manifestation entièrement gratuite - dont la 23ème édition a été maintenue malgré les contraintes imposées par la crise sanitaire - un parfum d'utopie, celle d'une intelligence collective avide de comprendre le monde. Avec de vraies rencontres entre des experts et le public.

Ces futurs ingénieurs que leurs profs ont obligés à fréquenter une manifestation fort éloignée de leurs centres d'intérêt habituels sont encore éblouis de la longue conférence donnée par le paléo-anthropologue Pascal Picq sur la façon dont l'évolution a façonné les discriminations de genre. Cet habitant de la vieille ville a découvert les singularités de la sexualité au Japon grâce à un fin connaisseur de ce pays, Philippe Pons, et regrette que cela n'ait pas duré plus longtemps - "une heure, c'était trop court". Ce retraité qui vit en région parisienne a repris le train chargé de livres d'histoire, après une boulimie d'achats au salon des libraires. Antoine Compagnon, une star de ce genre de rencontres, confie qu'il y a peu de différence entre les cours qu'il fait sur la littérature au Collège de France et ses interventions à Blois.    

Bien sûr tout cela n'a rien à voir avec les écoles du soir qui firent la force du mouvement ouvrier, la majorité de ceux qui viennent sont des enseignants ou des étudiants, et l'idéologie dominante se situe plus dans le mainstream social-démocrate que dans les franges de la radicalité. Pierre Nora en grand aîné, Patrick Boucheron en puissance tutélaire. C'est l'abbaye de Thélème dont rêvait Rabelais : des gens "libres, bien nés, bien éduqués", donc capables, écrivait-il, de se gouverner eux-mêmes. Et s'il y a un fantôme qui hante nombre d'assemblées, c'est celui de la démocratie athénienne, cette antithèse de la cité spartiate. Une démocratie certes excluante, puisqu'elle n'admettait ni les femmes, ni les esclaves, ni les étrangers, où l'on pratiquait le tirage au sort pour favoriser l'apprentissage de la délibération: à Athènes la politique n'est ni une science ni une technique, mais une compétence que les citoyens acquièrent, rappelle l'helléniste Paulin Ismard.

Il est des fils rouges que l'on retrouve d'une année sur l'autre : le féminisme et la décolonisation, le nazisme et le goulag, le changement climatique, la guerre d'Algérie, la Révolution et la Commune, sujets inépuisables (rien que les ouvrages consacrés à la Commune rempliraient une liste de 600 pages). Chaque programme annuel est un immense puzzle où les éditeurs doivent pouvoir caser leurs nouveautés. Et les conférenciers défilent dans le studio de la photographe Amélie Debray, qui avait publié en 2012 un portfolio, "La galerie des illustres", et pense qu'il faudra renouveler l'opération pour le 25ème anniversaire car "il y en a eu tellement depuis". Parmi eux, le philosophe "post-colonial" Achille Mbembe ou l'ancien footballeur Lilian Thuram, venu présenter son dernier livre "La pensée blanche" - pas "la pensée des Blancs", précise-t-il - qui veut "changer nos imaginaires" en distribuant des cartes du monde à l'inverse des schémas établis.

Cette année le thème était "Gouverner", les politiques furent donc en majesté. Presque tous retirés du gouvernement à l'exception de l'actuel secrétaire d'état chargé des affaires européennes, Clément Beaune, qui dans un débat sur l'épreuve du coronavirus a raconté comment ce "réseau diffus", sans véritable lieu ni moment de pouvoir, avait basculé en une dizaine de jours, sous la pression de l'opinion publique autant que sur l'insistance de certains pays, vers une conception plus solidaire.

Ne plus être au pouvoir n'empêche pas d'égratigner les adversaires. Lors d'une table-ronde intitulée "Gouverner en guerre", l'ancien ministre de l'intérieur de François Hollande au moment des attentats de 2015, Bernard Cazeneuve, tout en regrettant l'"idée absurde et l'erreur politique funeste" de la déchéance de nationalité pour les terroristes, considérait que parler de "guerre" à propos d'un virus (comme l'a fait Macron) relève d'une  "théâtralisation narcissisante", vantant au contraire la "sobriété" d'une Angela Merkel.

Quel est l'imaginaire historique d'un politique? Même s'ils font bonne figure, en France, dans ce genre de manifestation que fuiraient leurs congénères d'outre-Rhin ou d'outre-Atlantique, la plupart se contentent des fiches préparées par leurs collaborateurs, assure l'une de ces créatures de l'ombre qui a vu pendant plus de trente ans l'envers du décor. De Gaulle ou Mitterrand étaient l'exception,. Par contraste, l'ancien Premier ministre Edouard Philippe semblait modeste à Blois : il se réservait, a-t-il dit, une demi-heure par jour pour lire des livres d'histoire, notamment sur la révolution anglaise au 17ème siècle. A part Alexandre le Grand, il reste fasciné par les Romains, ces conquérants qui ont construit, et par la bande de Normands "vigoureux mais sans terres" qui ont régné jadis sur la Sicile, ajoutant leur strate à un lieu où ont cohabité plusieurs cultures.

On ne sort pas malgré tout de l'Occident. Comme pour souligner que le monde s'est élargi et qu'il serait temps de s'en rendre compte, Blois a récompensé - outre Raphaëlle Branche pour son travail sur les appelés durant la guerre d'Algérie - le sinologue canadien Timothy Brook, auteur d'un livre majeur sur la puissance qui inquiète tant les Occidentaux, Le léopard de Kubilai Khan. Une histoire mondiale de la Chine. Et choisi pour 2021 un sujet d'une brûlante actualité : "Le travail".

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