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Billet de blog 17 février 2025

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Goebbels, précurseur des fake news

Il est resté le symbole de la propagande nazie. Le film allemand « La fabrique du mensonge », visible en France à partir du 19 février, revient sur la personnalité de Joseph Goebbels. Un éclairage bien utile à l'heure où nous sommes envahis de fake news.

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On croit tout savoir du régime nazi.

Pourtant le long-métrage de l’Allemand Joachim Lang La fabrique du mensonge, que les Français découvriront à partir du 19 février, apporte un éclairage passionnant sur l’une de ses figures les plus célèbres, incarnée par Robert Stadlober. Il permet de mieux cerner le maître d’œuvre de sa propagande, champion avant la lettre des fake news qui nous submergent aujourd’hui : Joseph Goebbels.

Lequel a laissé à la postérité un abondant journal où il notait ses réflexions et les détails de son quotidien. Il a choisi de suivre fanatiquement Hitler jusqu’à la mort – au point d’assassiner ses six enfants avant de se suicider avec son épouse Magda, dans le fameux bunker.

 L’art de contrôler les foules

Le film se concentre sur la période 1938-1945, de l’extension territoriale à la chute du Troisième Reich, de l’Anschluss à la prise de Berlin par les Soviétiques. En fait, explique le réalisateur, dès leur rencontre Goebbels était « tombé amoureux » d’Hitler, qui l'a chargé en 1930 de la communication du parti, sentant ses dons exceptionnels et son esprit inventif, notamment pour faire des rassemblements de masse d'écrasantes démonstrations de force.

Rien de physique entre eux : le ministre de l'Éducation populaire et de la Propagande compensait son allure chétive, aggravée par un pied handicapé qui l'obligeait à porter un appareillage, par de continuelles conquêtes féminines – documentées par la SS, qui avait sur lui un épais dossier. On l’avait surnommé « le bouc de Babelsberg », où étaient situés les studios de cinéma de l’UFA et où il collectionnait d'autorité de jolies filles dociles.

Celui qui, à la différence de bien des bonzes nazis, avait fréquenté l’université (il se fait donner du « Herr Doktor », en référence à ses diplômes de philologie) admirait ce caporal pour lui génial – joué par l’acteur autrichien Fritz Karl, afin de mieux restituer un accent que les Prussiens trouvaient charmant. Même si, aux yeux de Goebbels, la « haute culture », Wagner par exemple, ne pouvait être qu’allemande, les Autrichiens étant surtout bons à des choses plus légères telles que l’opérette.

Les gens en avaient bien besoin d'ailleurs, pour oublier les bombardements et les tristes nouvelles venues des champs de bataille.

Illustration 1
Goebbels (l'acteur Robert Stadlober, deuxième en partant de la droite au premier rang, tenant une cigarette), avec d'autres nazis dans sa "fabrique du mensonge".

Le titre original du film, Führer und Verführer (jeu de mots intraduisible sur « chef » et « séducteur », ce terme n’ayant pas la connotation sexuelle qu’il a en français) rend mieux compte de ce processus en miroir. C’est parce qu’il s’était voué corps et âme à Hitler que Goebbels a su, pour séduire les masses, susciter les images censées les convaincre de leur invincibilité.

Les images manipulées par Goebbels

Là se présentait pour Joachim Lang un écueil. Car presque toutes celles que nous connaissons du Troisième Reich triomphant, ces foules impeccablement alignées, cet enthousiasme délirant autant que monocorde, ces saluts hitlériens innombrables, cette héroïsation, ont été fabriquées par Goebbels qui éliminait tout signe de faiblesse. La réalité, soulignait l’historien du nazisme Johann Chapoutot lors d’un débat vendredi après la présentation du film, était moins bien organisée.

Les seules images authentiques, contrepoint dans le film à celles de la propagande, sont les brèves séquences prises en catimini par les nazis sur les lieux d’extermination. Et quelques témoignages de survivants de la Shoah.

Mais on voit aussi comment étaient répétées des scènes soi-disant spontanées, à l’instar de cette petite fille blonde qui offre des fleurs au Führer. Ou utilisés des artifices de carton-pâte pour faire croire que des blindés franchissaient victorieusement des fleuves.

Bercée pendant des années par un discours de paix (à l’extérieur de ses frontières), la population allemande ne s’est pas résolue facilement à une guerre d’agression, encore moins à la « guerre totale » annoncée en février 1943, après la défaite de Stalingrad, lors du grand discours de Goebbels au Palais des Sports, répercuté ensuite dans les journaux, à la radio et aux actualités cinématographiques. Car la guerre totale impliquait l’enrôlement de tous les hommes dans l’armée, jusqu’aux très jeunes adolescents, et la mise au travail des femmes dans les usines.

Hitler a toujours raison

Si Goebbels était désagréablement surpris des décisions belliqueuses du chef qu’il admirait – l’attaque de la Tchécoslovaquie puis de la Pologne, et surtout celle de l’Union soviétique en juin 1941 -, son souci immédiat était de savoir comment vendre à l’opinion publique la nouvelle ligne. Jusque dans sa vie personnelle, quand il a dû renoncer à divorcer de Magda pour épouser une actrice tchèque, afin de ne pas détruire aux yeux du public la « famille modèle » du Reich, il s’est plié aux arguments d’Hitler.

Les rivalités avec les autres dirigeants nazis, qu’en général il méprisait, sont bien montrées : rien ne flatte davantage Goebbels que d’être assis, lors de ces déjeuners de travail où s’établit une hiérarchie, juste à côté du Führer, et d’être ainsi désigné comme son disciple préféré.

En 1940 il joue sur l’antisémitisme le plus déshumanisant (le pseudo-documentaire Der ewige Jude, Le Juif éternel). Et fait appel, la même année et sur le même thème, aux émotions populaires grâce au mélodrame plus sophistiqué et en costumes de Veit Harlan Der Jude Süss (Le Juif Süss), où les nazis ont pris le contrepied du livre de Lion Feuchtwanger, inspiré par la véritable histoire de Joseph Süss Oppenheimer. Manipulateur hors pair, Goebbels connaissait l'art de pianoter sur les deux registres – même s’il préférait le second.

La force du cinéma

Au faîte de son pouvoir, alors que la Wehrmacht reflue déjà sur tous les fronts, il obtient encore des milliers de soldats pour figurer dans un long-métrage en Agfa-Color, toujours signé Veit Harlan, Kolberg (ville aujourd’hui en Pologne, qui fut assiégée par les troupes napoléoniennes), et supposé galvaniser l’esprit de résistance. Il a quand même fait couper au montage une scène de massacre, jugeant qu’elle serait trop démoralisante pour une population civile aux abois.

Le génie de Goebbels, c’est d’avoir compris la force du grand écran, reconnu le talent de réalisatrices telles que Leni Riefenstahl ou d’actrices comme la Viennoise Paula Wessely, si touchante en 1941 dans Heimkehr (Retour au foyer), une fiction destinée à justifier la conquête des « territoires de l’Est ».

Le parallèle est évident avec les fake news qui fleurissent aujourd’hui sur les réseaux sociaux, et que quelques journalistes courageux s’emploient à réfuter. Mais il y en a trop : « inonder la zone de merde », c’est la tactique préconisée par Steve Bannon et utilisée par Donald Trump lors de ses confrontations télévisées pendant la campagne électorale de 2024. Il débitait des mensonges à une telle allure et avec tant d’aplomb que les équipes chargées de vérifier en direct ses assertions avaient toujours un train de retard.

Ce n’est pas non plus un hasard si la journaliste états-unienne Kara Swisher, spécialiste de l’univers d’Internet, s’est intéressée en tant qu’étudiante aux mécanismes de la propagande nazie. Ce qui n’a rien empêché, on le voit.

Terrible mais presque rassurant

Reste une question. Pourquoi avons-nous tant d’appétence pour cette histoire terrible que nous pensons connaître par coeur ? Pourquoi cela nous intéresse-t-il encore et toujours, malgré les milliers de livres, les kilomètres de films, documentaires, témoignages, séries, pièces de théâtre, tableaux, travaux d’historiens accumulés au fil des décennies ? Sans parler d’Elon Musk, qui au vu des commentaires outrés après son salut nazi a écrit que c’était « tellement lassant », de toujours faire référence à ça.

Risquons une hypothèse, qui bien sûr n’a rien d’une démonstration scientifique : parce que nous avons vaincu le nazisme. À un prix certes très élevé - 50 millions de morts, la destruction des Juifs d’Europe, le stalinisme et le Rideau de Fer, jusqu’à aujourd’hui la tragédie d’Israël et des Palestiniens. Nous avons payé cher notre victoire, mais nous avons fini par terrasser la Bête immonde.

Si affreux que ce soit, ce serait presque rassurant par rapport à ce qui nous attend.

Nous nous tournons vers le passé, aussi, parce qu’il nous évite d'affronter un avenir plus effrayant encore.

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