Ils avaient bien choisi leur moment : le "Sommet pour la paix en Ukraine", organisé les 10 et 11 juin 2023 à Vienne en Autriche - selon ses détracteurs, une initiative qui ne pouvait qu'arranger Moscou - a coïncidé avec le début de l'offensive militaire des forces ukrainiennes pour reconquérir le terrain conquis par la Russie.
La déconfiture de cette réunion, suscitée pour l'essentiel par le Bureau pour la Paix de Berlin et la Fondation Rosa Luxembourg, liée au parti Die Linke (La Gauche, soit l'extrême gauche du spectre parlementaire allemand) ainsi que par CODEPINK aux États-Unis, une organisation pacifiste qui proclame que "la guerre n'est pas écologique" et souligne les risques d'une escalade militaire dans le conflit ukrainien, à laquelle des messages par vidéo du président brésilien Lula, de la vice-présidente colombienne Francia Marquez ou de l'ancien président autrichien Heinz Fischer, un socialiste, devaient donner une aura internationale, est riche d'enseignements. Elle montre une fois encore à quel point il est difficile de faire entendre une voix critique des États-Unis dans le conflit en Ukraine sans jouer automatiquement la partition de Moscou.
C'est le militant autrichien Chris Zeller, auteur de Révolution pour le climat et d'un article dans la revue Emanzipation (elle se revendique d'une " stratégie écosocialiste"), qui a levé le lièvre, le 6 juin. Zeller "respecte des arguments pacifistes sérieux, mais pas l'instrumentalisation géopolitique de positions pacifistes". Or, disait-il, la tenue et le programme de cette conférence visaient à "relativiser l'agression de l'impérialisme russe". Une "multipolarité qui respecte les dictatures" n'a rien à voir avec la perspective émancipatrice dont se prévalent les forces à l'initiative de ce soi-disant "sommet pour la paix", simple prétexte, selon lui, pour marquer une alternative géopolitique à l'"hégémonie occidentale".
Il soulignait que cette réunion internationale se gardait d'exiger le retrait des troupes russes du territoire de l'Ukraine, et que son projet de résolution finale réclamait seulement un "cessez-le-feu", en suggérant que l'"invasion illégale" des soldats expédiés par Moscou était une réaction aux menées de Washington et ses alliés pour élargir l'OTAN. Bref, que le Kremlin a des excuses dans cette affaire. Ce qu'il se tue à nous répéter depuis plus d'un an.
Défections en cascade
Un invité a focalisé l'attention : l'Américain Jeffrey Sachs, inspirateur de la politique de libéralisation à outrance menée dans les années 1990 par le président russe Boris Eltsine (la "thérapie de choc", qui a amputé brutalement le pouvoir d'achat de millions de gens en Bolivie, en Pologne puis en Russie). Mais s'est fait connaître plus récemment en acceptant de participer à l'émission télévisée d'un propagandiste en chef du Kremlin, Vladimir Soloviov. Ce mélange de doxa néo-libérale et de complaisance envers l'autoritarisme a semblé insupportable.
Dès le lendemain la centrale syndicale autrichienne ÖGB, qui avait accepté d'héberger à l'hôtel les invités et d'accueillir dans ses locaux le "Sommet pour la paix" (elle se trouvait donc en porte-à-faux avec les positions portées par le mouvement syndical ukrainien), a retiré son appui. Puis il y eut des défections en cascade : le Kelman Peace Institute, Attac Autriche, la vice-présidente colombienne, Heinz Fischer (qui avait déjà vu ressurgir après l'agression russe du 24 février 2022 un film embarrassant datant de 2014, dans lequel il tapait jovialement dans le dos de Poutine à la Chambre de Commerce de Vienne - où celui-ci a été invité juste après l'annexion de la Crimée!), la Verte autrichienne Ewa Ernst-Dziedzic, ou encore l'intellectuel français Edgar Morin. Aucun ne voulait s'embarquer dans cette galère. Le seul à être resté droit dans ses bottes est le linguiste américain Noam Chomsky. "Le noyau dur", résumait Zeller dans un Tweet, satisfait de cette clarification même s'il pense par principe que toutes les tendances ont le droit de s'exprimer.
L'intervention (par vidéo) de Chomsky a été applaudie à tout rompre, tandis que celle de l'Ukrainienne Nina Potarska, de la Ligue internationale pour la Paix, qui a précisé qu'on ne saurait renvoyer dos à dos agresseur et agressé, et terminé en larmes, est tombée dans un silence de mort, relève une figure de la "gauche de la gauche", Vincent Présumey.
L'Autriche, "ventre mou" de l'Europe
Ajoutons un article assassin du site d'information américain Politico, qui enfonçait le clou en qualifiant l'Autriche de "ventre mou de l'Union européenne" quand il s'agit des rapports avec la Russie - et de la Hongrie, d'ailleurs. La ligne impeccablement conforme de Vienne avec celle qui a été définie à Bruxelles, sur le papier, contraste en effet avec la dure réalité : de longs mois après les débuts de l"opération militaire spéciale" déclenchée par la Russie contre l'Ukraine, l'Autriche recevait encore 60% de son gaz de la Russie, contre 19% en moyenne pour le reste de l'UE. C'est certes moins que les 80% qui étaient de mise avant l'agression du 24 février 2022, mais encore beaucoup.
La Russie, rappelait Politico, reste aujourd'hui, après l'Allemagne, l'investisseur numéro deux en Autriche, dont elle infiltre de multiples secteurs - au point que les services de renseignement occidentaux ont cessé en 2021 (à une époque où le ministre de l'intérieur fédéral appartenait au FPÖ, l'extrême droite pro-Poutine) de partager leurs informations avec leurs collègues autrichiens. Et qu'un proche collaborateur de l'opposant russe Alexei Navalny a jugé plus sûr l'an dernier de quitter les rives du Danube pour celles de la Tamise.
J'ai consacré plusieurs billets à cette imbrication d'intérêts, qui remonte à la Seconde Guerre mondiale. Durement châtiés par l'Union soviétique en raison de leur participation aux crimes nazis, mais trop heureux de conserver, au prix de leur neutralité, leur intégrité territoriale (tandis qu'en Allemagne Washington et ses alliés n'avaient alors aucun intérêt à une réunification et poussaient au contraire à une adhésion de sa partie occidentale à l'Alliance atlantique, comme le montre une intéressante fiction produite par la chaîne allemande ARD: Bonn. Anciens ennemis, nouveaux amis), les Autrichiens ont pris l'habitude de se considérer comme un sas bien commode entre les deux blocs de la guerre froide.
La gauche gênée aux entournures
Reste un problème de fond : comment soutenir la victime (l'Ukraine) sans se ranger avec le petit doigt sur la couture du pantalon derrière ceux qui lui apportent une aide financière et militaire (les États-Unis)? Dont personne n'a oublié les turpitudes passées, du Vietnam au Chili en passant par l'invasion de l'Irak, en 2003.
La gêne de la gauche s'était déjà exprimée dans le fait qu'une partie non négligeable des députés du SPÖ (le parti socialiste autrichien, qui compte encore plus de 140 000 membres pour quelque 10 millions d'habitants, un chiffre dont pourrait rêver le PS français) a laissé ses sièges vides lors de la récente allocution vidéo de Volodymyr Zelensky devant le Parlement de Vienne. La sacro-sainte neutralité de l'Autriche est-elle conciliable avec pareil geste de sympathie? ont osé se demander certains (pendant la guerre Iran-Irak, alors que le SPÖ tenait le haut du pavé, la même firme d'armement autrichienne vendait le même canon aux deux belligérants, ce qui est une conception assez spéciale de la "neutralité").
Même embarras lors des deux pétitions en faveur de la paix et d'un cessez-le-feu immédiat (déjà!), mises en ligne par des figures médiatiques allemandes et autrichiennes réputées de gauche - dont la célèbre féministe Alice Schwarzer -, qui ont suscité un vif débat dans la sphère germanophone.
Ce dilemme n'est pas nouveau. On le voit ressurgir à chaque génération ou presque, depuis l'époque où Moscou pilotait en sous-main un très moral "Mouvement pour la paix" construit, en France, par un Parti communiste à ses ordres, auquel des intellectuels et scientifiques de renom - notamment les Joliot-Curie - prêtaient leur caution. Après tout, ce sont bien les Américains qui avaient lâché deux bombes nucléaires, en 1945 à Hiroshima et Nagasaki, sur des populations civiles japonaises.
On se souvient de la formule lapidaire de François Mitterrand, lors d'un discours en 1983 au Bundestag, le Parlement ouest-allemand : "Les pacifistes sont à l'Ouest, et les missiles sont à l'Est". Le déploiement de missiles balistiques Pershing en Europe agitait alors les esprits. Des anciens de l'extrême gauche ironisaient quant à eux sur ces écologistes allemands prêts à "se coucher devant les blindés du Pacte de Varsovie, pourvu qu'on leur laisse leurs yaourts au lait entier".
Ceux qui, instruits par l'Histoire, se méfient aujourd'hui de la stratégie américaine, se font un malin plaisir de rappeler avec quel enthousiasme des intellectuels et éditorialistes hexagonaux ont salué en leur temps l'offensive militaire montée il y a vingt ans par Washington contre l'Irak de Saddam Hussein, à laquelle la France de Chirac refusa de se joindre. Offensive qui a certes déboulonné le dictateur irakien, mais livré en fin de compte son pays fragmenté à l'Iran des mollahs.
Les mémoires d'Ivan Maïski
Pour éclairer cette controverse toujours renaissante, peut-être faut-il lire (ou relire) les mémoires d'Ivan Maïski, qui était l'ambassadeur soviétique à Londres de 1932 à 1943, où il a côtoyé Chamberlain, Churchill et de Gaulle. Il fut l'adjoint de Molotov, père avec Ribbentrop du tristement fameux "Pacte germano-soviétique", a survécu à un système impitoyable - il fut quand même emprisonné depuis 1953, quelques mois avant la mort de Staline, jusqu'à 1955, puis réhabilité. L'historien Gabriel Gorodetsky(*) a finalement exhumé en 2015 ses carnets de notes passionnants durant une période cruciale de l'histoire européenne.
Concentrons-nous sur Churchill, pour nous le parangon de l'arrogance occidentale, un pur produit des élites britanniques avec son éternel whisky et ses gros cigares. Aimait-il Staline? Pas du tout. Il fut même le premier à dénoncer publiquement après guerre le "rideau de fer" qui s'abattait sur l'Europe à cause de l'URSS et ses alliés (on lui doit aussi cette phrase, d'un humour très anglais, selon laquelle "la démocratie est le pire des systèmes, à l'exception de tous les autres").
Pour Churchill, Hitler était l'ennemi principal
Mais il s'inquiétait beaucoup, selon Maïski, des purges de la Grande Terreur ordonnées par Staline en 1937-1938 : cela n'allait-il pas miner la hiérarchie de l'Armée rouge dans un affrontement qu'il jugeait déjà inévitable? En octobre 1939, il estime fallacieuses les offres de paix d'Hitler. "Certains de mes amis conservateurs, confie-t-il au diplomate soviétique, conseillent la paix. Ils craignent que l'Allemagne ne devienne bolchévique pendant la guerre. Moi je suis pour la guerre jusqu'au bout. Hitler doit être anéanti. Le nazisme doit être écrasé une bonne fois pour toutes. Que l'Allemagne devienne bolchévique. Cela ne me fait pas peur. Mieux vaut le communisme que le nazisme". On peut penser que Maïski a ici enjolivé les choses, en tout cas qu'il les a interprétées dans un sens qui plaisait à Moscou. Il n'empêche : entre deux maux, Churchill a choisi celui qui lui paraissait le moindre (rappelons qu'en France une partie de la droite et de l'extrême droite avait choisi l'autre camp, au cri de "Plutôt Hitler que le Front Populaire!").
On en vient au moment fatidique où Hitler lance ses troupes contre l'URSS. L'Opération Barbarossa, en juin 1941. Staline, on le sait, refusait de prendre au sérieux les informations glanées par l'un de ses espions au Japon. Il voulait croire qu'il aurait davantage de temps pour se préparer à l'affrontement. Le 4 septembre, devant les pertes, il lance un appel au secours à Londres. Il a un besoin urgent d'armement, et surtout d'un second front, en France ou dans les Balkans, qui obligerait Berlin à retirer 30 à 40 divisions (soit environ le dixième de ce qu'Hitler a alors engagé) du "front de l'Est", sur le point de céder à la pression. Et en effet, Kiev est tombée le 18 septembre, les forces allemandes ont ensuite encerclé Odessa et la Crimée.
Quand Staline appelle à l'aide
Maïski apporte cette lettre à Churchill le soir même, alors que la ville est sous couvre-feu. Il faut imaginer la voiture de l'ambassadeur glissant tel un scarabée luisant dans ce décor fantomatique, où les nuages passant devant la lune se teintent de rouge et de noir. Churchill vêtu d'un smoking lit la missive de Staline avec Anthony Eden, son secrétaire d'état aux affaires étrangères. Il est embêté. Mais il est contraint de refuser. Ils sont encore trop faibles, un million de soldats britanniques ne sont toujours pas armés. Comment pourrait-il envoyer à Staline 500 chars par mois, la production totale outre-Manche n'atteint même pas ce chiffre! Un deuxième front en Europe? La Manche, dit-il, empêche l'Allemagne de sauter sur l'Angleterre mais l'inverse est vrai également: l'Angleterre ne peut sauter comme ça sur la France occupée. Quant aux Balkans...
"Je serais prêt, annonce Churchill (en ce temps-là on se lançait facilement des chiffres à la tête), à sacrifier la vie de 50 000 Anglais si, ce faisant, je provoquais le retrait de votre front ne serait-ce que de 20 divisions allemandes". Mais dans les circonstances actuelles, la défaite serait certaine.
1942, dit encore Churchill, sera une autre histoire, nous et les Américains pourrons vous aider. 1943 sera décisive. Pour l'instant, vous devez vous battre seuls. Et, ajoute Churchill furieux des menaces qu'il a cru deviner dans la prose sans fioritures de Staline (ce que Maïski se gardera de transmettre au "petit père des peuples"), vous êtes les derniers à pouvoir nous donner des leçons. Sous-entendu: vous qui avez pactisé avec Hitler. "Dieu seul, en qui vous ne croyez pas, conclut-il avec un demi-sourire, pourra vous aider dans les six ou sept prochaines semaines".
Au départ, les Soviétiques se sont donc battus seuls. Avec des pertes immenses, militaires et civiles. Quoi qu'on pense de la folie de Staline, qui au début se prenait pour un stratège et a imposé à l'Armée rouge des chocs frontaux meurtriers. Quoi qu'on pense du terrible siège de Leningrad où des centaines de milliers de personnes sont mortes de faim pendant qu'à Moscou le cercle dirigeant faisait bombance: les soldats soviétiques attaquaient les lignes allemandes par des températures polaires. La défaite nazie à Stalingrad, début 1943, au terme d'une bataille menée des mois durant immeuble par immeuble, usine après usine, a marqué le tournant de la guerre.
Et parce que nous devons une part de notre liberté à ce sacrifice, à l'acharnement de l'Armée rouge, nous soutenons aujourd'hui l'Ukraine. Malgré la lassitude de l'opinion chez nous qui se demande combien de temps encore cela va durer. Malgré l'indifférence croissante qui nous fait considérer nos petits ennuis comme bien plus graves que les blessures infligées aux Ukrainiens. Malgré le risque d'être entraîné plus avant encore dans le conflit, d'une guerre nucléaire. Malgré la honte que ce soient d'autres qui meurent, cette fois, pour les principes qui sont les nôtres.
Au profit du plus grand hôpital pour enfants d'Ukraine, l'Okhmatdyt de Kiev, les associations Ukraine CombArt et United for Ukraine organisent le mardi 20 juin à 20 heures au Paradis Latin, 28 rue du Cardinal Lemoine, 75005 PARIS, un concert avec le célèbre rocker ukrainien Oleg Skrypka (avec les Français David Lewis et Féloche). À partir de 30 euros, entrée gratuite pour les moins de 18 ans accompagnés.
Si vous voulez voir par où sont passés les Soviétiques lors de la Grande Terreur, ne manquez pas le film Le capitaine Volkonogov s'est échappé de Natalia Merkoulova et Alexei Tchoupov, tourné à Saint-Pétersbourg, l'ancienne Leningrad (il passe dans des cinémas français, mais est invisible actuellement en Russie).
Je recommande aussi la lecture de :
Journal 1932-1943 d'Ivan Maïski, texte établi par Gabriel Gorodetsky, Tempus 2019.
Les années sans pardon de Victor Serge, Agone 2011. Le récit, par un libertaire qui a vécu directement la Révolution russe puis dans les cercles révolutionnaires européens, de la fuite d'un agent du Komintern pourchassé par les tueurs de la Guépéou et des épreuves subies par le peuple russe, en particulier lors du siège de Leningrad. Serge est mort au Mexique, sans doute liquidé par les envoyés de Staline. Comme son héros.
La guerre n'a pas un visage de femme, de la Biélorusse Svetlana Aleksievitch, Prix Nobel de littérature 2015, disponible en poche. Publié en russe en 1983, le témoignage de celles qui ont rejoint volontairement l'Armée rouge, par une orfèvre de la "voix multiple", célèbre aussi pour son remarquable livre sur la catastrophe de Tchernobyl, La Supplication.
Terres de sang. L'Europe entre Hitler et Staline, de Timothy Snyder, Folio Histoire. Par un historien américain qui connaît bien l'Ukraine et démontre que 14 millions de victimes, du régime communiste comme du nazisme, sont tombées dans une portion assez limitée de l'Europe. Un texte essentiel.
(*) J'avais écrit de façon fautive "Gorodestsky" sur la foi d'une quatrième de couverture erronée. Il s'agit bien de "Gabriel Gorodetsky", un historien israélien spécialiste de l'histoire de l'URSS, qui a retrouvé les carnets de Maïski et les a édités.