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Billet de blog 17 mars 2022

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La géographie, ça sert souvent à faire la guerre

[Rediffusion] Les Français sont réputés nuls en géographie. Parce qu'ils ont rarement été envahis. Allemands et Autrichiens en revanche sont obligés de l'apprendre parce que les frontières ont beaucoup bougé dans cette région de l'Europe. Hommage au « Putzger », un atlas historique qui a marqué des générations d'écoliers.

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Illustration 1
La carte de la Guerre de Trente Ans (1618-1648) montre la complexité du conflit religieux couplé aux affrontements politiques. En haut à droite, celle des pertes humaines. © DR

C'est une institution à l'habillage austère : pendant longtemps une couverture toilée de couleur grise, des caractères bleu foncé, et une apparence guère plus riante aujourd'hui. A l'intérieur, des dizaines de cartes historiques en couleurs que chaque élève, en Allemagne, en Autriche ou en Suisse, est censé connaître avant le bac (qui se dit "Abitur" en Allemagne, et "Matura" en Autriche mais aussi en Suisse ou au Tyrol du Sud, devenu italien depuis la Première Guerre mondiale).

Le "Putzger" est un outil précieux pour comprendre le monde dans lequel nous vivons comme celui d'où nous venons. "Nous" ce sont les Européens qui ont dominé la planète et mettront un certain temps à admettre que c'est fini. En attendant, la guerre en Ukraine les oblige à affirmer dans l'urgence que l'Europe est une communauté de valeurs, pas seulement un espace économique.

J'ai découvert le Putzger en Autriche. Ce fut une révélation : la forme stable de l'Hexagone français, qui comme la péninsule ibérique a l'avantage d'être à l'extrémité du continent, contrastait avec les métamorphoses tumultueuses de l'Europe centrale, vingt fois conquise, reconquise, divisée, morcelée, unifiée au gré des empires. De grands pays comme la Pologne disparaissent carrément de la carte à certaines périodes de l'histoire, et l'on est étonné de constater l'étendue de la République de Weimar, que pourtant Hitler a voulu à toute force augmenter encore, avec le résultat que l'on sait.

Les Français sont réputés nuls en géographie: parce qu'ils ont été rarement envahis - la dernière fois c'était en 1940 et on en parle encore dans les familles, mais comparé à d'autres peuples européens, c'est très peu. Au centre de l'Europe au contraire, savoir sa géographie est d'une importance vitale.

Un monde plus vaste

Il existe une édition récente du Putzger qui n'est pas faite pour les cartables. Elle est beaucoup trop volumineuse (34 cm de haut, 25 de large, plus de 300 pages). Mais elle donne une multitude de renseignements, à commencer par l'histoire de l'atlas lui-même.

La première édition date de 1877. A l'époque elle ne comptait que 27 cartes principales et 48 cartes secondaires. Il y en a aujourd'hui 389 : le monde s'est beaucoup élargi depuis les représentations balbutiantes et très euro-centrées qui étaient reproduites au tout début de cet "atlas scolaire", celle d'Hérodote en 450 avant Jésus-Christ, celle de Ptolémée environ trois siècles plus tard, et le sont aujourd'hui encore, mais sous un regard beaucoup plus universaliste.

On a accusé le Putzger d'avoir favorisé l'idéologie expansionniste de Guillaume II, avec son Allemagne d'un rouge agressif face à un empire multinational des Habsbourg jaune pâle. C'est sûrement vrai, mais cette idéologie était déjà dominante à la fin du 19ème siècle parmi les enseignants, et l'atlas se contentait de la refléter. En 1931, deux ans avant la prise du pouvoir par les nazis, il montrait pour la première fois la diffusion de la "germanité" sur le continent, prélude à de futures revendications territoriales. Les éditions d'après-guerre, et déjà celles de la République de Weimar, se sont délestées des cartes des batailles, vues sous l'angle exclusif de Berlin, qui imposaient une vision téléologique de la supériorité allemande. La géographie ne sert pas seulement à faire la guerre, mais aussi à voir ce qui nous entoure.

La preuve qu'il y avait malgré tout un corpus scientifique solide est que 20 des 27 cartes principales de la première édition sont toujours utilisées de nos jours, certes en intégrant les changements intervenus depuis le 20ème siècle. Le succès très durable du "Putzger" - son auteur, Friedrich Wilhelm Putzger, fut professeur puis inspecteur des écoles en Saxe, dans l'est de l'Allemagne - était dû à son prix modique autant qu'au besoin accru de formation engendré par l'industrialisation. Puis à la nécessité d'avoir une vue synthétique d'événements parfois très complexes.

Les conflits et leurs causes

Aujourd'hui l'atlas fait ressortir des thématiques beaucoup plus vastes, comme le changement climatique, les migrations, les religions ou les épidémies. Il donne des coups de projecteur sur des régions conflictuelles telles que les Balkans ou le Moyen-Orient. Il met en relief la colonisation, phénomène peu présent dans la sphère germanique mais si déterminant pour les francophones ou les anglophones. Il accorde désormais une large place à l'Asie, particulièrement à l'Inde, à la Chine et au Japon.

On y trouve aussi la carte des conquêtes napoléoniennes ou celle des pertes démographiques lors de la terrible Guerre de Trente Ans entre catholiques et protestants, au 17ème siècle, qui a tant marqué la mémoire allemande et tué tant de gens, des suites directes des affrontements armés, des famines qu'ils ont provoquées, ou à cause des épidémies qui portaient un coup fatal à des corps affaiblis : jusqu'à plus de 50% dans certaines régions, plus de 30% dans beaucoup d'autres.

Tout aussi instructives, la carte des premières productions industrielles, notamment des filatures, ou celle des destructions dans les villes allemandes en 1945. Deux pleines pages sont consacrées à "l'Holocauste" des Juifs d'Europe, avec l'emplacement des camps de concentration et d'extermination. L'atlas décentre le regard européen en s'intéressant au deuxième conflit mondial en Asie du Sud-Est, ou fait ressortir les enjeux économiques - minerais, acier - d'une industrie tournée vers l'armement entre 1939 et 1945. Il recense pays par pays les pertes militaires et civiles provoquées par ce conflit : nulle part elles ne furent aussi élevées qu'en Union soviétique. Les blessures d'hier éclairent parfois celles d'ajourd'hui.

Le volume s'achève avec les révolutions arabes de 2011. Il y a fort à parier qu'une prochaine édition traitera aussi de la guerre en Ukraine : en 2015 la carte montrait déjà la Crimée annexée par la Russie et les régions revendiquées par les séparatistes. L'Histoire se fait sous nos yeux, dans la souffrance et la terreur. Quelle que soit l'issue de ce combat, elle sera un jour condensée, sinon apaisée, dans les cartes du Putzger.

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