Des "animaux humains" : c'est ainsi que le ministre israélien de la défense a qualifié les commandos du Hamas qui ont massacré le 7 octobre des civils désarmés, jusqu'à égorger des bébés.
Je ne suis sans doute pas la seule à avoir été à la fois horrifiée par ces crimes, mais aussi révulsée par la phraséologie employée. Elle rappelle trop les tournures sémantiques utilisées jadis par les nazis à l'égard de tous ceux en qui ils voyaient des "sous-hommes", et plus récemment celle des extrémistes hutus, lors du génocide au Rwanda, appelant à éliminer les "cafards" tutsis. Dans les deux cas la volonté de dénier toute humanité a précédé l'extermination physique. Elle participe du même processus de négation de l'Autre.
Précisons qu'à mon sens il faut appeler ce qui s'est passé le 7 octobre des actes terroristes commis par le Hamas, ce qui n'est pas incompatible avec le rappel qu'il s'agit d'une guerre très longue des colonisés (les Palestiniens) contre les colonisateurs (le gouvernement israélien qui s'appuie sur les plus extrémistes). Et que je me retrouve dans ce que dit en France la rabbin Delphine Horvilleur : elle est certes persuadée que "les certitudes nationalistes et messianiques (en Israël) ont une part de responsabilité dans le désastre", mais met en garde contre la double tentation de "déresponsabiliser le monde arabe ou surresponsabiliser les juifs".
Or nous avons déjà soutenu, dans notre histoire récente, une cause à nos yeux foncièrement juste - comme l'est celle du peuple palestinien, autant que le droit à l'existence d'Israël -, en étant conscients que ceux qui se battent pour elle ne sont pas des anges, voire qu'ils sont capables de monstruosités. Je prendrai pour exemple la guerre d'indépendance de l'Algérie, de 1954 à 1962, qui a touché beaucoup de gens : les Algériens en lutte pour l'indépendance mais aussi ceux qui les ont soutenus, les "harkis" qui ont choisi la France et furent bien mal récompensés, les pieds-noirs, les nombreux appelés obligés de servir 24 mois dans une guerre qui ne disait pas son nom, tous leurs descendants enfin.
Soyons clairs : mes parents étaient avocats du FLN. Ils ont fait partie de cette gauche qui trouvait intolérable que les autorités françaises, moins de deux décennies après l'occupation allemande et Vichy, usent de la torture. De cette gauche convaincue qu'il n'y avait pas d'autre choix que d'accorder à un pays occupé depuis 1830 le droit de déterminer son destin. Pourtant les "terroristes", avant d'être les poseurs de charges de plastic de l'OAS, ce furent d'abord les combattants du FLN et de l'ALN.
Évoquons les attentats du Milk Bar et de la Cafétéria d'Alger, le dimanche 30 septembre 1956. Ils firent 3 morts et 60 blessés, dont 12 durent être amputés d'un bras ou d'une jambe. Parmi ces derniers Danielle Chich, alors âgée de 5 ans, à qui sa grand-mère voulait offrir une glace. Elle ne remet pas en cause le bien-fondé de l'indépendance algérienne. Mais des décennies plus tard elle a interpellé l'une des poseuses de bombe, Zohra Drif, une apparatchik qui n'a exprimé aucun réel regret pour cet attentat visant jadis des civils. De même que les révolutionnaires de 1789, à propos du roi Louis XVI, estimaient que nul ne peut régner innocemment, il ne pouvait y avoir dans ce conflit féroce de "civils innocents", même des enfants.
On connaît la suite : la "bataille d'Alger" déclenchée en janvier 1957, les pleins pouvoirs donnés au général Massu et à ses parachutistes, 35 000 arrestations, plus de 3 000 disparitions, la "gégène", les viols. Dès le 28 janvier le FLN avait lancé un mot d'ordre de grève générale, sur un ton comminatoire : "Si vous n'interrompez pas votre travail pendant la durée demandée, l'Armée de Libération Nationale se verra dans l'obligation de vous éliminer impitoyablement et là où vous serez". Des méthodes musclées furent aussi employées en métropole pour lever l'impôt finançant la lutte armée, empêcher les Algériens de fumer ou de boire de l'alcool. Ne parlons pas des nombreux règlements de compte qui ont laissé sur le carreau les militants de l'organisation nationaliste rivale du FLN, celle de Messali Hadj.
Et ne parlons pas non plus des nombreux appelés du contingent français, hantés par les "corvées de bois" (liquidations sans jugement) qu'ils ont exécutées, mais aussi par le spectacle du cadavre de leurs copains mutilés, le pénis et les testicules fourrés dans la bouche, ou encore par celui des atrocités commises dans certaines fermes pour terroriser les colons.
De même, pour passer en accéléré sur ce moment majeur, beaucoup d'entre nous ont appuyé la lutte des Vietnamiens contre la colonisation française puis l'impérialisme américain - ah, cette photo d'une minuscule Viêtcong tenant au bout de son fusil un énorme GI, comme elle nous a fait rire! C'était une cause juste, aucun doute là-dessus. Pourtant, si l'on veut avoir une idée de la façon dont ça s'est passé, plutôt que le baroque Apocalypse Now de Francis Ford Coppola inspiré par Conrad, il vaut sans doute mieux regarder The Deer Hunter (Voyage au bout de l'enfer) de Michael Cimino, qui date de la même époque mais décrit de façon plus réaliste les sévices exercés par certains geôliers vietnamiens.
Tout le monde admettait alors qu'on "ne fait pas d'omelette sans casser des oeufs".
Qu'est-ce qui a changé ? D'abord les réseaux sociaux, qui décuplent l'horreur donc l'indignation dans des "bulles" parallèles. Hier contre les tueurs du Hamas, aujourd'hui contre les Israéliens qui martyrisent les habitants de Gaza. Ensuite s'est construite peu à peu, non sans mal et avec beaucoup d'imperfections, une justice internationale dont les concepts se sont fait peu à peu une place dans la conscience collective. "Crime de guerre", "crime contre l'humanité", "génocide", autant de notions qui parfois se recouvrent et se confondent dans notre esprit, mais qui sont des chefs d'accusation précis, élaborés par les juristes. Une justice biaisée et beaucoup trop lente, pour tous les partisans d'une action expéditive. Mais une justice.
La justice, pas la vengeance: il a fallu un long chemin pour que l'humanité s'engage sur cette voie-là. Ce qui se passe depuis dix jours au Proche-Orient est une terrible régression.
 
                 
             
            