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Billet de blog 14 déc. 2022

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Inusable Sissi

Et un de plus! Sur les écrans français vient de sortir "Corsage", un film autrichien qui fait le portrait de Sissi quand elle doit affronter l'âge mûr et la perte de sa beauté. L'impératrice des coeurs, figure improbable d'une révolte féministe, est une valeur sûre qui attire à Vienne des millions de touristes.

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Encore un film sur Sissi! Outre l'immortelle série qui fit connaître la jeune Romy Schneider - normalisant du même coup sa mère, la comédienne Magda Schneider, une admiratrice du Führer -, voilà que sont sortis sur les petits écrans au moins deux productions consacrées à ses débuts, ainsi qu'au cinéma le long-métrage Corsage, de l'Autrichienne Marie Kreutzer, désormais visible en France. Saluons au passage la performance de la Luxembourgeoise Vicky Krieps, qui s'est battue pour jouer l'impératrice à un moment de sa vie auquel beaucoup de spectatrices peuvent s'identifier: quand elle doit affronter, l'âge venant, la perte inéluctable de sa beauté.

Pour les Autrichiens c'est presque l'overdose, d'autant que l'effigie d'Élisabeth dans la splendeur de sa jeunesse - notamment le fameux portrait d'elle avec sa longue chevelure piquetée d'étoiles de diamants - est partout à Vienne dès l'aéroport. Le culte attire toujours des millions de touristes au palais de la Hofburg, où ils peuvent voir les instruments de gymnastique avec lesquels cette grande narcissique, qui mangeait le moins possible pour ne pas épaissir sa taille de guêpe, fortifiait son corps, s'exerçant aussi à garder son souffle sous l'eau, quitte à infliger des peurs mémorables à sa domesticité.

Une femme prisonnière de son apparence, incapable de désirer des hommes sinon leur admiration béate, et qui oriente son mari vers des maîtresses plus confortables, tel est le portrait que trace le film. Il est sans doute assez exact, même si l'on a du mal à croire qu'elle ait pu quitter un dîner officiel en faisant un doigt d'honneur aux convives.

La véritable brèche dans l'image sucrée des Sissi d'Ernst Marischka (ceux avec Romy Schneider) fut ouverte en 1984 par l'historienne austro-allemande Brigitte Hamann (déjà autrice deux ans plus tôt d'un Sissi, impératrice contre sa volonté qui fit date): elle a alors publié les poèmes écrits par cette créature rebelle aux conventions, restés sous clé plusieurs décennies après sa mort en 1898, quand elle fut assassinée par un anarchiste italien au bord du lac Léman. La majorité découvrit avec horreur ces textes où l'impératrice rêvait de "montrer son derrière" aux gens comme il faut. Mais comment pouvait-on se soustraire à ses devoirs de mère, d'épouse et de souveraine? Sissi n'était qu'une gamine irresponsable. Telle fut la réaction de beaucoup à l'époque, même si les "années Kreisky" avaient déjà modernisé l'Autriche.

En ce sens la phrase lapidaire que lui assène sa soeur aînée Hélène - celle qui a été dédaignée par François-Joseph - dans la série concoctée par la chaîne allemande RTL, au moment où elle monte dans la voiture qui doit la conduire dans la capitale autrichienne ("J'aurais été une bonne impératrice. Pour toi, ce n'est qu'une aventure"), résume la situation. RTL s'est aussi acharné à casser les clichés en montrant dès la première scène une Sissi qui se masturbe dans son lit de jeune fille, puis fait irruption dans un bordel pour y trouver parmi les prostituées sa confidente et son initiatrice.

On a beau hausser les sourcils devant l'interminable crinière flottante dont les producteurs ont affublé l'actrice suisso-américaine Dominique Devenport, personne ne veut rater le moment où le jeune empereur choisit la passion contre l'option raisonnable voulue par sa mère. Pour un homme qui a dormi toute sa vie sur un lit de camp et respecté à la lettre un protocole si rigide qu'à sa mort, en 1916, les dirigeants européens venus assister aux obsèques ont perdu l'occasion de négocier la fin d'un conflit meurtrier, ce fut le quart d'heure de folie qui sauve une existence. Hélas, beaucoup trop longue.

Romy Schneider a réussi à se défaire des Sissi. Ce ne fut pas le cas de son partenaire, Karl-Heinz Böhm, malgré des efforts méritoires (il fut le voyeur meurtrier de Peeping Tom). Mais le caractère inusable du mythe confirme que dans un monde qui change tellement, et si vite, beaucoup ont besoin de se raccrocher à des figures immuables. Sissi, c'est un peu l'inverse de la reine d'Angleterre Élisabeth II. Alors que cette dernière a incarné jusqu'au bout l'abnégation devant la tâche, la première a rué dans les brancards et pris la fuite. L'une est le cerf qui attend stoïquement la mort comme dans un poème d'Alfred de Vigny, l'autre celui qui s'échappe vers cette nature sauvage que nous idéalisons, au moment même où nous la saccageons. Deux faces de la même pièce.

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