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Billet de blog 20 septembre 2023

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La décision sur l'abaya

Ce texte est la version française d'un commentaire publié le 18 septembre dans le quotidien conservateur autrichien Die Presse. Dans un pays à "laïcité ouverte", il explique pourquoi il faut se concentrer sur des principes plus importants que l'abaya. Le parti d'extrême droite FPÖ, proche de l'AfD allemande et en tête des sondages, prône quant à lui une "forteresse Autriche".

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81% des Français approuvent la récente décision du ministre de l’éducation Gabriel Attal d’interdire en milieu scolaire l’abaya, une longue robe censée cacher les formes féminines, où beaucoup voyaient un défi à la laïcité.

Tout est bien qui finit bien, alors ? Non. Malgré le soulagement de nombre d’enseignants, satisfaits que le pouvoir politique ait tranché, on se retrouvera tôt ou tard devant un problème similaire. Cela fait deux décennies que la France s’acharne à traquer les signes de religiosité excessive à l’école comme dans l’espace public : après le foulard islamique, en 2004, il y eut le burkini sur les plages, le voile intégral dans les rues, le bandana et maintenant l’abaya.

Une minorité d'élèves a été encouragée par des fanatiques islamistes sur les médias sociaux à porter l'abaya. Mais la majorité voulait sans doute surtout "tester les limites"  - un classique de l'adolescence. Je me souviens encore que dans une école catholique de Marseille, au début des années 60, beaucoup de filles sont apparues un matin avec des couettes dans les cheveux, une coiffure que les religieuses venaient d'interdire. Toutes des fans de la jeune chanteuse Sheila, dont les couettes étaient le signe distinctif? Pas du tout. C'était une manifestation silencieuse contre l'interdiction.

Cette guérilla vestimentaire a certes permis de remporter des victoires temporaires, mais ancré chez beaucoup de musulmans, même les plus modérés, l’idée qu’eux avant tout étaient visés. En témoignent les interminables controverses pour savoir si des mères voilées ont le droit ou non d’accompagner des sorties scolaires.

Or on va vers une rupture générationnelle, si l’on en croit les chiffres donnés par François Kraus, directeur du pôle politique de l’Ifop, institut de sondage proche du gouvernement : 60% des moins de 30 ans souhaitent plus de tolérance - et même 74% d’entre eux selon Joachim Le Floch-Imad, directeur de la Fondation Res Publica (dont le fondateur est l'ancien premier ministre Jean-Pierre Chevènement). « La vision d’une laïcité à l’anglo-saxonne semble en hausse » constatait Kraus dans un entretien au Figaro. « Il est possible que dans dix ou vingt ans la loi de 2004 (qui interdit le voile avant l’université) soit remise en question ».

Je suis quant à moi favorable à une « laïcité ouverte », comparable à ce qu’on voit en Grande-Bretagne, en Allemagne ou en Autriche, plutôt qu’à sa version française. À mon avis il y a des batailles plus importantes où il ne faut surtout pas reculer. Exemple : le darwinisme. Que la théorie de l’évolution des espèces puisse être présentée comme une « opinion » parmi d’autres, voire combattue au nom de la foi, est inacceptable. C’est une vérité scientifique. Tout aussi inacceptable est l'antisémitisme, trop souvent déguisé en "antisionisme".

La collision croissante à laquelle nous assistons aujourd’hui vient du fait que nos sociétés européennes ont évolué vers toujours plus d’égalité – entre hommes et femmes, enfants légitimes et naturels, hétérosexuels et homosexuels – alors que la majorité des « nouveaux arrivants » restent attachés à une vision hiérarchisée des rapports sociaux. On aurait tort de croire qu’il s’agit seulement des musulmans : l’Ouganda, qui compte 90% de chrétiens, s’est doté d’une des lois les plus homophobes au monde sous la pression des églises néo-pentecôtistes.

Même dans nos pays la norme égalitariste est récente : 50 ans à peine. Pour les jeunes l’égalité des droits va de soi car ils n’ont jamais rien connu d’autre. Il faut appartenir à ma génération pour mesurer le bouleversement accompli. Dans mon enfance, il était acceptable qu’un homme use d’une « saine violence » envers sa femme ou ses enfants. La « présidente » ou la « colonelle » ne pouvait être que l’épouse d’un président ou d’un colonel. Jusqu’en 1975 un mari allemand pouvait empêcher sa femme de travailler à l’extérieur du foyer (en Autriche: 1974). Dans l’Espagne du général Franco on trouvait des chemises de nuit spéciales nuit de noces, avec un triangle amovible à l’endroit du pubis et brodé autour : Dios lo permite (Dieu le permet). En Italie, il n’était pas possible de divorcer jusqu’en 1970. Etc.

Nous n’avons nulle envie de revenir sur ces conquêtes de l’égalité. Alors que faire lorsque nous sommes confrontés à des tendances que nous jugeons rétrogrades ? Défendre fermement nos valeurs, mais en tenant compte du fait que nos sociétés sont irrémédiablement transformées par le phénomène migratoire. 

18% de la population allemande sont nés ailleurs. Au début des années 1970, l'Autriche se déclarait presque exclusivement catholique, alors que de nos jours s'impose la diversité religieuse : chrétiens orthodoxes, musulmans de toute obédience, bouddhistes, et de plus en plus d'agnostiques ou d'athéistes. C’est un changement majeur, très rapide, sans commune mesure avec les vagues d’immigration précédentes. Un réel défi que nous ne pourrons jamais résoudre avec le fantasme d’une "Forteresse Europe" (ou d'une "Forteresse Autriche").

Car il y a de l’espoir. À côté de terribles régressions (Afghanistan, Iran), beaucoup des gens qui arrivent sur notre continent s’emparent de nouvelles libertés. « Ici, les hommes n’ont pas le droit de nous frapper » disaient des réfugiées afghanes en Allemagne, en 2015, à une journaliste du Monde. Ailleurs qu’en Europe, bien des pays sont travaillés par des pulsions égalitaristes. Au Ghana, en 2023, des gays se promènent au grand jour en se tenant par la main : c’était impensable jadis, même si églises et mosquées qualifient ces comportements de « hostiles à Dieu » et « étrangers aux coutumes africaines ».

Dans le monde musulman émerge un féminisme venu d’en bas et non plus imposé de l’extérieur ou d'en haut, par les élites. Des décennies après l’échec cinglant de la France coloniale, qui avait dévoilé de force au nom du progrès des Algériennes - souvent des domestiques qui pouvaient difficilement refuser -, il y eut celui des États-Unis qui prétendaient apporter la liberté et l'égalité au Moyen-Orient dans les bottes de leurs GI’s, ou encore du président tunisien Ben Ali dont la police pourchassait les étudiantes voilées, avant d'être chassé par une révolution. Depuis un an nous voyons en Iran un mouvement de protestation, où, malgré la dure répression, des sunnites conservateurs s'unissent aux classes moyennes urbaines contre le régime des mollahs. La victoire de ce féminisme n'est pas garantie. Mais il peut aussi être une part substantielle de notre avenir.

Il suffit de regarder le dernier film de la cinéaste tunisienne Kaouther Ben Hania : dans Les filles d’Olfa elle s’interroge sur deux adolescentes qui ont soudain rejoint le jihad (elles sont maintenant en prison en Libye). Mais aussi sur la famille, les rapports entre hommes et femmes, la violence sexuelle, la violence féminine. Il y a quinze ans, un tel film n’aurait pas existé.

Additif au sujet de la catastrophe de Derna:

Les images sont effrayantes. Les médias étrangers sommés de quitter la ville. Et la population endeuillée, abandonnée à elle-même, redoute la répression après les manifestations violentes qui ont visé des responsables corrompus.

Je connais un peu la Libye: Derna, et d'une manière générale toute la région de Benghazi (jadis capitale de la monarchie senoussiya), le Djebel Akhdar (la Montagne Verte), avait déjà du temps de Kadhafi la réputation d'être un foyer d'oppositionnels, d'islamistes radicaux. Le relief karstique se prête, il est vrai, à l'installation de maquis.

Lorsque le sida a infecté des centaines d'enfants à Benghazi à cause d'un grave défaut d'hygiène, vers la fin des années 1990 - et que le régime a voulu faire porter le chapeau à des infirmières bulgares et un médecin palestinien, tout en racontant aux médecins libyens que cet "empoisonnement" était dû au Mossad israélien -, la rumeur a couru, parmi des parents fous de douleur, que "c'est le régime qui a fait ça, pour nous punir". Rumeur évidemment infondée: c'était le résultat de la banale corruption, de la banale et criminelle ignorance. Comme aujourd'hui l'immense catastrophe qui frappe Derna et d'autres villes du Djebel Akhdar.

J'évoque la Libye de cette époque dans mon récit Projet Wotan, publié récemment au Seuil.

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