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Comme sa cadette Liz Taylor, Hedy Lamarr était une brune pétillante aux yeux d'aigue-marine, une Européenne qui fit carrière à Hollywood et eut pléthore de maris (six en tout : un de moins que Liz). Mais ce qui la distingue est qu'elle est aussi l'inventrice, avec le compositeur George Antheil, d'un système de transmission sans fil dont ils déposèrent le brevet au début de la Seconde guerre mondiale, au bénéfice de l'armée des Etats-Unis. Ce fut la contribution de cette créature de rêve aux réalités de la guerre contre Hitler, quand d'autres - on songe à Marlene Dietrich - jouaient le rôle plus classique de la blonde à voix de velours devant des foules de GI's.
L'Eve du cinéma
Hedy Lamarr, à laquelle le Musée juif de Vienne consacre actuellement une exposition (*) - dans son antenne de la Judenplatz, face au monument commémorant la Shoah - n'a jamais atteint la notoriété de la "divine" Greta Garbo, sur les pas de laquelle ses promoteurs hollywoodiens espéraient la lancer. Les amateurs de péplums se souviendront d'elle dans le rôle de la séductrice Dalila, face à un Samson campé par l'imposant Victor Mature. Mais les connaisseurs de l'histoire du 7ème art savent qu'elle fut la première à apparaître entièrement nue à l'écran, dans le film du Tchécoslovaque Gustav Machaty Extase, qui date de 1933 et suscita à l'époque une forte émotion. Informé de sa teneur par le correspondant du Vatican, qui l'avait découvert au Festival de Venise, le pape Pie XI s'est même fendu d'une condamnation. D'autant que ce long-métrage inspiré par L'Amant de Lady Chatterley, le roman érotique longtemps censuré du Britannique D.H. Lawrence, ne se contentait pas de montrer un adultère mais comptait aussi une scène d'orgasme - là encore une première, même si seuls les visages des protagonistes étaient filmés.
La somptueuse Hedy Lamarr est née en 1914 à Vienne dans une famille juive bourgeoise, sous le nom de Hedwig Eva Maria Kiesler. Son père était directeur de banque et sa mère, une Lichtwitz de Budapest, excellente pianiste. Dès l'adolescence, son magnétisme et sa photogénie la poussent droit vers la scène - le grand homme de théâtre Max Reinhardt assure même qu'elle est "la plus belle fille du monde". Et le film de Machaty va l'inscrire à seulement dix-neuf ans au firmament cinématographique : Hedy Kiesler y est "Eve" face à un "Adam" aussi blond qu'athlétique (l'Allemand Aribert Mog, tué à l'automne 1941 en Union soviétique) qui lui fait oublier son vieux mari.
Le droit des femmes au plaisir
Dans le grand chambardement des moeurs qui a suivi le premier conflit mondial, le thème du plaisir sexuel féminin, totalement nié par la morale victorienne dominante en Occident au 19ème siècle, revient au premier plan. Ce sont les livres de la païenne Colette - eux aussi mis à l'index par le Vatican -, tels Ces plaisirs qu'on nomme à la légère physiques, La Vagabonde et surtout Le blé en herbe (1923) qui racontait non seulement la "première fois" d'un adolescent dans les bras d'une femme adulte mais aussi, un comble pour les pères-la-pudeur, celle de sa tendre amie Vinca, que ne vient torturer aucun remords après sa "chute", comme on disait à l'époque. Au contraire : les très jeunes amants envisagent avec sérénité, une fois refermée la parenthèse solaire des vacances, un avenir de félicités partagées.
La frustration d'une jeune épouse à qui son mari, rendu impuissant par une blessure de guerre, ne peut donner ni amour physique ni enfants, est au centre du roman de D.H. Lawrence, interdit jusqu'en 1960 en Grande-Bretagne mais publié sous le manteau en 1928 en Italie (la version française date de 1932) : Constance Chatterley trouve l'épanouissement des sens et des sentiments auprès du garde-chasse Mellor - l'homme idéalement viril aux yeux de l'écrivain, qui cultivait une sorte de panthéisme et critiquait l'abaissement de ses contemporains par la société industrielle. La cinéaste Pascale Ferran en a donné en 2006 une interprétation radieuse, avec Marina Hands et Jean-Louis Coulloc'h dans les rôles principaux. Ce thème se trouve aussi au coeur du film muet Recht auf Liebe (Droit à l'amour, 1929) de Louise Kolm-Fleck, première femme productrice et réalisatrice de cinéma en Autriche (la deuxième au monde après la Française Alice Guy), à qui la Viennale a rendu hommage en 2019. La Viennoise - qui a aussi abordé dans un autre film le sujet épineux de l'avortement - faisait intervenir dans le prologue l'un des pionniers de la sexologie en Europe, l'Allemand Magnus Hirschfeld, fondateur à Berlin d'un institut de recherche qui fut fermé par les nazis.
On peut s'agacer du milieu dans lequel évolue l'héroïne, qui n'a d'autre activité que les soirées mondaines. Mais l'intrigue aborde de front les angoisses de cette jeune fille issue d'un milieu modeste, qui a consenti à s'unir à un riche industriel sans se douter que son impuissance, là encore causée par une blessure de guerre, allait devenir pour elle un problème majeur. Et qu'elle va le quitter pour un autre homme. Quatre ans plus tard, c'est aussi la trame d'Extase : une jeune femme épouse un homme riche bien plus âgé qu'elle avant de découvrir qu'il est incapable de consommer le mariage. Elle retourne vivre chez son père, un éleveur de chevaux, et se résout à demander le divorce. Lors d'une promenade à cheval elle se baigne nue mais sa monture s'enfuit avec ses vêtements. Lancée à sa poursuite, elle rencontre un séduisant ingénieur qui travaille à la construction d'une route dans la région et noue avec lui une relation passionnée. Mais le vieux mari la découvre et se suicide: se sentant coupable, elle quitte son amant, qui l'imagine avec leur bébé.
Construit sur les références bibliques - les prénoms, la honte d'Eva qui tente de se cacher d'Adam dans des buissons -, le film fit sensation par les dix longues minutes où l'héroïne était visible dans le plus simple appareil. Et aussi à cause d'une scène où les acteurs miment la jouissance, la première du genre dans une production non pornographique. Hedy Lamarr a raconté bien plus tard que le cinéaste lui piquait méchamment les fesses pendant le tournage afin d'obtenir l'expression égarée qu'il souhaitait! Il est vrai qu'elle a désavoué son autobiographie, Ecstasy and Me (1966), selon elle largement inventée par le ghost writer à qui elle intenta un procès.
Après Vienne, Hollywood
Toujours est-il que le film de Machaty lui assure d'emblée une réputation sulfureuse. Elle restera ensuite cinq ans loin des écrans, tout en fréquentant des créateurs appelés à devenir célèbres, dont le cinéaste Billy Wilder et l'écrivain Erich Maria Remarque. Elle se marie finalement avec le plus grand fabricant de munitions d'Europe centrale, l'Autrichien Friedrich Mandl, qui s'est converti au catholicisme pour mieux faire des affaires avec le régime austro-fasciste. Mais il est affreusement jaloux - il essaie de racheter à prix d'or toutes les copies d'Extase - et elle s'ennuie ferme à ses côtés, bien que les discussions sur l'armement auxquelles elle est forcée d'assister laissent des traces qu'elle saura exploiter ensuite.
La possessivité de Mandl l'incite à s'enfuir vers Hollywood, où le producteur Louis B. Mayer lui donne son nom de scène et où elle tourne quelques comédies sur des scénarios de Ben Hecht. En 1938 elle reprend le rôle de Mireille Balin - celui d'une femme du demi-monde attirée par un mauvais garçon - dans Casbah, le remake américain de Pépé le Moko, avec Charles Boyer à la place de Jean Gabin. Mais sa carrière s'étiole, bien qu'elle ait été l'une des rares émigrées du Vieux Continent à passer l'épreuve du parlant.
Une invention qui annonce Bluetooth
Son apport le plus original, en fin de compte, fut l'invention d'un système de transmission d'informations par changement de fréquence, qui pouvait s'appliquer au guidage des torpilles sous-marines, les rendant ainsi indétectables par l'ennemi: en 1941, elle en dépose le brevet avec le compositeur George Antheil, en spécifiant qu'il est libre de droits pour l'armée US. D'après le journaliste Michael Horowitz, auteur d'un ouvrage sur les Cents personnalités qui ont fait bouger l'Autriche (Molden 2019, non traduit), le compositeur aurait abordé la star en lui conseillant une crème aux hormones pour augmenter sa poitrine - Lamarr avait une silhouette fine, plus proche de celle de Lauren Bacall que de la pulpeuse Jane Mansfield. Comment ils sont passés ensuite aux torpilles est un mystère... Mais on peut imaginer qu'Antheil était familier, de par son métier de compositeur contemporain, des changements de fréquence sonores, et qu'elle avait écouté plus d'une discussion technique quand elle accompagnait Mandl, sans parler de sa connaissance des pianos. Les deux inventeurs proposaient en effet 88 fréquences différentes, autant que sur un clavier instrumental. Mais leur trouvaille n'a aucun écho et c'est seulement lors de la "crise des fusées" de 1962 avec Cuba que cette technique novatrice sera utilisée par les Etats-Unis - alors que leur brevet est déjà périmé.
C'est trois décennies plus tard que l'intérêt d'un tel système apparaîtra véritablement. Il est aujourd'hui à la base de nombreuses communications "sans fil": guidage des véhicules par satellite (GPS), smartphones, Bluetooth. En 2014 Hedy Lamarr et George Antheil sont entrés à ce titre dans le National Inventors Hall of Fame d'Akron, dans l'Ohio. Et depuis 2018 la Ville de Vienne attribue aux femmes scientifiques un "Prix Hedy Lamarr".
L'actrice, elle, était morte en 2000 après une vieillesse déprimante - opérations esthétiques ratées et vols à l'étalage. Ainsi qu'elle en avait exprimé le voeu, ses cendres furent dispersées par deux de ses trois enfants dans la forêt viennoise. Mais elle a eu aussi droit à une tombe d'honneur au cimetière central de Vienne. Chaque année, début novembre, il se transforme en une mer de petites flammes, celles des bougies posées par les familles sur plus de trois cent mille pierres tombales. Une mer palpitante, visible depuis le ciel nocturne, où la brune aux yeux d'aigue-marine restera à jamais l'Eve du cinéma.
(*) Lady Bluetooth - Hedy Lamarr, au Musée juif de Judenplatz 8, 1010 Wien, du dimanche au jeudi de 10 h à 18 h, vendredi de 10 h à 17 h. Prolongé jusqu'au 8 novembre 2020. Catalogue abondamment illustré en allemand et en anglais. A ne pas manquer aussi, dans le Musée juif de la Dorotheergasse (mêmes horaires), la passionnante exposition sur la famille Ephrussi : une dynastie européenne de banquiers et de collectionneurs d'art, originaire d'Odessa mais étendue ensuite à toutes les grandes capitales, et dont un membre plus passionné par Dürer que par les cours des céréales servit de modèle au fameux Swann de Marcel Proust.