Beaucoup d’entre eux regardaient fixement le plafond de la salle : souvent des paysans, habitués à de petites maisons dans leur pays d’origine, ils n’avaient jamais vu un bâtiment aussi haut. Ainsi se présentait à eux Ellis Island, le centre près de New York par où ont transité, de 1892 à 1954, quelque 12 millions d’Européens qui voulaient émigrer aux États-Unis.
On estime que 100 millions de ressortissants du pays actuel (sur quelque 333 millions) ont au moins un ancêtre qui a fait cette expérience. Beaucoup d’entre eux visitent le Musée national de l’Immigration, ouvert en 1990 en ces lieux.
Certes tout le monde n’était pas contraint de séjourner longtemps dans ce gigantesque entonnoir, construit comme une gare (avec à un bout l’entrée, à l’autre la sortie) et où la grande majorité ne devait endurer que trois à cinq heures d'attente.
Après une escale à Staten Island - où des officiers sanitaires montés à bord s’efforçaient de discerner les symptômes des principales maladies infectieuses: variole, fièvre jaune ou choléra - les passagers de première et seconde, que l'on avait soumis à un bref interrogatoire, descendaient à terre : à l’époque il n’y avait ni visa ni documents d'identité. Les autorités américaines partaient du principe que ces gens-là auraient assez d’argent avec eux.
Mais les autres, qui avaient effectué le trajet transatlantique en troisième classe, entassés pendant des semaines sur leurs ballots, incertains de ce qui les attendait, étaient conduits sur de petits vapeurs jusqu’à Ellis Island. Le premier centre d’accueil, Clinton Castle, au sud de l’île de Manhattan, avait été fermé à la suite de plaintes de résidents du quartier qui ne voulaient plus voir ces pauvres hères à qui ils attribuaient tous les maux, surtout la hausse de l'insécurité – rien de nouveau sous le soleil.
Pour les pauvres, un passage obligé
Le gouvernement fédéral a donc construit un centre séparé dans la baie de l’Hudson, à quelques encablures de là, qui est resté en usage presque 62 ans. Outre cet imposant bâtiment il y avait aussi sur la petite île un hôpital, une morgue et même une maternité où sont nés au fil des décennies plus de 300 bébés.
Pour ceux, souvent analphabètes, qui fuyaient la misère ou la violence des pogroms à l’Est (le pic des arrivées à Ellis Island, soit plus d’1 million d’immigrants, fut atteint en 1907), c’était la promesse d’une vie meilleure, en tout cas d’un avenir pour les enfants. Le dur labeur, presque de la naissance à la mort, ils ne connaissaient rien d’autre.
La Statue de la Liberté les avait accueillis. Ils savaient qu’ensuite ils devraient passer par « la Porte de l’Amérique », aussi baptisée l’ « Île des larmes », ou « des cœurs brisés » en souvenir de ceux (2% du total) qui devaient reprendre le bateau dans l’autre sens. Les compagnies de transport maritime étaient contraintes de les accepter gratuitement, mais elles avaient assuré leurs arrières en exigeant de chaque passager l'aller et le retour : bien des familles ont économisé, pendant des années, le prix de leurs billets.
L'obsession de la maladie et des "mauvaises moeurs"
Au rez-de-chaussée les passagers de troisième classe essayaient de retrouver leurs malles. Beaucoup, sachant qu’il y en aurait forcément d’égarées, préféraient les garder avec eux, quitte à les trimballer tout au long du tri. Les choses sérieuses commençaient au premier étage, où ils devaient se séparer en deux longues files : d’un côté les femmes et les enfants de moins de 15 ans, de l’autre les hommes. Assis à de petites tables au fond de cette salle gigantesque, les médecins ne pouvaient consacrer que six secondes en moyenne à chaque émigrant. Mais ils les voyaient venir, et étaient vite devenus experts dans l’art de déceler un bras amputé, une jambe boiteuse ou un œil éborgné.
Des agents sanitaires en uniforme passaient au préalable dans les rangs en essayant de repérer ceux qui leur semblaient inaptes à gagner leur vie. Ils traçaient une lettre à la craie sur l’épaule des « suspects » : « E » pour « eyes » - le trachome, une maladie très infectieuse qui entraîne la cécité, était alors endémique dans plusieurs régions d’Europe; « L » (pour « Lameness » : paralysie); « H » (pour « Heart » : insuffisance cardiaque) ou encore « X » (pour un supposé retard mental).
Ceux-là, environ 10%, étaient aussitôt emmenés vers des sortes de cages où les médecins les ausculteraient de manière plus approfondie. Ceux qui ont vu The Immigrant (2013), avec Joaquin Phoenix et Marion Cotillard, savent que celle-ci accepte de se prostituer à New York pour sortir sa sœur, tuberculeuse, de l’hôpital de Ellis Island. Avant la Seconde Guerre mondiale, la tuberculose était une calamité qu’on ne savait guérir, quand le mal n’était pas trop avancé, qu’avec de l’air frais et du soleil…
L’obsession des autorités américaines, outre la capacité à travailler sans devenir « une charge pour la société », c’était la moralité. Elles voyaient d’un mauvais œil les femmes jeunes et célibataires, encourageant les mariages sur place (parfois plus de deux cents en une seule journée !), souvent avec des hommes qui attendaient là et ne connaissaient leur future épouse que par voie épistolaire.
Après ce tri sanitaire suivaient 29 questions destinées à connaître l’identité du candidat, sa profession et sa destination – un tiers restaient à New York, les autres se rendaient dans la ferme parfois lointaine où on leur avait promis de l’embauche. On a demandé une fois à une jeune femme comment elle lavait les escaliers, en commençant par les marches du bas ou celles du haut : « Je ne suis pas venue en Amérique pour laver les escaliers ! » a-t-elle rétorqué.
Le Musée insiste sur le fait que l’immense majorité des gens sortaient libres d’Ellis Island, que seuls 2% étaient rejetés : les handicapés, les anarchistes, les « ouvriers contractuels » dont on redoutait qu’ils ne suscitent des grèves. Ceux-là étaient parqués dans des cellules assez spartiates, mais recevaient trois repas par jour en attendant la décision des autorités. Faire appel était possible. Ce processus durait parfois des semaines, et il y avait des sociétés d’aide aux immigrants qui intervenaient.
Des Scandinaves plutôt que des Italiens
De fait il existait une bonne part de racisme et de corruption dans le personnel. Sans compter la conviction, très enracinée à l’époque parmi les élites des États-Unis, que certaines populations étaient moins aptes que d’autres à la démocratie : mieux valait, même pauvre comme Job, venir d’une ferme d’Allemagne ou de Scandinavie que d’Irlande, du sud de l’Italie ou des shtetls d’Europe de l’Est. C’était préférable d’être protestant, plutôt que catholique ou juif. On avait des préjugés favorables envers les gens du nord de l’Europe, censés avoir une tradition d’autogouvernement remontant aux tribus qui ont affronté les armées romaines, au détriment des autres.
Ce que montre l’universitaire Thomas Leonard dans Illiberal Reformers : Race, Eugenics and American Economics in the Progressive Era (Réformistes mais pas libéraux : Race, eugénisme et économie en Amérique à l’époque progressiste). Il rappelle notamment que le gouvernement fédéral avait entièrement stoppé toute immigration chinoise pendant dix années, à la fin du 19ème siècle, sous la pression d'une crise de l'emploi - et de la xénophobie. Alors que nombre de Chinois, souvent dans des conditions proches de l’esclavage, avaient construit à la sueur de leur front le chemin de fer reliant les deux côtes des États-Unis.
Dans les années 1920 ont été établis pour Ellis Island des quotas d’immigration par pays - pour 17 000 Irlandais chaque année, 7 400 Italiens et seulement 2 700 Russes. Tant pis pour les Juifs chassés après 1933 par le nazisme, ils n’entraient pas dans les quotas. Cela explique l’histoire désormais célèbre de ce bateau chargé de réfugiés juifs, interdit d’accoster à New York et contraint d’errer de port en port.
Et quand on ne s’appelait pas Billy Wilder ou Fritz Lang, qui ont trouvé refuge à Hollywood (où il y avait tant de Juifs hongrois sur les plateaux de cinéma qu’on s’y parlait en magyar, et où de grands compositeurs autrichiens, tel Erich Korngold, ont créé ce qui est devenu la musique symphonique hollywoodienne)?
C’était, parfois, une question de chance. Beaucoup passaient au travers des mailles du filet car en dépit de leur vigilance les autorités sanitaires ne pouvaient contrôler sérieusement des milliers de personnes (jusqu’à 10 000 certains jours). Comme cette jeune fille venue avec les siens : tous avaient obtenu le sésame sauf elle, marquée à la craie d’une de ces initiales fatidiques dont la plupart ne comprenaient pas le sens. Refusée! Mais son manteau avait une doublure assez propre. Elle l’a retourné, les policiers n’y ont vu que du feu.
L’un de ses descendants vit sans doute aux États-Unis. Ce pays dont Donald Trump, décidé à surfer sur la vague suprémaciste blanche pour revenir à la présidence, vient de dire que les immigrants à peau sombre le « souillent ».