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Billet de blog 16 avril 2024

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Nataliia

Une étudiante ukrainienne que nous avions accueillie à Vienne vient d'apprendre que Slava, qu'elle considérait comme son père, a été tué sur le front. Un hommage à tous ceux qui se battent pour leur liberté, et pour la nôtre.

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Elle m’a annoncé depuis Kyiv qu’elle et sa mère avaient enfin reçu le résultat des analyses ADN : le cadavre qu’on leur avait montré en août 2023 à la morgue de Dnipro, si abîmé qu’elles n’avaient pu l’identifier, est bien celui de son oncle Slava, le frère aîné de sa mère, porté disparu au front en juillet. Elle le chérissait comme un père, il l’avait de fait élevée. Dans une petite ville à l’ouest d’Odessa. Russophone, jusqu’à ce que Nataliia décide, avant même l’invasion du 24 février 2022, de parler seulement ukrainien.

Elle a toujours été une élève brillante mais ce n’est pas une « héritière ». Sa mère Inna est cuisinière, son père et ses deux oncles travaillaient en usine, la grand-mère s’occupait de tout à la maison. Jusqu’au jour où les bombes russes ont détruit leur appartement. Où Inna a pris sa fille sous le bras pour se réfugier dans la Moldavie voisine. De là elles sont allées en Allemagne.

Elle a des larmes dans la voix. Pendant ces longs mois d’incertitude il y avait malgré tout l’espoir que ce ne soit pas lui, cette chose affreuse à Dnipro, qu’il ait été fait prisonnier – même si le sort des prisonniers est peu enviable. Elle a la douleur de ne pas lui avoir dit à quel point elle l’aimait lors de leur ultime discussion. Il n’avait pu obtenir de permission pour la voir, et au téléphone leur désaccord a éclaté. Elle croyait en la victoire de l’Ukraine, lui était beaucoup plus pessimiste, parce que les Russes, disait-il, sont comme un rouleau-compresseur. Il avait été mobilisé comme tant d’autres pour défendre sa patrie.

Elle n’a pas encore vingt ans. Personne ne pourra lui dire que c’est le plus bel âge de la vie.

Comment je l’ai connue ? Par la Central European University, la CEU, que George Soros a fondée après la chute du Mur. À l’époque ils s’étaient demandé, ces fervents partisans du libéralisme, s’il valait mieux s’installer à Varsovie, Prague ou Budapest. Ils se sont décidés pour cette dernière, non pas tant parce que le milliardaire Soros était d’origine hongroise, mais parce qu’elle leur paraissait un endroit sûr, politiquement parlant. Comme on sait, Viktor Orban en a fait sa bête noire et la CEU a dû se replier sur Vienne, tout en gardant à Budapest ses locaux, situés en plein centre.

Au début de l’été 2022, quelques mois après l’invasion, la CEU a créé une « Invisible University », avec des cours assurés par des professeurs venus de loin, dont Marci Shore, la femme de Timothy Snyder, qui enseigne comme lui l’histoire à Yale et a écrit elle aussi des livres sur l'Ukraine. J’ai contacté le Hongrois qui organisait ça pour lui dire : nos enfants ont quitté le domicile familial et nous pouvons offrir gratuitement une chambre et une salle de bain. Le reste, notamment la cuisine, devait être partagé.

Quelques semaines plus tard, il m’a demandé si mon offre tenait toujours car il y avait une jeune fille qu’ils avaient repérée lors d’un stage d’été, et les logements à Vienne coûtaient si cher, bref ils seraient contents que nous acceptions.

Début septembre je l’ai attendue sur le quai de la gare de Vienne.

Elle est arrivée en traînant une énorme valise cassée, relique de sa fuite avec sa mère. Dix-sept heures de voyage depuis la petite ville de Detmold, où on leur avait donné asile. Trois changements, des trains annulés : les infrastructures allemandes sont dans un état lamentable, on le sait.

Mais elle n’avait pas dix-huit ans et à cet âge une nuit de sommeil efface tout. Très vite je lui ai dit en anglais – notre seule langue commune : « Tu n’as sans doute jamais vécu sans des adultes près de toi. Nous ne remplacerons jamais ta famille. Nous sommes là pour t’accompagner ».

Donc elle habite chez nous. Nataliia. Avec deux « i », précise-t-elle, parce qu’en ukrainien on écrit ce prénom ainsi. J’ai pensé à cette chanson de Gilbert Bécaud qui avait sonné dans les années 1960 le rapprochement avec l’URSS : Nathalie. Très populaire, du côté de l’Oural. Les temps ont bien changé, plus grand monde ne veut faire ami-ami avec Poutine.

Et qui sommes-nous pour dire aux Ukrainiens qu’ils ont été Russes un jour, donc qu’ils le seront toujours, qu’ils n’ont qu’à se résigner ? Nous qui avons, au moins depuis la Révolution de 1789, porté si haut la liberté de se transformer en ce que l’on veut être, de résister aux pesanteurs et aux déterminismes ?

Du temps de Staline, artistes et intellectuels ukrainiens ont été exterminés (ils ne furent pas les seuls, ceux des autres nationalités aussi). La seule qu’ils ont laissée tranquille était la peintre « naïve » Maria Prymoschenko, qui composait dans son village des scènes aussi colorées que folkloriques, parce qu’elle correspondait tellement au cliché. Les Ukrainiens : des ploucs. La langue ukrainienne : un patois. J’ai vu Nataliia s’indigner qu'on présente trop souvent – par exemple la jeune violoniste poussée par la grande cheffe d'orchestre du film Tar – les filles de l’Est comme peu raffinées, sans éducation.

Elle a mis dans sa chambre un drapeau jaune et turquoise, et une guirlande de lumières. Elle est grande, avec de longs cheveux bruns et un visage harmonieux. De larges yeux noirs. Pas juive, même si beaucoup de gens le supposent, à cause d’Odessa. Ni chrétienne. Chez nous, dit-elle, on n'est pas religieux.

D’ailleurs il n’y a plus de juifs à Odessa, comme il n’y en a quasiment plus à Lviv, où ils comptaient pour presque un tiers de la population avant la Seconde Guerre mondiale. Que les Autrichiens appelaient Lemberg avant la Première, lorsqu'elle était englobée, avec Cracovie et Sarajevo, dans l’empire des Habsbourg. Peut-être faut-il vivre à Vienne, plus à l’est que Prague, pour sentir à quel point le passé continue de peser. Les Autrichiens disent encore Lemberg pour Lviv, comme ils disent toujours Pressburg pour Bratislava ou Laibach pour Ljubljana. Pourtant, c'était il y a plus d'un siècle.

Nataliia était étudiante boursière de première année en histoire à la CEU de Vienne. Mais n’avait qu’une idée en tête : se faire admettre dans une des grandes universités en Grande-Bretagne ou aux États-Unis. L’une de celles qui dominent les classements mondiaux. Elle était visiblement faite pour passer des concours. Le genre qui adore ça, cette course d’obstacles, avec la part d’inconscience qu’il faut. Elle a travaillé d’arrache-pied. Elle savait qu'elle était l'espoir de sa famille.

Quand elle a su, à la mi-décembre 2022, qu’elle était prise jusqu’au Master à Yale – comme boursière là aussi : le prix d’une année là-bas, logement, cantine et assurance-maladie compris, est de l’ordre de 95 000 dollars – elle était aux anges. Son oncle Slava, celui qui a été tué en juillet 2023 sur le front mais n’était pas encore à l’armée, était moins enthousiaste. Il percevait trop bien le saut immense que cela représentait. Elle ne serait plus jamais sa petite Nataliia. « Je regrette presque de t’avoir encouragée » a-t-il dit sur le ton de la plaisanterie lors d’une de ses innombrables conversations sur WhatsApp.

Elle s’étonnait que je parle de négociations avec l’adversaire russe : ils allaient gagner, donc à quoi bon ? Comme elle croyait que Yale était sur la côte Ouest des États-Unis. Il a fallu que je lui donne un atlas, pour qu’elle se rende compte des dimensions des deux pays.

Elle menait sa vie, mais parfois nous l’emmenions avec nous. Comme à ce débat sur l’Ukraine, à l’automne 2022, au Forum Bruno Kreisky. Avec Misha Glenny, un ancien journaliste britannique qui dirige maintenant à Vienne un Institut de sciences humaines. La Russie, il connaît : son père, traducteur de littérature russe, vivait avec sa famille à Moscou au temps de l’URSS. Il a fait ses études entre autres à l’université Charles de Prague. Il a vu de près les années Eltsine, celles de la privatisation à outrance et de la montée de la mafia. Il a aussi des racines ukrainiennes, du côté d’Odessa.

Un peu auparavant il avait reçu à son Institut Catherine Belton, l’ancienne correspondante du Financial Times à Moscou, qui a publié en 2020 un livre très fouillé sur les réseaux de Poutine. Elle était convaincue que le maître du Kremlin n’en avait plus pour longtemps, qu’il allait vivre son « moment Ceausescu ». Mais il avait aussi parlé avec un journaliste russe très expérimenté. Qui pensait exactement l’inverse.

Je ne sais pas lequel des deux a raison, avait conclu Misha. Il a évoqué, à propos des Russes, des « gens habitués à souffrir ». Cela m’a frappée. Je l’avais noté.

C’est parce que Poutine connaît cette capacité à souffrir (et qu’il est persuadé que les Occidentaux ou ceux qui sont trop « occidentalisés » n’en sont plus capables) qu’il se permet une telle brutalité. Mais les jeunes d'aujourd'hui sont davantage prêts à se battre, selon une étude d'Anne Muxel, que notre génération marquée par l'antimilitarisme.

En septembre 2023, Nataliia était revenue à Vienne (sans savoir ce qui était vraiment arrivé à son oncle) et je l’ai amenée à l’aéroport pour son vol vers New York. Il y avait là un Slovaque qui avait fait son service militaire du temps du Pacte de Varsovie et avait aperçu, du train, à quoi ressemblaient les campagnes russes : une arriération étonnante, pour un Tchécoslovaque venu de la ville. Des gens qui vivaient quasiment comme autrefois. C’est pour ça que les attaquants volent parfois en Ukraine les cuvettes en porcelaine des WC. Pour eux, c'est un objet de luxe.

En décembre je me trouvais à New York. Je suis allée voir Nataliia à Yale, un peu plus de deux heures de train au nord de Manhattan. Elle était resplendissante, fière de suivre deux « majors » en histoire et en allemand. Mais aussi un rien désabusée, trouvant les Américains individualistes, très terre-à-terre. Le débat intellectuel de la CEU lui manquait. Peut-être était-elle injuste. Les étudiants nord-américains doivent avoir d'excellentes notes et s'endetter lourdement pour accéder aux universités de la Ivy League.

Mais c’est sûr qu’il y avait un fossé. La dernière fois que ces gens ont dû faire leur service militaire, cela remonte au Vietnam. Dans l’un des bâtiments qu’elle ouvrait avec son badge, on voyait une plaque honorant les étudiants tombés du côté nordiste durant la Guerre Civile. C’est tellement loin. Arrivant à Yale avec un léger retard, expliquant ce qui s’était passé avec son oncle, elle s’est vue conseiller de marcher au grand air pour se changer les idées.

Elle s’était liée à un étudiant d’origine irakienne et à un professeur d’origine serbe. Des gens qui ont perdu leur pays, même s'ils sont lucides sur l'aveuglement criminel - et pas seulement celui de Washington - qui a conduit à la catastrophe.

Elle projetait de faire une exposition à Yale sur des étudiants ukrainiens qui s’étaient portés volontaires dès les premiers jours de l’attaque et sont morts au front. Terrible, de voir leurs visages. Des gens tellement vivants. Jamais je n’ai senti avec tant d'acuité ce qui séparait mon père, parti à dix-huit ans combattre le nazisme, de mes fils qui n’ont même pas eu à aller à l’armée.

J’ai lu enfin les grands romans de Tolstoï, Anna Karénine et Guerre et Paix. Impressionnant à quel point ces aristocrates – les seuls auxquels de son propre aveu s’intéressait l’écrivain – se sentaient chez eux à Kiev ou à Riga. Et instructif, si l’on veut comprendre ce qui pourrait se passer..

Lors de l’interruption entre les deux semestres, en fin d'année, Nataliia est retournée en Ukraine. Et s’est fait voler là-bas son passeport avec son précieux visa d’étudiante. Elle s’est battue pour garder son statut à Yale, où elle reprendra ses études en septembre. Ces derniers mois, elle paraissait plus tourmentée. Surtout quand elle a dû dormir dans le métro de Kyiv à cause d'une alarme. À Vienne son sommeil était parfois si profond que le réveil avait beau sonner à côté d'elle, elle ne l’entendait pas. Mais à d’autres moments je crois qu’elle oubliait la réalité de cette guerre atroce, qu’elle parlait au café avec ses copines de garçons, qu’elle se réjouissait de côtoyer des artistes.

Je m’apprêtais à la rencontrer à Lviv, j’avais déjà pris mon billet de car via la Pologne. C’était la moindre des choses, de faire ce voyage. Le risque d’être écrabouillée par une bombe russe était bien plus limité que celui d’un accident de la route.

Quand est arrivée cette nouvelle qui change nos plans. Maintenant elle doit préparer avec sa mère l’enterrement de Slava dans la petite ville au bord de la Mer Noire. Elles n’ont pas encore osé le dire à la grand-mère, qui souffre d’un cancer. Elles ont peur que son cœur n’y résiste pas. C’était son fils.

Je sais que je la reverrai, Nataliia. Pour moi, elle est liée à tout jamais à l’Ukraine et en même temps elle va vers son propre destin. Chargée de tant de choses plus vieilles qu'elle. Mais elle ne s'écroulera pas. En décembre prochain, elle aura vingt ans.

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