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Elle s'ouvrira début 2021 mais promet d'être un événement : l'exposition sur le passé esclavagiste des Pays-Bas conçue par Valika Smeulders, qui dirige depuis juillet dernier le département d'histoire du Rijksmuseum d'Amsterdam, souvent comparé au Louvre. Née en 1969 à Curaçao, une petite île des Caraïbes qui est l'un des derniers confetti de l'ancien empire colonial néerlandais, cette spécialiste de l’esclavage est le signe que la plus prestigieuse institution culturelle du pays veut prendre à bras le corps des questions longtemps occultées.
On reste ébloui par la trajectoire d'un des premiers pays d'Europe à avoir instauré la tolérance religieuse, portant haut l'idéal émancipateur des Lumières. Mais elle a aussi ses zones d’ombre. La patrie du juriste Hugo Grotius (1583-1645), qui a théorisé dans Mare Librum le droit de naviguer sur toutes les mers du globe, est l’une des plus réticentes à explorer les recoins peu glorieux de son histoire.
Le tableau de Rembrandt connu sous le titre La ronde de nuit, achevé en 1642 et l'un des trésors du Rijksmuseum, peut être vu comme un hommage pictural à ce "siècle d'or néerlandais" qui consacra le triomphe de la bourgeoisie commerçante : les milices civiles patrouillant avec un dynamisme irrépressible dans les rues de la cité sont éclairées par la lueur vacillante de la Raison, sur un continent encore baigné d'obscurantisme. En fait il s'agit d'une scène diurne mais à cause de l'assombrissement de l'apprêt employé par le peintre et de la présence symbolique de sa femme défunte, Saskia, l’ensemble prend une tonalité mélancolique, en tout cas ambivalente.
Traite transatlantique
1642, c'est quarante ans après qu'eut été fondée par les marchands d’Amsterdam et de Delft la Compagnie des Indes orientales, la VOC, vouée au commerce des épices – clous de girofle, poivre ou cannelle – si convoitées qu'elles ont parfois remplacé l'or sur les marchés européens. C’est aussi deux décennies après la création, en 1621 - l'exposition coïncidera donc avec ses 400 ans -, de la Compagnie des Indes occidentales, qui a poursuivi ensuite pendant plus de deux siècles la traite des Noirs destinés aux Amériques. Les Hollandais furent notamment les maîtres du port négrier d'Elmina, sur la côte de l’actuel Ghana, qu'ils ont fortifié de manière à le rendre imprenable et n'ont cédé aux Britanniques qu'en 1872.
Ces derniers avaient aboli l'esclavage en 1833 (la traite transatlantique dès 1807), certes bien après les Danois mais trois décennies avant les Hollandais, qui furent les derniers Européens à franchir ce pas. On sait qu'en France il a fallu attendre la Deuxième République, en 1848, et que les polémiques à ce sujet sont loin d'être éteintes.

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Deux portraits de riches commanditaires peints par Rembrandt doivent figurer dans cette exposition du Rijksmuseum, en particulier celui de Marten Soolmans, dont la fortune provenait du raffinage du sucre de canne cultivé au Brésil par des esclaves. Car la richesse des Pays-Bas, comme l’essor de nations européennes telles que l’Angleterre ou la France, a reposé en grande part sur l’exploitation forcée d’êtres humains. Et les Néerlandais ont tardé, plus encore que d’autres puissances occidentales, à renoncer à un modèle économique qui leur réussissait si bien.
Déployant dans dix salles quelque 140 tableaux et objets, la future exposition met en scène, par des images mais aussi des chants ou des entretiens enregistrés au début du 20ème siècle, les vies authentiques de dix personnes impliquées dans un phénomène qui a marqué l’histoire collective – les profiteurs comme ceux qui en ont été victimes et y ont résisté. Une de ces existences tirées de l’oubli est celle de Wali, un esclave qui s’était enfui avec 255 compagnons d’une plantation de canne à sucre au Surinam, un petit pays de la côte est de l’Amérique du Sud proche de la Guyane française. Il a été repris. Pour le punir on l’a condamné à être brûlé vif à petit feu et il n’a échappé à ce terrible supplice, censé imprimer la crainte chez les survivants, que parce qu’on redoutait un soulèvement de plus grande envergure. Wali est mort dans les chaînes, sans pouvoir recouvrer la liberté à laquelle il aspirait.
« Nous avons pris conscience que l’histoire de l’esclavage est sous-représentée dans nos musées et nous voulons en faire une partie intégrante de notre histoire nationale, nous indique par courrier électronique Valika Smeulders. Ce passé sera beaucoup plus visible désormais dans l'exposition permanente. Quant à cette première exposition temporaire, elle a demandé trois ans de préparation. Pour cela nous avons jeté un regard critique sur les collections existantes et leur terminologie, instauré une visite multimédia et publié une série de livres sur les relations commerciales et coloniales que les Pays-Bas ont entretenues avec huit pays différents ».
Pareil questionnement n'épargne pas le carrosse doré de cérémonie, le Gouden Koets, que les souverains des Pays-Bas utilisent depuis la fin du 19ème siècle lors de la fête nationale : ses panneaux décoratifs exaltant de manière pompeuse la période coloniale - en particulier une allégorie assise en majesté sur un trône devant des "gens de couleur" agenouillés - paraissent inacceptables aujourd'hui.
La référence à Black Lives Matter
L'examen minutieux des collections muséales, en forte résonance avec les manifestations organisées cet été aux Etats-Unis après la mort de George Floyd par le mouvement Black Lives Matter, débouche sur le thème des restitutions : le directeur du Rijksmuseum, Taco Dibbits, qui a mentionné explicitement les protestations nord-américaines, apporte son plein soutien à un comité gouvernemental chargé d’étudier les demandes touchant quelque 100.000 objets d’art pillés à l’époque coloniale, a-t-il annoncé lors d’une visioconférence avec la presse internationale.
Il semble que Black Lives Matter ait accéléré les choses, dans un pays européen qui fut toujours plus en phase que d'autres avec le monde anglo-saxon. Si le premier ministre néerlandais, le très libéral Mark Rutte, a encore refusé en 2020 de présenter des excuses pour le passé colonial, arguant qu'un tel geste serait « trop polarisant », l’évolution de l’opinion est sensible : en novembre 2019 encore, une large majorité de Néerlandais (71%) ne trouvait rien à redire au maquillage noir, le « blackface », que porte selon la tradition le Zwarte Piet (Pierre le Noir), le serviteur qui accompagne Saint Nicolas lors des cortèges précédant l’Avent ; un an plus tard ils n’étaient plus que 41%. Figure folklorique d'une coutume festive, le Zwarte Piet était considéré il y a peu comme intouchable - même si depuis quelques années les organisateurs de ces fêtes très populaires s'efforcent de trouver des alternatives au "blackface". Et les remontrances de la Commission des droits de l’homme des Nations unies, qui l'interprète comme une représentation raciste, étaient fort mal perçues.
L'électrochoc provoqué par "Max Havelaar"
L’examen de conscience auquel on assiste aujourd'hui rappelle le débat provoqué par la publication en 1860, trois ans avant la fin officielle de l’esclavage, du roman Max Havelaar, écrit sous le pseudonyme de Multatuli – du latin multa tuli : « J’ai beaucoup supporté » - par Eduard Douwes Dekker, un fonctionnaire colonial posté à Java qui avait tenté de s’opposer aux abus dont il était le témoin. Après avoir écrasé la guerre déclenchée en 1825 contre eux, qui fit au bas mot 200.000 morts sur 4 millions d'habitants, dans une population javanaise affamée par la destruction de ses récoltes, les Néerlandais avaient en effet instauré sur la grande île de l’archipel indonésien un régime de travaux forcés, le "cultuurstelsel", qu'ils avaient rodé dès le début du 18ème siècle dans les forêts asiatiques où ils exploitaient le bois de teck. 30 millions de paysans furent contraints de consacrer entre un cinquième et un quart de leurs meilleures terres - ou un quart de leur temps dans des plantations gouvernementales - à la culture de produits qui rapportaient gros en Europe : café, canne à sucre, tabac, thé ou poivre.
Max Havelaar est aujourd’hui l’une des plus anciennes marques de commerce équitable, en particulier de café, que l’on trouve dans les magasins bio. Au 19ème siècle ce brûlot - traduit en 2003 chez Actes Sud, et récemment réédité en poche dans une traduction entièrement revue avec en sus un appareil de notes - a provoqué un électrochoc comparable à certains passages du Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline en 1932, dans lesquels celui-ci décrit sans fard le système de collecte de caoutchouc dans les colonies françaises en Afrique. Eduard Douwes Dekker a sa statue à Amsterdam: il est devenu un héros. Mais cet anarchiste est mort pauvre, après avoir lâché sa bombe de papier dans une société néerlandaise alors certaine de sa supériorité morale sur les « indigènes », et de son droit inné à les soumettre.
Selon le journaliste Geert Mak, auteur d’une synthèse sur l'histoire des Pays-Bas (publiée en allemand chez Beck en 2008), les gains réalisés à partir de 1832 dans les « Indes occidentales » ont vite représenté un cinquième des revenus de l’Etat, et jusqu’à un tiers au milieu du 19ème siècle. Il y eut même des années où ils ont dépassé le total des impôts et taxes que prélevait sur le vieux continent le gouvernement batave, permettant à celui-ci de se doter d’un réseau ferroviaire et routier qui n'avait guère d'équivalent à l’époque en Europe de l’Ouest. La Hollande, s'indignait Douwes Dekker, « construit ses chemins de fer avec de l’argent volé et oblige ceux qu’elle vole à payer plus encore, (en leur procurant) de l’opium, l’évangile et l’eau de vie de genièvre ».
Accord tacite avec Jakarta
Les crimes du colonialisme néerlandais en Indonésie sont pourtant largement passés sous silence. Il semble qu’il y ait un accord tacite avec les autorités de Jakarta : vous ne parlez pas de ces horreurs, et en échange nous n’irons pas regarder de trop près ce qui s’est passé en 1965 lors la terrible répression anticommuniste – plus de 500.000 personnes assassinées, 2 millions de déportés et d’emprisonnés -, dont les listes noires furent établies avec des agents de la CIA. La même gêne à fouiller un passé peu honorable s’observe d’ailleurs à l’égard de la période de l’Occupation par l’Allemagne nazie : tout le monde a entendu parler d’Anne Frank, bien des touristes visitent à Amsterdam le Musée de la Résistance. Mais beaucoup de Néerlandais évitent le sujet épineux de la collaboration d'une partie de la population avec les nazis contre leurs compatriotes juifs – une exception étant le film de Paul Verhoeven Black Book (2006), où l'auteur de Basic Instinct campe une espionne juive qui voit massacrer sa famille à cause d'une dénonciation.
Le passé colonial fait partie de ces péchés que les Pays-Bas, qui n'aiment guère les postures "victimaires" et ont toujours privilégié un optimisme de la volonté, refusent de regarder en face. Tout comme leur laxisme fiscal – on se souvient du scandale lorsqu’on a appris que Shell avait réussi à esquiver l'impôt sur 13 milliards d’euros de bénéfices -, qui leur a permis d’attirer des multinationales telles qu’Ikea ou Renault-Nissan, au nez et à la barbe de leurs voisins européens. C’est en principe une tout autre histoire que celle de l’esclavage. Ou bien, en fin de compte, est-ce la même ? Celle d’un pragmatisme qui a su modeler le monde à sa guise, mais souvent avec brutalité.
Exposition sur l’esclavage au Rijksmuseum d’Amsterdam, du 12 février au 30 mai 2021.
Le roman de Multatuli "Max Havelaar" vient de reparaître chez Actes Sud dans leur collection de poche Babel (novembre 2020), dans une traduction entièrement revue par Philippe Noble et avec un appareil de notes très utile au lecteur francophone.