Les temps sont durs pour les musulmans qui plaident pour une réforme libérale de leur religion: insultes et menaces de mort font florès, confesse dans le quotidien viennois conservateur Die Presse l'islamologue autrichien d'origine turque Ednan Aslan, auteur il y a quelques années d'une étude controversée sur les jardins d'enfants musulmans à Vienne, qui dénonçait l'influence d'une idéologie rétrograde..
Mais ils ne le sont pas pour Ossama Ben Laden, l'organisateur des attentats du 11 septembre 2001 contre les symboles de la puissance américaine, littéralement ressuscité d'entre les morts: sa "Lettre à l'Amérique" de l'époque - expliquant que les Juifs sont responsables de tous les malheurs du monde et exigeant l'introduction universelle de la charia avec peine de mort pour l'homosexualité - a paraît-il "ouvert les yeux" de plusieurs influenceurs qui jusqu'alors s'étaient surtout occupés de sujets plus frivoles. Dans l'intervalle l'une de ces éminents spécialistes, Lynette Atkins, n'a plus le droit de s'exprimer sur Tiktok. Son message complotiste avait été auparavant vu et relayé des millions de fois.
Les temps sont certes moins propices aux débats intellectuels qu'aux réactions passionnelles. De par le monde, nous sommes très nombreux à nous indigner de voir l'armée israélienne pilonner sans pitié les civils palestiniens à Gaza. Dès le 7 octobre l'Autriche officielle, comme l'Allemagne, a pris fait et cause pour Israël et interdit les manifestations pro-palestiniennes, à cause des slogans antisémites qui y étaient proférés. Pourtant l'opinion est en train d'évoluer.
Le porte-parole de Tsahal sur la sellette
Un moment-clé a sans doute été la longue interview en direct menée par un journaliste-vedette de la télévision publique, Armin Wolf, avec un porte-parole de Tsahal au soir de l'attaque contre l'hôpital Al-Shifa (dont les services israéliens et américains prétendent qu'il abrite un poste de commandement du Hamas). Leitmotiv: au vu du maigre bilan de cette opération militaire, pareil acharnement était-il vraiment justifié? Le porte-parole, d'origine iranienne mais parfaitement germanophone, a répété en boucle les mêmes arguments avec un embarras toujours plus visible. Puis, poussé dans ses retranchements, s'est insurgé contre le fait que son interlocuteur ne parle que des souffrances des civils palestiniens.
Du coup, le texte aussi court que violent posté quelques jours plus tôt sur son site par l'écrivain Elfriede Jelinek, Prix Nobel de littérature 2004, pour qui le Hamas pratique le massacre "comme un sport" et s'est exclu de fait de la civilisation, est apparu quelque peu décalé. Elle désigne Israël comme "le seul État démocratique de la région".
Témoin du glissement actuel, Die Presse publiait ce samedi un entretien plus nuancé que ses prises de position des premiers jours avec le spécialiste de l'intégration Kenan Gungör, lui aussi d'origine turque: celui-ci considère qu'à côté du drapeau israélien affiché dès le début sur la façade de Ballhausplatz, le ministère des affaires étrangères à Vienne, il aurait été intelligent d'envoyer ensuite "un signal" aux musulmans d'Autriche en accrochant au même endroit, près des couleurs israéliennes, celles de la Palestine. Car trop d'entre eux, dit-il, ont acquis le sentiment que les Occidentaux utilisent une fois encore le "deux poids-deux mesures".
Ce rééquilibrage serait aussi plus conforme à la ligne définie jadis sous le chancelier social-démocrate Bruno Kreisky, au pouvoir de 1970 à 1983. Juif revenu de l'émigration anti-nazie, il fut le premier dirigeant occidental à rencontrer Yasser Arafat, tout en cultivant sa proximité avec le leader de la gauche israélienne à l'époque, le premier ministre Shimon Peres. Depuis quelques années, le jeune chancelier conservateur Sebastian Kurz, grand ami de Trump et de Nétanyahou, a imposé une position nettement plus favorable à la droite israélienne. Certains se demandent d'ailleurs comment il pouvait avoir en son temps pour vice-chancelier et ministre de l'intérieur le chef du parti d'extrême droite FPÖ, Herbert Kickl. Lequel, deux décennies plus tôt, avait été l'inspirateur d'une célèbre plaisanterie antisémite de Jörg Haider contre le président du consistoire israélite Ariel Muzicant: "On se demande comment quelqu'un qui a un tel prénom peut être aussi sale!".
Un "tsunami d'antisémitisme"
Mais Güngör ne cache pas non plus qu'on assiste depuis quelques semaines à un "tsunami d'antisémitisme" qui l'inquiète: "Je me fais vraiment du souci que tout cela se traduise par de la violence contre la population juive". Les Juifs étaient plus de 200 000 en Autriche avant l'Anschluss de 1938; ils sont aujourd'hui à peine 8 000, soit 10% d'une population musulmane en pleine expansion. On y compte désormais, à côté de gens originaires de Turquie (quelque 500 000 personnes sur près de 9 millions d'habitants), des musulmans arrivés plus récemment, surtout de Syrie ou d'Afghanistan. Au point que dans les établissements scolaires de Vienne, nous confiait Güngör, "les Turcs se sont fondus dans un ensemble, on le les voit quasiment plus", alors qu'avant ils formaient un groupe identifiable, notamment pour leurs condisciples chrétiens orthodoxes venus des Balkans. Les prises de bec entre "yougos" et "turcs" étaient le pain quotidien des enseignants dans les quartiers "sensibles".
Comme l'Allemagne, l'Autriche pratique une "laïcité ouverte" séparant la foi religieuse et la politique, conformément aux principes hérités des Lumières. Cela n'exclut pas les tensions avec l'islamisme. Mais ici pas de chasse au voile ou à l'abaya, sinon une coopération qui permet sans doute de mieux contrôler l'enseignement religieux dispensé dans le cadre du cursus scolaire, par des professeurs souvent payés par le gouvernement.
Beaucoup s'alarment cependant de voir de jeunes musulmans perpétuer les préjugés de leurs parents ou de leurs grands-parents. Selon plusieurs études, les adolescents d'origine arabe sont "nettement plus antisémites que l'ensemble de la population autrichienne". La majorité d'entre eux pense que les Juifs dominent le monde des affaires et 40% trouvent "exagérées" les informations sur la Shoah.
"Arrête de te comporter comme un Juif!"
De fait, si l'on en croit le chercheur algéro-allemand Abdel-Hakim Ourghi, auteur de Die Juden im Koran - Ein Zerrbild mit fatalen Folgen (Les Juifs dans le Coran - Une image déformée aux conséquences fatales, non traduit, publié chez Claudius en mai 2023), antijudaïsme et antisémitisme sont enracinés de longue date dans la culture musulmane.
Professeur de théologie islamique et de pédagogie des religions à l'École supérieure de Freiburg, dans la Forêt-Noire, il est arrivé en 1992, à vingt-trois ans, pour poursuivre ses études en Allemagne, où il a pu enfin avoir du recul sur le type d'éducation qu'il avait reçue durant son enfance à Tlemcen. "J'étais un antisémite endoctriné" écrit-il aujourd'hui. "Juif" était un mot utilisé dans le langage courant pour désigner ce qui était extérieur et condamnable. "Je t'ai déjà dit de ne pas jouer avec le fils du Juif" a-t-il entendu dans la bouche d'un voisin (venu de Tébessa, dans l'est proche de la Tunisie, le père d'Ourghi a toujours été perçu comme un "étranger" à Tlemcen, ville traditionaliste de l'ouest algérien). "Tu es comme les Juifs, tu ne cherches que les problèmes". Ou bien "barka min tayhudiyat", c'est-à-dire "Arrête de te comporter comme un Juif!". Sans parler de cette prière, répétée chaque vendredi à la mosquée où officiait son oncle maternel, imam: "Qu'Allah abaisse et détruise les maudits Juifs!".
Le mythe de l'Andalousie heureuse?
Mais selon lui il ne s'agit pas seulement de la culture populaire, de dictons que chacun répète sans jamais interroger leur bien-fondé. Le Coran même, le Livre sacré de l'islam, qu'il relit sous cet angle, regorge d'allusions anti-judaïques. Au passage Ourghi tord le cou à une légende tenace, celle d'un âge d'or de l'islam dans "l'Andalousie heureuse", où juifs et chrétiens auraient vécu en paix sept siècles durant sous l'égide musulmane. Il est vrai, admet-il, que des savants tels qu'Averroës (Ibn Rushd) ou Maïmonide ont pu s'y épanouir. En fait les spécialistes du sujet disent que des périodes de cohabitation harmonieuse ont été suivies d'un durcissement sous l'influence des conquérants almoravides, beaucoup plus "intégristes" (dirions-nous). Mais la Reconquista chrétienne, achevée en 1492, a mis fin à coup sûr à cette coexistence: juifs ou musulmans ont été sommés de se convertir, ou de s'exiler.
Cette image idéalisée, affirme-t-il, a surtout été créée au 19ème siècle par des romantiques qui espéraient une émancipation des Juifs sur le modèle de la Révolution française, dans un contexte de montée de l'antisémitisme en Europe. Elle est une "projection anhistorique" et il serait temps que les musulmans se confrontent aux vérités désagréables de leur histoire, qu'ils s'efforcent de refouler à moins qu'ils n'en fassent porter la responsabilité aux seuls fanatiques islamistes. Il évoque les massacres (il utilise le terme de "pogrom", inapproprié aux yeux de certains historiens) qui ont parfois marqué la vie des communautés juives, comme à Constantine en 1924. Il pense que dans cette ville des plaques commémoratives devraient rappeler, comme à Damas ou Tlemcen, que beaucoup de juifs y ont vécu autrefois. Quand ils sont partis, après la décolonisation et surtout la Guerre des Six-Jours en 1967, dit-il, le monde musulman s'est vu amputer d'une part irremplaçable de son héritage: 99,5% d'entre eux ont quitté pour toujours la terre où ils vivaient depuis des siècles.
Il s'inscrit aussi en faux contre la thèse d'un antisémitisme importé à la période coloniale (par exemple de France vers le Maghreb), ou suscité avant tout à partir de 1948 par l'existence de "l'entité sioniste" au Proche-Orient, et les injustices répétées infligées aux Palestiniens. Le sentiment que les Juifs sont foncièrement mauvais, nos "ennemis", dit-il, est bien plus ancien.
Le Coran de la Mecque et celui de Médine
En fait, à ses yeux, il faut distinguer entre le message de paix et d'amour émis par le Prophète à la Mecque (80% des sourates du Coran), et la version "juridico-politique" qui coïncide avec son séjour ultérieur à Médine, après l'Hégire. Ayant tiré les leçons de son échec lors de la première étape, Mohammed va y instaurer une communauté monothéiste soudée autour de lui, parfois en tant que chef militaire. Le verbe s'allie alors au sabre.
C'est de cette période que date l'hostilité envers les Juifs, qui dans leur écrasante majorité ont refusé de se convertir à la "vraie foi". Comme aux chrétiens, les musulmans vont leur imposer dès fin 630 un statut inférieur, celui de dhimmi (protégés), à condition qu'ils paient un tribut annuel. S'ils ne s'en acquittent pas ils sont considérés comme des païens, peuvent être tués, leurs biens dispersés entre musulmans, leurs femmes et leurs enfants vendus en esclavage.
Ourghi dissèque le Coran (dont il ne saurait y avoir de "traduction": je m'appuie sur le texte français établi par Denise Masson et révisé par le Libanais Sobhi El-Saleh) ainsi que la Sunna, la Tradition. Le paiement d'un tribut, la gizya, prix de la liberté religieuse des juifs - souvent assorti, par exemple au Maroc, d'une humiliation telle qu'une gifle ou un coup de bâton - ne va pas suffire aux yeux du calife Omar, l'un des successeurs du Prophète à Médine. Il dicte de nouvelles exigences aux habitants juifs de la ville: ils doivent se raser le devant de la tête et ceinturer leurs tuniques de jaune, ils ne peuvent porter d'arme ni monter à cheval, leurs fêtes comme leurs enterrements doivent être silencieux, leurs synagogues seront moins hautes que les mosquées, ils n'ont pas le droit d'avoir des serviteurs musulmans ni d'occuper des fonctions dans l'administration, ils doivent se lever de leurs sièges si des musulmans désirent s'asseoir.
Des mesures distinctives devenues discriminatoires
On se souvient que cette dernière exigence était aussi celle à laquelle devaient se plier les Noirs dans le sud des États-Unis jusque dans les années 1960. Et que c'est pour avoir refusé de céder sa place à un Blanc dans un autobus que Rosa Parks est entrée dans les livres d'histoire. Parmi les nombreux passages du Coran relevés par Ourghi, citons: "Combattez-les jusqu'à ce qu'ils paient directement le tribut après s'être humiliés" (9:29), ou encore (9:30): "Les juifs ont dit: Uzaïr est fils de Dieu! Les chrétiens ont dit: le Messie est fils de Dieu! (...) Que Dieu les anéantisse! Ils sont tellement stupides!"
Plus troublant encore est le fait que l'islam fut le premier à imposer des signes vestimentaires aux juifs. Au départ pour les distinguer des musulmans, ensuite pour signaler leur infériorité, écrit Ourghi - ils étaient assimilés à des singes, les chrétiens à des porcs. On se souvient que la thèse liminaire de l'historien Raul Hillberg dans son travail pionnier sur la Shoah, La destruction des Juifs d'Europe, est que les nazis n'ont fait qu'amplifier, jusqu'à l'extermination systématique, les mesures discriminatoires prises des siècles auparavant contre les Juifs par l'Église catholique - interdiction des mariages mixtes, ghettos, impôts etc. Concernant l'étoile jaune que les Juifs du Troisième Reich ont dû coudre sur leurs vêtements à partir de septembre 1941, Hillberg relève que l'Église s'était elle-même inspirée des mesures prises jadis par le calife Omar: les juifs étaient tenus de porter une ceinture jaune, celle des chrétiens était bleue.
"Khaïbar! Khaïbar!"
Ces faits gênants mais jamais analysés, qui confinent au tabou, souligne Ourghi, expliquent pourquoi des foules de manifestants peuvent scander aujourd'hui, à l'instar du FIS algérien en 1992, au début de la "décennie noire": "Khaïbar! Khaïbar! Ô vous les juifs! L'armée de Mohammed va revenir bientôt" (et pourquoi l'Iran a baptisé "Khaïbar 1" l'un de ses missiles livré au Hezbollah libanais): c'est une allusion à la bataille de Khaïbar au 7ème siècle, une oasis près de Médine où le Prophète a défait militairement en 628 une tribu juive, avant que celle-ci choisisse de payer tribut plutôt que la mort. C'est aussi de cette bataille que s'est revendiqué l'islamiste indonésien qui a fomenté l'attentat de Bali en 2002 visant des touristes occidentaux.
Partisan d'une réforme libérale de la doxa musulmane, notamment s'agissant des femmes (il a fondé à Berlin, avec l'avocate féministe Seyran Ates qui est "imame" comme en France Delphine Horvilleur est rabbin, une petite mosquée réformiste), Ourghi déplore la "mentalité de vendetta" que cette histoire aussi mythique que glorieuse a ancrée dans les masses musulmanes.
Or seule une confrontation franche avec le passé leur permettra à son avis d'avancer sur la voie de la modernité. L'Église catholique a bien fini par se dégager, après le concile Vatican II au début des années 1960, et non sans de grandes difficultés, de presque deux millénaires de conceptions antisémites qui avaient fait des juifs le "peuple déicide" coupable de la mort du Christ. Les prières furent alors modifiées, le dialogue avec d'autres grandes religions établi.
Mais lors de ses séjours en Algérie, sa terre natale, le théologien n'ose toujours pas dire qu'il a des Juifs pour amis. Maintenant, sans doute moins que jamais.
Son premier voyage en Israël, avec des étudiants musulmans et des protestants luthériens (Luther aussi a écrit des horreurs sur les Juifs), date de novembre 2022. Le suivant était programmé pour octobre 2023. Depuis le 7 octobre la situation ne cesse de s'assombrir et le dialogue entre les deux religions semble très loin de nous.